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Aussi, lorsque survenait une disette, les uns se vendaient euxmêmes, les autres émigraient, ou se précipitaient dans le fleuve. Telle était la liberté donnée par Brutus. Que reste-t-il à faire dans un pareil état de choses et lorsque l'oppression est parvenue à l'excès? Ou, comme les nègres de Saint-Domingue, on met le feu aux habitations des maîtres cruels; ou bien, convaincu de la force de l'union, on présente une résistance compacte, et l'on conquiert pas à pas des droits méconnus: ce fut l'œuvre de l'Italie.

Un jour se présente sur la place publique un vieillard couvert de haillons, les cheveux et la barbe hérissés, ressemblant plus à une bête fauve qu'à un être humain ; mais il porte les insignes que lui ont transmis ses aïeux, et sa poitrine est sillonnée de blessures reçues dans vingt-huit combats glorieux. Il raconte que, dans la guerre contre les Sabins, sa maison a été incendiée, ses troupeaux enlevés; alors, accablé sous le poids des charges publiques toujours croissantes, sous celui des dettes augmentées par l'usure, il vendit son champ, puis fut arrêté par un créancier, battu de verges, conduit, non pas à un travail forcé, mais dans un véritable

si l'un des créanciers restait inexorable, il conservait son droit, et pouvait tuer ou mutiler le malheureux.

Il est possible que la loi ne fût jamais appliquée, ou qu'elle le fût rarement; que le débiteur se rachetât en consentant à l'hypothèque de sa personne; que ses parents et ses amis offrissent aux créanciers plus qu'ils n'eussent retiré de la vente de leur débiteur; que les tribuns fussent là pour s'opposer au furieux qui lui aurait refusé toute transaction. Il n'y a pas longtemps encore que la torture et le duel judiciaire étaient autorisés par le droit criminel anglais, et la vente de la femme par son mari l'est encore; pourtant maintes dispositions contraires empêchaient et empêchent de les mettre en pratique.

Une loi du dictateur Pétilius Libo Visolus abolit le nexum, l'an 440 de Rome, interdisant pour l'avenir l'hypothèque de la personne, et la faisant cesser pour tout débiteur qui déclarerait, sous la foi du serment, posséder un avoir suffisant pour se libérer. Ut omnes qui bonam copiam jurarent, ne essent nexi, sed soluti, dit Varron (de Lingua lat., VII, 105). Les addicti ne pouvaient être mis aux fers, sauf le cas où ils auraient été condamnés par suite d'un délit. Nous voyons dans Plaute que le moyen le plus terrible pour se faire payer d'un débiteur était l'addiction ou chartre privée. Tite-Live nous apprend qu'au temps même de la guerre d'Annibal, ceux qui étaient condamnés à la restitution d'une somme étaient jetés dans les prisons comme des criminels.

En Égypte, on donnait pour hypothèque le cadavre de son père, et celui qui ne le retirait pas était noté d'infamie. A Thèbes, en Béotie, le débiteur insolvable était exposé sur la place publique avec une corbeille d'osier sur la tête. Les anciens Italiens le livraient à une bande d'enfants, qui faisaient un grand vacarme, en portant une bourse vide. Saint Augustin raconte (Cité de Dieu, XII, 4) que les mauvais débiteurs étaient exposés en plein soleil. Les villes italiennes du moyen âge pratiquaient envers le débiteur des usages pareils; on l'exposait les jours de marché, etc.

lieu de torture. L'indignation des uns, la compassion des autres, l'intérêt du plus grand nombre, font que le peuple se soulève, et une foule de voix s'écrient: Vainqueurs au dehors, nous sommes au dedans esclaves, endettés et prisonniers.

Ce terrible accord populaire épouvante les sénateurs, qui prennent la fuite. Les insurgés se présentent devant le consul, lui montrent les traces des chaînes et des coups, et réclament la convocation de l'assemblée. La crainte empêche les sénateurs de s'y rendre, ce qui fait croire aux plébéiens qu'on les abuse. Les patriciens essayent tour à tour de la violence, avec Appius Claudius, ou de la condescendance, avec Servilius, son collègue; mais ni l'un ni l'autre, ni Valérius, élu dictateur, ne parviennent à apaiser la multitude. Les patriciens regardèrent donc comme un bonheur l'irruption des Volsques, contre lesquels ils envoyèrent les plébéiens, en leur promettant que toute exécution contre les débiteurs sous les armes serait suspendue. Les plébéiens se laissent persuader, le serment est prononcé, et ils partent ; mais bientôt, s'apercevant du piége, ils proposent, afin d'éluder le serment de fidélité prêté à leurs chefs, d'égorger les consuls qui l'ont reçu. Toutefois l'avis plus modéré d'enlever les aigles, qu'ils ont juré de ne pas abandonner, prévaut, et ils vont se poster sur le mont qui depuis fut appelé Sacré. Établis dans cette position, ils conservent une at- Retraite sur le titude menaçante; ne croyant plus aux fables ni aux flatteries, ils réclament des conditions suffisantes, et l'élection de deux tribuns (1) pour la protection de leurs personnes et de leurs intérêts.

Les tribuns n'eurent, dans le principe, que le droit d'assister aux délibérations du sénat, sans participer au gouvernement; mais ils avaient pour mission de représenter la commune des plébéiens, de protéger sa liberté, et d'apposer leur veto aux décisions du sénat: liberté négative, limitée à un seul mot, contrainte parfois à s'arrêter sous le vestibule du sénat, mais sacrée, parce que la personne des tribuns est sacrée. Leur magistrature deviendra très-puissante, grâce à la force expansive inhérente aux institutions libérales; elle créera le véritable peuple, et, lorsqu'elle sera exercée par des hommes de sens et d'énergie, par un Tibérius Gracchus, elle sera plus profitable que les chartes de nos jours, et le plébéien romain lui devra de s'élever à toute la dignité d'homme.

Si les patriciens sacerdotaux avaient distrait et dompté la

(1) Junius Brutus et Sicinius Bellutus. Voilà encore Brutus, c'est-à-dire le serf rebelle de la révolution contre les Tarquins,

HIST. UNIV. - T. II.

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mont Sacré.

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Tribuns.

Colonies.

plèbe à force de l'employer à des constructions, les patriciens guerriers parvinrent au même résultat au moyen des guerres. De là, des batailles sans fin, dont nous épargnerons au lecteur les fastidieux détails. Qu'il nous suffise de dire que, le Latium étant divisé entre deux ligues, celle des Volsques et des Èques d'un côté, celle des Latins et des Herniques de l'autre, les Romains se réunirent à la seconde, exterminèrent la ligue rivale, et étendirent le nom de Latium jusqu'aux frontières de la Campanie. De telles conquêtes ne ressemblent point à celles qui sont accomplies par la fougue momentanée des Asiastiques et des Grecs; elles sont poursuivies, durant deux siècles, avec une lenteur calculée, un courage indomptable dans les revers, une infatigable activité, qui, dans la paix même, se tient prête au combat, attentive à profiter de tous les événements qui peuvent assurer le succès d'une guerre (1).

Les batailles n'empêchaient pas que, de temps à autre, les plébéiens n'élevassent la voix pour demander l'ager, nom sous lequel les pauvres entendaient du pain, et les riches, des droits. Le sénat offrait alors des terres éloignées enlevées aux vaincus, ou en dehors de la ligne sacrée, et qui, par cette raison, ne conféraient pas la participation aux auspices, ni en conséquence les droits de citoyen. Les pauvres s'y rendaient en colonies, et ces établissements contribuèrent à étendre et à soutenir la puissance romaine.

Quand on voulait envoyer au dehors une colonie, le peuple rassemblé faisait le choix des familles qui devaient en faire partie; on leur distribuait à chacune une portion du territoire conquis, et toutes s'y rendaient organisées militairement, sous la conduite de trois chefs, triumvirs. Une fois que la colonie était rassemblée à l'endroit déterminé par les augures, on commençait avant tout par creuser une fosse, au fond de laquelle on déposait de la terre et des fruits apportés de la patrie; puis on traçait avec une charrue au soc d'airain, traînée par un boeuf et par une génisse, l'enceinte de la cité future, selon qu'il avait été réglé par les aus

(1) « Il y aura paix entre les Romains et les cités du Latium, tant que dureront le ciel et la terre. » DENYS D'HALICARNASSE, I. C'était une confédération militaire : dix cités d'abord, puis trente, ensuite quarante-sept, envoyèrent des députés à la Fontaine de Férentinum, pour traiter des intérêts communs. Dans la suite, la réunion dite Feriæ latinæ se tint sur le mont Aventin et au Capitole. Voy. FESTUS, au mot Prætor ad portam. Le jus Latii consistait dans le droit de mariage entre les deux peuples, connubium, et dans le commercium, qui renfermait la vendicatio et cessio in jus, la mancipatio et le nexum. Voy. HAUBOLD, Institutiones, avec des additions précieuses par C. E. OTтo; Leipsick, 1826.

pices. Les colons suivaient la charrue, approfondissaient le sillon, et formaient un retranchement avec la terre qui en sortait. Le bœuf et la génisse étaient enfin immolés à la divinité que la colonie choisissait pour protectrice spéciale.

Le sénat avait soin que rien dans la colonie ne fût en apparence différent de ce qui existait dans la métropole. Là aussi l'augure et l'arpenteur déterminaient la distribution de la cité et du champ de chacun, abattaient les bornes et les tombeaux des anciens propriétaires. Les duumvirs tenaient lieu de consuls, les quinquennaux de censeurs, les décurions de préteurs. La colonie était gouvernée en république ou commune plébéienne, et fournissait à Rome des levées de troupes; du reste, elle ne devait être qu'une pépinière de soldats, puisque Rome restait l'arbitre seule de la guerre. Ces colonies ne se rendaient pas indépendantes, comme les cités grecques, à mesure qu'elles acquéraient de la puissance; elles ne constituaient réellement qu'une extension de la métropole. On voyait encore s'élever à côté d'elles d'autres établissements formés par de nouveaux étrangers qui, adoptés sous le nom de municipes, avaient moins de faste et plus d'indépendance; mais les uns et les autres se tenaient agglomérés autour de Rome, unique souveraine ressemblant à un patriarche au milieu de sa famille (1).

Si cet exil déguisé donnait satisfaction aux besoins des plus pauvres, il n'abusait pas les plébéiens, qui aimaient mieux demander des terres à Rome que d'en posséder à Antium (2), et qui réclamaient le champ consacré par les auspices dans les environs de la métropole. Ainsi commencèrent à se manifester les prétentions relatives à la loi agraire, qui comprenait deux propositions Lol agraire. distinctes la première, qui avait pour objet d'admettre les plébéiens à posséder dans l'enceinte du territoire sacré, ce qui conférait le droit des auspices, source de tous les autres droits civils (3); la seconde, de répartir équitablement les terres conquises au prix du sang du peuple tout entier, et usurpées par les seuls patriciens.

Un jeune patricien, qui avait pris son surnom de la ville vaincue de Corioles, ennuyé de ces prétentions, ouvre l'avis d'affamer la

(1) Au temps d'Annibal, les Romains avaient cinquante-trois colonies en Italie, Voy. HEYNE, de Romanorum prudentia in coloniis regendis. — De veterum coloniarum jure ejusque causis. Opuscula, vol. I et III.

(2) Tite-Live, III, 1 : Multitudo poscere Romæ agrum malle, quam alibi accipere.

(3) Dans le moyen âge, comme dans l'antiquité, celui qui possédait pouvait.

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multitude et de la contraindre ainsi à se taire. La proposition se divulgue, la plèbe s'irrite, les tribuns rassemblent les comices par tribus, et Coriolan est condamné à l'exil. Il s'en vengera en appelant les armes étrangères contre sa patrie; mais le coup est porté, et le patriciat cesse d'être inviolable: à côté des assemblées Comices par par centuries s'élèvent les assemblées par tribus, convoquées et présidées par les tribuns, et pour lesquelles il n'est pas besoin d'auspices. La commune plébéienne autorise les tribuns à y faire des propositions, premier moyen qui devait leur donner grande influence dans la législation.

tribus.

Ceux qui s'opposaient à la loi agraire, Titus Ménénius, Spurius Servilius, et jusqu'aux consuls Furius et Manlius, furent cités devant les comices par tribus. Les patriciens s'effrayèrent de ce coup de vigueur, et le tribun Génutius fut trouvé mort la veille du jugement des accusés; c'était par de semblables expédients que l'aristocratie se débarrassait souvent de ses antagonistes les plus énergiques (1).

Leur chef abattu, les plébéiens étaient au moment de se disperser, et de se courber sous le joug en se laissant entraîner à la guerre, lorsque le plébéien Voléro s'oppose à ce qu'on l'inscrive sur le rôle; la plèbe le seconde, le nomme tribun, et lui donne pour collègue Létorius, qui disait : Je ne sais pas parler, mais ce que j'ai dit une fois je sais le faire. Réunissez-vous demain ; je mourrai sous vos yeux, ou je ferai passer la loi. Mais les patriciens se présentent à l'assemblée entourés de leurs clients, et la dureté inflexible d'Appius Claudius fait encore une fois rejeter la loi agraire. Que fait la plèbe? elle se laisse battre par l'ennemi, et supporte docilement la décimation à laquelle on la condamne (2); mais Appius, cité devant les comices par tribus, n'échappe à la condamnation de la commune plébéienne qu'en se laissant mourir de faim.

A quoi se réduisaient les prétentions de cette plèbe que l'on nous dépeint comme l'ennemie turbulente des anciennes institutions? à réclamer le droit de posséder, et de contracter des mariages solennels, reconnus par la loi, comme ceux des nobles euxmêmes (3). Les patriciens, au contraire, voulant conserver leurs

(1) DION CASSIUS le dit positivement (Exc. de Sent.) : Ol evñátpidai pavepõs μὲν οὐ πάνυ... ἀντέπραττον, λάθρα δὲ συχνοῦς τῶν θρασυτάτων ἐφόνευον. « Les nobles ne résistaient pas beaucoup ouvertement, mais ils se débarrassaient traîtreusement de leurs adversaires les plus audacieux, »

(2) On en mettait un à mort sur dix.

(3) C'est ce que signifie Tentaverunt connubia patrum, non pas : Ils cher

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