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« droie et gauchiroie, et pis m'en adviendroit, je me signai; « je m'agenoillai au pié de l'un d'eulx, qui tenoit une « hache a la main et di: Ainsi mourut sainte Agnès. » En ce même moment le connétable de Chypre, Gui d'Ibelin, à genoux, se confessait aussi à Joinville, qui lui dit : Je vous absols comme Dieu m'a donné de tel pouvoir; mais, ajoute Joinville, quand je me levai d'illec il ne me souvint oncques de chose que il m'eust dite ne racontée.

Enfin, après bien des alternatives cruelles qui mirent à chaque instant la vie des chrétiens en péril, le roi, par un accommodement, obtint sa délivrance, ainsi que celle de ses barons, en payant une forte rançon et en livrant Damiette. Trente mille livres manquaient pour compléter la somme. Joinville conseilla à saint Louis de les demander au commandeur du Temple; mais celui-ci, s'étant refusé à les donner, Joinville, du consentement du roi, revint les exiger. « Dès que je fus descendu, dit-il, là où le trésor a estoit, je demandai au trésorier du Temple qu'il me baillast << les clefs d'une huche qui estoit devant moy, et lui, qui me << vit maigre et descharné de la maladie et en l'habit que « j'avois porté en prison, dit qu'il ne me les bailleroit nulles. <«<Lors ayant regardé une cognée qui gisoit illec, si la «<levai, et dis que je en ferois la clef du roi. Ebahi de ma << resolution, les clefs me furent alors données. »

Si, dans cette croisade, l'animosité des Musulmans fut grande, et si l'enthousiasme religieux fit de nombreuses victimes, le récit de Joinville et celui des historiens arabes nous montrent cependant quelques traits de générosité et d'humanité qui contrastent avec tant d'horreurs. C'est ce que Voltaire a remarqué. « Le nouveau soudan Almoadan, dit-il, avait certainement de la grandeur d'âme; car le roi

Louis lui ayant offert pour sa rançon et celle des prisonniers un million de bezants d'or, Almoadan lui en remit la cinquième partie '. »

On lit dans l'historien Aboulfarage que le sultan apprenant que la reine, femme du roi de France, qui était res-` tée à Damiette, était accouchée d'un fils, envoya de riches présents à la mère, avec un berceau d'or et des vêtements magnifiques pour l'enfant. Aboulmahassen parle de traitements honorables faits au roi de France par le sultan.

« Lorsqu'en vertu du traité, dit Voltaire, les troupes françaises qui étaient dans Damiette rendirent cette ville, on ne voit point que les vainqueurs fissent le moindre. outrage aux femmes. On laissa partir la reine et ses bellessœurs avec respect. Ce n'est pas que tous les soldats musulmans fussent modérés : le vulgaire en tout pays est féroce. Il y eut sans doute beaucoup de violences commises, des captifs maltraités et tués ; mais enfin j'avoue que je suis étonné que le soldat mahométan n'ait pas exterminé un plus grand nombre de ces étrangers qui, des ports de l'Europe, étaient venus sans aucune raison ravager l'Egypte. >>

Cependant, d'après la lettre de Pierre Sarrasin, les Musulmans auraient fait périr à Damiette un grand nombre de chrétiens qui ne voulurent pas renier leur foi, et leur auraient même fait souffrir divers supplices. En effet Makrisi rapporte que lorsque les musulmans entrèrent dans la ville, ils coururent au pillage et massacrèrent les prisonniers qui n'en étaient pas encore sortis, et que, pour faire cesser ce carnage et mettre dehors ces bandes féroces, on dut se battre contre elles.

Essai sur les mœurs, chap. LVIII.

Cet historien arabe dit ailleurs que le roi ramena en France douze mille cent dix soldats chrétiens qui avaient été retenus captifs au Caire. L'espoir d'obtenir une forte rançon leur sauva probablement la vie.

On ne peut se dissimuler que les guerres en Orient eurent toujours un caractère moins humain qu'en Europe. La vie des hommes compte pour peu de chose dans l'Orient. Aucun des grands conquérants qui ont marqué leur sanglant passage dans le monde et dans l'histoire n'a été moins cruel que Napoléon, et cependant à Jaffa, après la révolte de cette ville, les terribles nécessités de la guerre l'obligèrent, vu le manque de vivres et de moyens de transporter par mer les prisonniers, de les faire fusiller en grand nombre. Les Arabes qui m'ont montré, en 1816, l'emplacement où ce massacre se fit, n'en témoignaient ni douleur ni ressentiment. Les événements tout récents de l'Inde et la vengeance exercée par les Anglais sur la population de Delhi en sont une nouvelle preuve.

Joinville suivit le roi en Syrie, mais la maladie l'avait tellement affaibli qu'en débarquant à Saint-Jean-d'Acre, il pouvait à peine se tenir sur l'un des palefrois de la suite du roi. Saint Louis l'envoya chercher pour diner à sa table, où il se rendit couvert de ce même et unique manteau que lui avait donné sa mère et qu'il avait pu conserver pour tout équipage. Le roi lui reprocha d'avoir tardé à le venir voir, et lui commanda si chier comme j'avoie s'amour, de seir (s'asseoir) désormais à sa table soir et matin. Logé dans la maison du curé de Saint-Michel à Saint-Jean-d'Acre, sa

On peut en lire le triste récit dans les Mémoires pour servir à l'histoire des expéditions en Égypte et en Syrie, par J. Miot, 2o édit.; Paris, Lenormant, 1814.

maladie empira; il n'avait personne pour le soigner, tous ses gens étaient malades, et la mort, nous dit-il, était sans cesse présente à ses yeux. Chaque jour on apportait plus de vingt morts au couvent, et, en entendant retentir à ses oreilles le Libera me, Domine, il se mettait à pleurer priant Dieu de le sauver lui et sa gent.

Rien de plus touchant que ces confessions naïves d'un guerrier de grand cœur qui ne saurait farder la vérité. Joinville a cela de commun avec les héros d'Homère et avec tous les hommes chez qui le naturel n'est pas encore comprimé par ce qu'on appelle le sentiment des convenances nous fait assister à ses joies, à ses tristesses et aux moments de découragement qu'éprouve son âme au souvenir de ceux qu'il a quittés, et qu'il craint de ne plus revoir.

II

Dans le conseil que le roi assembla pour décider s'il devait retourner en France, ou prolonger son séjour en Terre sainte, et où il exposa à ses barons avec une noble simplicité les motifs pour et contre ce départ, Joinville appuyant l'opinion du comte de Jaffa, soutenue aussi par le maréchal de France, Guillaume de Beaumont, et par le sire de Courtenay, s'opposa au départ, attendu que, selon les paroles mêmes du roi, une fois le roi parti, les pauvres prisonniers laissés en Egypte ne seroient jamais délivrés et que chacun imitant son exemple, la Terre sainte seroit

· Ἀγαθοὶ δ ̓ ἀριδάκρυες ἄνδρες, les larmes prouvent la bonté du cœur! Cet antique proverbe cité souvent par Eustathe au sujet des héros d'Homère ne saurait mieux s'appliquer qu'à Joinville; le lecteur est ému par ses larmes. Dans Virgile, dont la poésie est plutôt l'expression de l'époque où il écrit que celle des temps primitifs qu'il a voulu représenter, les larmes versées si abondamment par Énée ne semblent plus assez héroïques aux peuples civilisés; et cependant Énée est contemporain d'Ulysse et d'Achille,

abandonnée. Joinville avait dit au légat que tout chevalier pauvre ou riche seroit honni à son retour se il laissoit en la main des Sarrasins le menu peuple de Nostre-Seigneur, en laquelle compagnie il estoit allé. Les douze autres membres du conseil s'élevèrent contre l'avis de Joinville et le déclarèrent insensé, le légat s'en montra même très-courroucé, et l'animosité générale que suscita contre lui son énergique résistance fut telle que le nom de poulain lui fut donné, terme de mépris par lequel on désignait les chrétiens nés d'un sarrasin et d'une femme franque 1. Le roi ayant gardé le silence, Joinville sortit tout triste du conseil et se vit l'objet de nouvelles attaques et de nouveaux sarcasmes. Au repas qui suivit, le roi, contre son habitude, ne lui parla pas tant comme le manger dura, ce qui,

Il est très-probable que Joinville n'a jamais lu Homère; et rien, dans ses écrits, ne semble indiquer la moindre velléité d'imitation; mais lorsque la simplicité des mœurs laisse encore aux sentiments humains leur naïveté primitive, la similitude des situations se reproduit toujours la même en vivacité et en énergie d'expression. Le tableau que nous a offert Joinville de l'apparition de saint Louis nous rappelle, soit Achille se montrant sur les remparts des Grecs, soit Ulysse si bien dépeint par Hélène lorsqu'elle le signale au vieux Priam. Ïci, dans cette délibération où les chefs discutent, en présence du roi, s'il convient de quitter ou non la Terre sainte, on croit assister à l'un de ces conseils où, en pareille circonstance, Achille et Agamemnon ne s'épargnent pas des injures qui ont blessé le goût délicat de Lamotte et de Perrault, quoiqu'elles ne dépassent pas en grossièreté celles des chefs des croisés. Ainsi, dans son emportement pour quitter la Terre sainte et retourner en France, Jean de Beaumont, l'oncle du roi, interpellant son cousin Guillaume de Beaumont, qui, avec Joinville, s'opposait à ce lâche départ, lui dit : « Orde longaigne (puante latrine, ou sale excrément), que voulez-vous dire? Raseiez vous tout quoy. »

Quant au mot de poulain, ce doit être la traduction du mot grec Tоúλoç, fils, enfant de. C'est ainsi qu'on désigne en grec le fils d'un Turc et d'une mère grecque par le nom de τоυрxоñoúλoç.

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