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meure de ma bonne-maman; les tableaux mouvans du Pont-Neuf variaient la scène à chaque minute, et je rentrais véritablement dans le monde, au propre et au figuré, en revenant chez ma mère. Cependant, beaucoup d'air, un grand espace s'offraient encore à mon imagination vagabonde et romantique. Combien de fois, de ma fenêtre exposée au nord, j'ai contemplé avec émotion les vastes déserts du ciel, sa voûte superbe, azurée, magnifiquement dessinée, depuis le levant bleuàtre, loin derrière le Pont-au-Change, jusqu'au couchant, dorée d'une brillante couleur aurore derrière les arbres du Cours et les maisons de Chaillot ! Je ne manquais pas d'employer ainsi quelques momens à la fin d'un beau jour, et souvent des larmes douces coulaient silencieusement de mes yeux ravis, tandis que mon cœur gonflé d'un sentiment inexprimable, heureux d'être et reconnaissant d'exister, offrait à l'Étre suprême un hommage pur et digne de lui. Je ne sais si la sensibilité du cœur prête à tous les objets une couleur plus vive, ou si telle situation, qui ne paraît point très-remarquable, concourt puissamment à la développer, ou si l'une et l'autre ne sont pas réciproquement cause et effet; mais lorsque je repasse sur ma vie, je suis embarrassée d'assigner aux circonstances, ou à mon caractère, cette variété, cette plénitude d'affections qui marquaient si bien tous les points de sa durée, et qui m'ont laissé un souvenir si présent de tous les lieux où je me suis trouvée.

Cajon avait toujours continué de m'enseigner la musique; il aimait à m'en faire raisonner la théorie ou plutôt le mécanisme; car en étant un peu compositeur, il n'était guère mathématicien, et avait encore moins de métaphysique; mais il mettait quelque gloire à me donner toute sa science. Il s'affligeait presque autant de ma froideur à chanter, qu'il s'émerveillait de ma facilité à suivre un raisonnement. << Mettez donc de l'ame, me répétait-il continuellement; vous chantez une ariette comme les religieuses psalmodient un magnificat. » Le pauvre homme ne voyait pas que j'avais trop d'ame pour la mettre dans une chanson : effectivement je me sentais autant d'embarras pour donner de l'accent à un morceau tendre, que j'en aurais eu autrefois pour lire tout haut à quelqu'un l'épisode d'Eucharis ou d'Herminie. Toujours subitement transformée dans la personne qui était censée s'exprimer, je ne savais point imiter; j'éprouvais le sentiment à peindre; ma respiration était précipitée, ma voix tremblante: il en résultait des difficultés que je ne pouvais vaincre qu'avec effort, par un chant sérieux et plat, car je n'irais pas être passionnée. Mignard, dont ma bonne-maman estimait beaucoup la politesse espagnole, avait commencé chez elle à m'enseigner la guitare; il continua de me donner des leçons à mon retour chez mon père. Il ne m'avait pas fallu beaucoup de mois pour exécuter les accompagnemens ordinaires : Mignard s'amusait à me rendre forte, et je devins effectivement plus habile que lui.

de

Le malheureux en perdit la tête, comme on verra quand il sera temps de le dire. Mozon fut rappelé pour me perfectionner dans la danse, ainsi que M. Doucet pour l'arithmétique, la géographie, l'écriture et l'histoire. Mon père me rendit le burin; il me borna dans un petit genre, auquel il crut m'intéresser en y attachant du profit; car m'ayant mise bientôt en état d'être utile, il me donnait à faire de petits ouvrages dont il partageait le prix avec moi, comptant à la fin de la semaine, suivant le livre qu'il m'engageait à tenir. Cela m'ennuya; je ne trouvais rien de si insipide que de graver les bords d'une boîte de montre, ou de friser un étui; j'aimais mieux lire un bon livre que m'acheter un ruban : je ne cachai pas mon dégoût; je ne fus point contrainte; je fermai les burins, les onglettes, et je ne les ai jamais touchés depuis. Je sortais tous les matins avec ma mère pour aller à la messe, après laquelle nous faisions quelquefois des emplettes; passé ce temps, celui des leçons de mes maîtres et les repos, je me retirais dans mon cabinet pour lire, écrire et méditer. Les longues soirées me firent reprendre l'habitude du travail des mains, durant lequel ma mère avait la complaisance de lire tout haut plusieurs heures de suite. Ces lectures me plaisaient beaucoup; mais comme elles ne me laissaient pas digérer les choses assez parfaitement à mon gré, elles m'inspirèrent l'idée de faire des extraits. Dans mon premier travail du matin, je couchai donc sur le papier ce qui m'avait

le plus frappée la veille; puis je reprenais le livre pour saisir les liaisons, ou pour copier un morceau que je voulais avoir dans son entier. Ce goût devint habitude, besoin et passion. Mon père n'ayant qu'une petite bibliothèque que j'avais épuisée trefois, je lisais des livres d'emprunt ou de louage; je ne pouvais supporter l'idée de les rendre sans m'être approprié ce que j'en estimais le meilleur. Je coulai à fond de cette manière Pluche, Rollin, Crevier, le père d'Orléans, Saint-Réal, l'abbé de Vertot et Mezeray, qui ressemble si peu au dernier; Mezeray, le plus sec des écrivains, mais l'historien de mon pays que je voulais connaître. Ma bonne-maman Bimont n'était plus de ce monde; mon petit-oncle, fixé à Saint-Barthélemy, dans une meilleure place que celle de maître des enfans de choeur, s'était fait pensionnaire du premier vicaire, l'abbé le Jay, qui tenait assez bonne maison, et chez lequel nous allions avec lui les soirs des dimanches et fêtes après l'office.

passer

L'abbé le Jay était un bon vieillard, tout rond de taille et d'esprit, détestable prédicateur, confesseur impitoyable, casuiste, que sais-je encore! mais il entendait fort bien ses affaires : il avait su pousser et établir notaires à Paris ses deux frères, qui faisaient figure dans leur état, alors lucratif et considéré. Lui-même avait appelé, pour tenir son ménage, une de ses parentes, demoiselle d'Hannaches, grande haquenée sèche et jaune, à voix rêche, fort entêtée de sa noblesse, ennuyant tout

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le monde de ses talens économiques et de ses parchemins. Mais enfin c'était une femme, et cela anime toujours la maison d'un prêtre; d'ailleurs elle savait entretenir l'abondance et la propreté sur la table de son cousin, grand amateur en ce genre. L'abbé le Jay trouvait agréable d'avoir un pensionnaire aimable comme l'abbé Bimont; sa table en était plus gaie, sa cousine de meilleure humeur, et sa partie de trictrac immanquable : ma mère et la cousine devinrent partners; quant à moi, qui semble ainsi délaissée, je m'accommodais à merveille de la préoccupation de ces quatre personnes; car l'abbé le Jay tenait salon dans une grande bibliothèque que je mettais à contribution suivant mon bon plaisir. Ce fut une source où je puisai tant qu'il vécut cela ne dura pas trois ans; l'un de ses frères fit de mauvaises affaires; il en perdit l'esprit, languit six semaines, se jeta par la fenêtre et mourut de sa chute. Mademoiselle d'Hannaches, alors en procès pour la succession de son oncle le capitaine, fut accueillie par ma mère, et fit chez elle un séjour de dix-huit mois. Dans cet intervalle, je fus son secrétaire; j'écrivais ses lettres d'affaires; je lui copiai. sa chère généalogie; je dressais des placets qu'elle présentait au premier président et au procureur-général du parlement de Paris, établis administrateurs de pensions fondées par un M. de Saint-Vallier, pour les pauvres demoiselles nobles; et je l'accompagnai quelquefois lorsqu'elle

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