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coordonnée et parfois tellement vivante, qu'on serait tenté de la croire écrite en face même des événements qu'elle raconte. Je ne lui trouve qu'un défaut sérieux, qui est moins le fait de l'auteur que du milieu dans lequel il a travaillé c'est qu'il n'a évidemment pas eu sous les yeux les documents les plus décisifs sur l'histoire de la traite contemporaine. Pour ne parler que du Nil, il n'a pas connu le réquisitoire énergique du docteur Hartmann, publié en 1862, sous le titre de Menschenhandel in Ost Afrika, les marchés de chair humaine de l'est Afrique. Il dit, en quelque endroit, que je n'ai pas visité le théâtre même de la traite. Les citations me prouvent qu'il n'a lu de moi que les esquisses anecdotiques que j'ai données au Tour du monde et deux ou trois lettres publiées dans notre Bulletin. Je dois regretter qu'il n'ait pas lu dans la Revue des deux mondes un travail tout spécial que j'y ai fait paraître en 1862 sur la traite au Soudan. J'ai donné un certain nombre de documents et de faits recueillis de visu, où il eût trouvé amplement à puiser. Pour en finir tout de suite avec ma personne, qui n'a rien à faire dans cette question, je ne comprends pas bien que M. Berlioux ait parlé (p. 142) d'un débat engagé entre le docteur Debono et moi sur les affaires du Nil. Le genre d'estime que je professe pour les marchands d'hommes du Nil Blanc ne m'eût jamais permis d'accepter avec eux un débat sur le pied d'égalité. J'étais leur juge à un double titre : comme consul, je les ai poursuivis; comme publiciste, je les ai dénoncés dans un réquisitoire qui a eu quelque publicité et pas de contradicteurs. J'ai vaguement appris depuis que j'avais été attaqué dans deux ou trois pamphlets écrits en mauvais italien; mais il est inutile de s'occuper de ces misères.

Je ne veux vous parler aujourd'hui que de la partie de l'ouvrage qui traite de la région du Nil; grâce à l'abondance des documents, c'est la plus étendue du livre

(160 pages sur 340). M. Berlioux croit reconnaître trois périodes distinctes dans la traite au Soudan oriental: la période de la traite laissée au libre arbitre des individus ; celle où le gouvernement égyptien se substitue aux particuliers et la fait pour son compte ; celle, enfin, où il paraît consentir à y renoncer et où elle prend forcément une allure de commerce interlope. Je ne suis pas entièrement d'accord avec l'auteur sur cette classification, au moins pour la troisième période, que je diviserais volontiers en deux. Dans la première, qui dure environ sept ans, de 1856 à 1863, le gouvernement du Caire, qui était de trèsbonne foi (c'était sous Saïd-pacha), mais fort mal servi et trop indolent pour surveiller les malfaiteurs, laissa faire comme si jamais il n'y avait eu de firmans abolissant la traite. Le mal atteignit des proportions effrayantes et fit ouvrir les yeux aux plus aveugles. Les consulats généraux d'Alexandrie, harcelés de rapports de leurs subordonnés ou de leurs nationaux, prirent des mesures énergiques contre la traite qui se faisait sous leurs pavillons, et pressèrent le nouveau vice-roi de mettre un terme à celle que faisaient ses sujets. La question entre ici dans une phase où je demande à être dispensé de la suivre, car je ne pourrais aller plus loin sans mettre en cause l'Égypte et la Turquie, que je regarde fermement comme les deux grandes puissances esclavagistes de ce temps. M. Berlioux, après avoir calculé notamment que le Nil et la mer Rouge lancent annuellement 30 000 à 40 000 esclaves noirs dans la circulation, fait un appel pressant aux puissances européennes, aux États musulmans, et en définitive à l'opinion publique, pour fermer cette plaie honteuse. J'avoue ne guère partager son optimisme et son espoir. L'opinion publique est, sur ce sujet, hésitante, ignorante, tirée en sens contraire par des plaidoyers plus ou moins intéressés. Les gouvernements européens professent, pour les grandes questions d'humanité, une sympathie incon

testable, mais passablement platonique. Quant aux États orientaux, comment espérer un instant qu'ils adhéreront autrement que sur le papier à tout ce qui pourra se faire contre un crime social qui est une des bases essentielles de l'islamisme? La traite orientale durera autant que l'islam, et l'islam puise sa force et ses chances de durée dans le triste état social des populations qu'il gouverne. Les barbares ne peuvent s'accommoder que de cultes barbares, et c'est une des raisons pour lesquelles l'islam fait aujourd'hui tant de progrès chez les nègres, tandis que le christianisme, évidemment supérieur, n'en fait à peu près aucun.

Je suis loin, on le voit, de l'optimisme de M. Berlioux; mais cela ne m'a pas empêché de lire, après tant de livres sur l'Orient, que je ne veux pas qualifier, le livre intéressant, sérieux, sain et instructif de M. Berlioux. Je le recommande avec confiance au public comme l'exposé le plus complet, le plus sérieux et le plus attrayant à la fois, de la question actuelle (trop actuelle, hélas!) qu'il a voulu aborder.

Communications, etc.

EXTRAIT D'UNE LETTRE DE M. DE BIZEMONT, LIEUTENANT DE VAISSEAU, A M. LE MARQUIS DE CHASSELOUP-LAUBAT, PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ (1).

Berber, 30 juin 1870.

Monsieur le président,

J'ai l'honneur de vous informer que je suis arrivé à Berber depuis le 6 juin. La traversée du désert a été très-dure; le thermomètre montait à 48 degrés sous la tente, et il fallait marcher dix-huit heures par jour, car nous ne devions trouver d'eau qu'à El-Mourad, et les chameaux ne pouvaient aller plus de trois jours sans boire ni manger. J'avais préféré faire halte pendant le jour pour éviter la marche au grand soleil; mais avec la chaleur accablante de la journée, il était impossible de dormir. Je suis donc arrivé complétement exténué à Abou-Hamed.

Tous mes instruments ont un peu souffert de cette traversée, mais aucun d'une manière grave, à l'exception du chronomètre, qui s'est arrêté. Je l'avais cependant donné à porter à la main à un chamelier qui faisait la route à pied, lui promettant une bonne récompense si l'instrument arrivait à bon port; mais, dès la troisième nuit, il s'est arrêté à quatre heures du matin. Sans doute, mon homme sera monté sur un chameau, espérant bien que je ne m'en apercevrais pas. Je ne pourrai donc pas

(1) Voyez la lettre précédente (Korosko, 21 mai 1870) au Bulletin de juin 1870, p. 490.

calculer directement les longitudes de Berber et de Khartoum, comme j'espérais le faire. Du reste, il est bien évident pour moi maintenant que, même le chronomètre ne s'arrêtant pas, sa marche diurne se serait trouvée si sensiblement affectée que je n'aurais pu avoir aucune confiance dans ce genre d'observation. Je dois donc en revenir aux distances lunaires et aux éclipses des satellites de Jupiter.

Je n'ai pu avoir aucune bonne observation barométrique dans le désert; mon baromètre anéroïde donnait de mauvaises indications, et je craignais trop de casser mon baromètre à mercure pour oser le sortir de l'étui où il était emballé avec soin. Grâce à mon domestique nègre, à qui je l'avais confié, ce dernier instrument est arrivé en parfait état.

A Abou-Hamed, j'appris que Giaffer-pacha, gouverneur général du Soudan, se trouvait à Berber, et avait donné ordre de l'informer immédiatement de mon arrivée sur le Nil pour se tenir prêt à me recevoir. Après deux jours de repos, je me suis remis en route et suis arrivé à Berber, le 6 juin au matin. J'ai trouvé, en arrivant, la meilleure maison de la ville, parfaitement disposée pour mon usage, et un accueil très-cordial de la part de S. E. Giafferpacha.

C'est au prix de difficultés énormes que sir Samuel Baker a pu partir de Khartoum le 24 février. Mais il était déjà trop tard; arrivé à Fachonda, un peu avant le Bahr-el-Ghazal, il a été arrêté par la végétation, qui, en cette saison, obstrue complétement le cours du Nil. Il y est encore, et l'on affirme que, les vents du sud aidant, ses bateaux à vapeur étant trop faibles pour prendre tout le matériel, et ne trouvant d'ailleurs pas de bois pour chauffer, il ne pourra faire route pour Gondokoro avant la fin du mois de septembre. Il est fort à craindre que son armée, obligée de camper au milieu.

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