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Mogador, mai 1870.

Peu de temps après mon arrivée à Mogador, en mars 1866, j'appris, non sans étonnement, que plusieurs Israélites du Maroc vivaient et trafiquaient librement à Timbouktou depuis quelques années, Le fait, simplement affirmé d'abord par divers marchands indigènes qui ne purent ou ne voulurent me donner aucuns détails, me fut enfin entièrement confirmé par l'associé même du principal de ces Israélites, qui me communiqua sa correspondance, et m'offrit ses services. «Mon associé de Timbouktou, me dit-il, le rabbin Mardochée, est protégé français, et, si vous le voulez, il se fera un devoir de venir lui-même vous donner ici tous les renseignements que vous désirez. »

Quelque vif, en effet, que fût dès lors mon désir de voir et d'entendre le rabbin Mardochée, je ne crus point devoir, pour divers motifs, hâter son retour, et je l'ai patiemment attendu de saison en saison et d'année en année, jusqu'au mois d'août dernier.

Cet homme, que je viens de garder en quelque sorte chez moi durant plusieurs semaines, me paraît avoir fait, sans s'en douter, une grande chose en ouvrant les portes de Timbouktou à ses coreligionnaires, qui, dans ces contrées barbares, ont été partout et sont encore journellement les pionniers de la tolérance religieuse et du commerce. Aussi ne pouvais-je me lasser de lui faire raconter son histoire Pauvre Juif, né dans un pays presque sauvage, à Akka (1), il se sent pris, à l'âge de neuf ans, d'un

(1) Akka et Tatta sont deux oasis distantes l'une de l'autre d'une journée de marche, et composées de quelques tchours, séparés entre eux par des jardins et des champs cultivés. Akka, la plus importante, est do

désir irrésistible de voyager et de s'instruire; il part sans guide, sans argent, et à la grâce de Dieu; il met trois ans pour traverser Mogador, Tanger, Gibraltar, Marseille, Salonique, Constantinople, Smyrne, Jaffa, et il atteint Jérusalem, où il se livre à l'étude avec une ardeur qui lui fait gagner, en quatre années, le grade de rabbin ; alors, il se voue à l'enseignement, et de synagogue en synagogue, il séjourne un an à Alep; il parcourt, pendant trois ans, la Syrie et l'Égypte; pendant trois ans encore, la Tunisie, puis l'Algérie, et il reste quatre ans maître d'hébreu à Alger même, d'où il revient enfin à Mogador, en 1858, muni d'un passe-port français.

A son retour à Akka, il retrouve son vieux père et ses frères plus misérables encore qu'autrefois, et son parti est bientôt pris; il rapportait avec lui quelque argent; il en remet une partie à sa famille, convertit le reste, un millier de francs environ, en marchandises, et il se met en route pour le Soudan, accompagné d'Isaac, son plus jeune frère, sans se préoccuper à l'avance des difficultés qu'il prévoit, des périls qui l'attendent... Mais je dois iti lui céder la parole; car, bien que ses récits fussent empreints d'un accent de vérité qui m'avait suffisamment saisi pour me permettre de les rapporter avec assurance, j'ai tenu, néanmoins, à ce qu'il écrivît lui-même un résumé de ses aventures, et, aujourd'hui, je crois ne pouvoir mieux faire que d'offrir à la Société de géographie ce document que je me suis appliqué à traduire littéralement, comme il suit, en me bornant à y joindre quelques annotations qui seront lues, je l'espère, avec un égal intérêt.

minée par la tribu des Brybet, Berbères. Tatta appartient aux Ida ou Belal arabes il n'y a des Juifs qu'à Akka, environ une quarantaine de familles disséminées dans trois tchours.

A. B.

TRADUCTION DE L'ARABE.

(Écriture hébraïque.)

Celui qui écrit témoigne que le récit qui va suivre ne contient pas la soixantième partie de ce qui lui est arrivé et de ce qu'il a vu. Le lecteur intelligent le comprendra : c'est un résumé destiné à la Société de géographie de France, que Dieu fortifie son gouvernement et élève sa parole! Amin!

A M. Auguste Baumier, consul de France à Mogador (après les compliments d'usage). Voici, monsieur le consul, les renseignements écrits que vous m'avez demandés pour les communiquer à votre gouvernement magnifique et élevé jusqu'au ciel et à la Société impériale de géographie, à Paris, etc., etc. (Louanges d'usage.)

:

Je suis Israélite et je me nomme Mordokhaï (Mardochée) Aby Serour. Depuis l'âge de neuf ans jusqu'à vingt-sept ans, j'ai grandi sur les terres des Français et de Jérusalem à Salonique, à Stamboul, à Smyrne, à Constantine et dans toute l'Algérie. Alors je suis revenu au Maroc, dans mon pays natal, à Akka, situé près des hautes montagnes qu'on nomme Doubany, et ayant retrouvé là mon vieux père vivant dans la misère, j'ai résolu de travailler pour lui, et je m'en suis allé dans la contrée des Noirs. Je vais vous dire la route que j'ai suivie, et ce qui m'est arrivé avec les habitants de ce pays, pendant le voyage et à cause de mon entrée chez eux.

Nous sommes partis d'Akka (avec mon frère Isaac), montés sur des chameaux, et emportant avec nous une provision d'eau pour six jours, au bout desquels nous sommes arrivés à Tendouf, après avoir traversé un grand nombre de collines et de plaines, des dunes de sable et

des hameida (1). On ne trouve point d'eau durant toute cette route, qui est peu sûre, d'ailleurs, à cause du grand nombre de pillards qui la fréquentent. De Tendouf (2), nous avons marché à chameau pendant dix jours pour arriver à Yguîdy.

Yguidy (dunes en berbère) est le nom d'une zone de dunes de sable rougeâtre dont la largeur est de trois journées de marche à chameau, et la longueur inconnue; elle commence à l'Océan, mais l'autre extrémité se perd dans la direction du soleil levant. Il y a là un grand nombre de dattiers et beaucoup de puits peu profonds (1 à 2 mètres). Partout où il y a des palmiers, il est à peine nécessaire

(1) Hameida, plateau aride et désert: M. H. Duveyrier écrit Hamad ou Hamada, plateau large, plat et bas. Les deux définitions complètent sans doute le vrai sens du mot, dont la racine est, d'ailleurs, Hamada, v. 3. étre sans végétation, se dit de la terre qui offre comme un aspect de mort (Kasimirski). A. B.

(2) Tendouf ou Tindouf, ville nouvelle fondée en 1852, par Bel-Hamedj, marabout des Tadjacants, qui la gouverne aujourd'hui encore. Ce BelHamedj, lettré et lépreux, déjà fort avancé en âge, et désirant finir ses jours en solitaire, s'était fixé en cet endroit, auprès d'une source d'eau douce et de quelques dattiers qui devaient suffire à tous ses besoins. Mais, cette retraite n'ayant fait qu'augmenter la vénération que lui valaient déjà sa naissance, sa science et son infirmité même, il vit bientôt accourir une multitude de fidèles qui venaient lui demander sa bénédiction et ses leçons, et dont un certain nombre finit par s'établir autour de lui. Ce lieu devint, dès lors, une halte et un refuge pour les caravanes et pour les voyageurs isolés. Aujourd'hui Tendouf est une véritable petite ville, ayant une mosquée dont le minaret s'aperçoit de très-loin, une centaine de maisons, et des rues entières bordées de boutiques. Une irrigation intelligente a transformé les environs en jardins et en champs cultivés. C'est désormais le point de ralliement de la grande caravane annuelle qui part pour Timbouktou à la fin de septembre et revient en avril, et le premier marché où les commerçants les plus actifs du sud du Maroc vont attendre les retours du Soudan. Aussi crois-je ne point me tromper en regardant comme très-intéressant d'appeler l'attention sur cette nouvelle ville qui s'agrandit chaque année, et qui est aujourd'hui, déjà, le centre le plus important du Sahara marocain. A. B.

de creuser pour trouver de l'eau, et cette eau devient de plus en plus saumâtre et salée dans la direction de l'Océan, et de plus en plus douce en remontant vers l'est. Il y a des vestiges de constructions fort anciennes; la tradition rapporte que, dans le temps, la plus grande partie de la population de cet endroit fut engloutie sous les sables, et le reste prit la fuite. Entre Tendouf et Yguidy, on traverse un grand nombre d'haméida, des plaines, des dunes et des collines. Il y a aussi beaucoup de monticules ou élévation, isolés et épars, appelés El Gueleb (les Cœurs), parce qu'ils ressemblent de loin à des figures d'hommes (?). Entre Tendouf et Yguîdy, le pays est peu sûr et l'eau est bien rare.

D'Yguidy, nous avons marché dix jours pour arriver à Erguechach, qui est le nom d'une zone semblable à celle d'Yguidy. L'étendue est la même, mais l'eau y est rare, et l'on n'y connaît que très-peu de puits. La route traverse des plaines et des collines où l'on voit de grands arbres appelés telha (gommiers) (1). Aux approches d'Erguechach, il y a un vaste plateau parsemé de grosses pierres pouvant peser de 10 à 20 000 kilogrammes superposées sur d'autres pierres longues et minces comparativement. De loin, cela ressemble à des hommes debout! Dieu soit glorifié! L'étendue de ce plateau est d'environ 1 mille. L'eau y est saumâtre, et le sol semble être couvert de sel. Quelques-uns de ces blocs de pierre sont plus hauts que l'homme et d'autres sont plus petits: ils sont distants l'un de l'autre, depuis 1 mètre 1/2 jusqu'à 4 mètres environ. Il n'y a là d'autres végétaux que de grands retama (espèce de genêts blancs). Ce plateau reste à gauche de la route quand on va à Timbouktou, et à droite quand on en revient. Les chameaux n'y passent point, parce que ces pierres qui ressemblent à une troupe

(1) Talha (Acacia arabica) arbre à gomme (H. Duveyrier, les Touareg, p. 164).

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