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Nous n'augmenterons pas le nombre de ceux qui ont traité M. de Châteaubriand si sévèrement. Quand même son dévouement et sa fidélité au malheur ne nous en auraient pas imposé l'obligation, nous croirions devoir nous taire devant ces plaintes touchantes : « Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes auxquels j'appartenais par la date de l'heure où ma mère m'infligea la vie? Pourquoi n'ai-je pas disparu avec mes contemporains, les derniers d'une race épuisée ? Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os dans les ténèbres et la poussière d'un monde écroulé ?» Non moins que devant ces nobles paroles, où il dit que, pour conserver son indépendance d'homme, « il était venu se rasseoir à la table de son hôte (1), qui l'avait nourri jeune et vieux, et qu'il est plus noble de recourir à la gloire qu'à la puissance, » La meilleure réponse que nous puissions faire à sa sortie contre Shakspeare se trouve dans cette réunion de notabilités littéraires, qui ont bien voulu s'adjoindre à moi pour venger la mémoire du tragique anglais.

Le système adopté par Shakspeare diffère tellement de celui qu'ont suivi les auteurs du règne de Louis XIV, que l'on ne saurait établir aucune comparaison entre leurs productions, qui font la gloire de ces deux peuples.

Nous ne parlerons pas des injustes attaques de Voltaire; nous renvoyons nos lecteurs au Cours de Littérature de M. Villemain, et aux travaux de tant d'écrivains dont la critique éclairée a fait justice de la mauvaise foi de cet auteur, qui, dans ses traductions soi-disant littérales, a prêté à Shakspeare des imperfections, pour se donner le plaisir de les tourner en ridicule. Nous nous sommes déjà élevés contre les prétentions exagérées de l'école dite romantique, qui a voulu couvrir du manteau de Shakspeare les écarts d'imagination à la fois brillants, nous dirons même extravagants, de ses adeptes; nous nous bornerons ici à emprunter la citation suivante à la Vie de Shakspeare, par M. Guizot, œuvre consciencieuse, qui se distingue également par son érudition et son éloquence.

« Dans la secousse littéraire qui l'agite, l'Europe tourne les yeux vers Shakspeare. L'Allemagne l'a depuis longtemps adopté pour modèle... La littérature de l'Espagne, fruit naturel de la civilisation, possède déjà son caractère original et distinet... La France, patrie du classique moderne, s'est étonnée (1) Milton.

du premier ébranlement donné à ces opinions, qu'elle a établies avec la rigueur de la nécessité et soutenues avec l'orgueil de la foi... Ce trouble des esprits ne peut cesser tant qu'on s'obstinera à ne voir dans le système dont Shakspeare a tracé les premiers contours, qu'une liberté sans frein, une latitude indéfinie laissée aux écarts de l'imagination comme à la course du génie. Si le système romantique a ses beautés, il a nécessairement ses règles et son art. Shakspeare a eu le sien. Il faut le découvrir dans ses ouvrages, examiner de quels moyens il se sert, à quels résultats il aspire...

» L'unité d'impression, ce premier secret de l'art dramatique, a été l'âme des grandes conceptions de Shakspeare, et l'objet de son travail assidu, comme elle est le but de toutes les règles inventées par tous les systèmes. Les partisans exclusifs du système classique ont cru qu'on n'y pouvait arriver qu'à la faveur de ce qu'on appelle les trois unités (1). Shakspeare y est parvenu par d'autres moyens...

>> La mobilité de notre imagination, la variété de nos intérêts, l'inconstance de nos penchants, ont donné aux temps, aux lieux même, une puissance que ne saurait méconnaître le poëte qui veut se servir des affections de l'homme pour exciter la sympathie de ses semblables... Dans cette condition de la nature humaine a été puisé le véritable motif des trois unités, si souvent et si mal à propos fondées sur une prétendue nécessité de satisfaire la raison en accommodant la durée et l'action réelle à celle de la représentation théâtrale; comme si la raison pouvait consentir à ce que dans l'intervalle d'un entr'acte de quelques minutes on crût passer du soir au matin sans avoir dormi, ou du matin au soir sans avoir mangé, comme s'il était plus aisé de prendre trois heures pour un jour, que pour une semaine ou même pour un mois...

» Mettez le spectateur en vue du but vers lequel vous aurez su porter ses désirs, et, dans son élan pour l'atteindre, il ne songera plus à mesurer l'espace que vous l'obligerez de franchir... Dans une lecture intéressante, l'attente fortement excitée nous transporte sans peine d'un temps à un autre; notre

(1) Comme l'ont démontré tant de critiques judicieux, entre autres le spirituel Andrieux, les Grecs ne connaissaient même pas ces trois unités que Corneille lui-même ne jugeait pas nécessaires.

pensée se préoccupe de l'événement qu'on nous a promis, ne voit rien dans l'intervalle qui nous en sépare... C'est que la chaîne des impressions n'a point été rompue: le temps ne compte pour rien dans les sentiments que les personnages nous inspirent; il les retrouve, et nous avec eux, dans la même disposition d'âme; et, ainsi les époques sont rapprochées par cette unité d'impression qui nous fait dire à la pensée d'un événement consommé depuis longtemps, mais dont rien encore n'a effacé la trace: «Il me semble que c'était hier... » Shakspeare, du moins dans ses plus belles compositions, s'empare, dès le premier instant, de la pensée; et, par la pensée, de l'espace. Hors du cercle magique qu'il a tracé, il ne laisse rien qui soit assez puissant pour venir altérer la seule unité dont il ait besoin...

» Quand on veut produire l'homme sur la scène dans toute l'énergie de sa nature, ce n'est pas trop d'appeler à son aide l'homme tout entier, de le montrer sous toutes les formes, dans toutes les situations que comporte son existence... Facilement atteint chez les Grecs, dont la vie et les sentiments peu compliqués se pouvaient résumer en quelques traits larges et simples, l'idéal de la poésie dramatique, tel du moins que nous avons pu le concevoir jusqu'à ce jour, ne se présentait point aux peuples modernes sous des formes assez générales, assez pures pour recevoir l'application des règles tracées d'après les modèles antiques. La France, pour les adopter, fut contrainte de se resserrer, en quelque sorte, dans un coin de l'existence humaine. Nos poëtes ont employé toutes les forces du génie à mettre en valeur cet étroit espace; les abîmes du cœur ont été sondés dans toute leur profondeur, mais non dans toutes leurs dimensions. L'illusion dramatique a été cherchée à sa véritable source, mais on ne lui a pas demandé tous les effets qu'on en pouvait obtenir. Shakspeare nous offre un système plus fécond et plus vaste. Ce serait s'abuser étrangement que de supposer qu'il en a découvert et mis au jour toutes les richesses; quand on embrasse la destinée humaine dans toutes les conditions de l'homme sur la terre, on entre en possession d'un trésor inépuisable.....

>> Quelques hommes, même d'un talent supérieur, ont essayé de faire des pièces dans le goût de Shakspeare, sans s'apercevoir qu'il leur manquait une chose; c'était de les faire comme lui, de les faire pour notre temps, comme celles de Shakspeare

furent faites pour le sien..... Avancez sans règle et sans art dans le système romantique, vous ferez des mélodrames propres à émouvoir en passant la multitude, mais la multitude seule, et pour quelques jours; comme, en vous traînant, sans originalité dans le système classique, vous ne satisferez que cette froide nation littéraire, qui ne connaît, dans la nature, rien de plus sérieux que les intérêts de la versification, ni de plus imposant que les trois unités. Ce n'est point là l'œuvre du poëte appelé à la puissance et réservé à la gloire; il agit sur une plus grande échelle, et sait parler aux intelligences supérieures, comme aux facultés générales et simples de tous les hommes.... Le système classique est né de la vie de son temps; ce temps est passé: son image subsiste brillante dans ses œuvres, mais ne peut plus se reproduire. Près des monuments des siècles écoulés commencent maintenant s'élever des monuments d'un autre àge. Quelle en sera la forme? Je l'ignore; mais le terrain où peuvent s'asseoir leurs fendements se laisse déjà découvrir. Ce terrain n'est pas celui de Corneille et de Racine; ce n'est pas celui de Shakspeare, c'est le nôtre; mais le système de Shakspeare peut seul fournir, ce me semble, les plans d'après lesquels le génie doit travailler.....

>> La nature et la destinée de l'homme nous ont apparu sous leurs traits les plus énergiques comme les plus simples, dans toute leur étendue comme avec toute leur mobilité. Il nous faut des tableaux où se renouvelle ce spectacle, où l'homme tout entier se montre et provoque toute notre sympathie..... Jamais l'art dramatique n'a pu prendre ses sujets dans un ordre d'idées à la fois plus populaires et plus élevées; jamais la liaison des plus vulgaires intérêts de l'homme avec les principes d'où dépendent ses plus hauts destins, n'a été plus vivement présente à tous les esprits..... Dans cet état de la société, un nouveau système dramatique doit s'établir: il sera large et libre, mais non sans principes et sans lois. Il s'établira, comme la liberté, non sur le désordre et l'oubli de tout frein, mais sur des règles plus sévères, et d'une observation plus difficile, peutêtre que celles que l'on réclame encore pour maintenir ce qu'on appelle ordre, contre ce qu'on nomme licence.

F. GUIZOT.

M. de Châteaubriand, qui a reproché aux femmes de Shakspeare d'être inférieures à ses autres créations, et les a qualifiées de « sœurs jumelles qui se ressemblent, et ont le même son de voix, etc.,» n'a pas remarqué que le poëte a toujours conservé entre les deux sexes le même rapport que la nature et la société avaient tracé; c'est précisément parce qu'elles restent femmes qu'elles sont inimitables. En effet, loin de n'avoir qu'un type pour ses femmes, aucun écrivain n'en a jamais créé autant de caractères ni les a introduites sur la scène dans une aussi grande variété de circonstances, en évitant les situations qui pourraient inspirer l'horreur et le dégoût; et nulle part on ne rencontre une appréciation aussi élevée de leur mérite. Les légendes auxquelles les auteurs dramatiques de la Grèce empruntaient leurs héroïnes dérogeaient à la dignité de la femme. L'adultère Clytemnestre, guidant de sa propre main le poignard qui va percer le sein de son époux couvert de lauriers, au retour d'une guerre longue et désastreuse; Electre excitant son frère au meurtre de sa mère; l'impitoyable Médée égorgeant ses enfants pour se venger d'un époux infidèle; une épouse coupable cherchant à faire partager ses feux adultères au fils de son époux, que, pour punir de son refus, elle fait livrer au courroux de Neptune; une mère unie à son propre fils par les liens d'un épouvantable inceste; voilà les héroïnes des tragiques grecs les plus renommés. Cependant, il faut bien le reconnaître, les soins tendres eî assidus d'Antigone pour un père aveugle et infirme, sa ferme résolution de sacrifier son amour et sa vie même, plutôt que de ne pas rendre à son frère les honneurs de la sépulture; le dévouement d'Alceste consentant à mourir pour son époux, offrent de brillantes, mais bien rares exceptions. Les héroïnes du Tasse sont conçues dans un esprit de chevalerie romanesque; mais notre attention est bientôt détournée par le cliquetis des armes, la description des camps, des bois et des jardins enchantés. Il n'existe aucune littérature où les femmes soient plus maltraitées que dans la littérature romaine; tandis que les pièces de Shakspeare n'offrent pas un seul trait contre la fidélité conjugale. Les personnages qui oublient ce qu'ils doivent aux femmes ne manquent jamais d'en recevoir le châtiment. Falstaff lui-même, l'inimitable Falstaff, est accueilli par l'insulte et le mépris, toutes les fois que sa mauvaise étoile le porte à adresser des vœux coupables aux joyeuses bourgeoises de Windsor.

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