Imatges de pàgina
PDF
EPUB

BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE

SUR

SHAKSPEARE.

La gloire de Shakspeare parut d'abord en France un paradoxe et un scandale. Plus tard, elle menaça presque la vieille renommée de notre théâtre; et aujourd'hui elle la partage, dans l'opinion de beaucoup de juges éclairés. Cette révolution du goût fait supposer sans doute une connaissance plus répandue, une étude plus attentive de la langue et des ouvrages du poëte anglais; mais elle tient surtout aux changements de l'état social et des mœurs. Les grandes choses que nous avons souffertes et vues depuis un demi-siècle, la chute de l'ancien ordre et de l'ancienne élégance, nos tragédies royales et domestiques, plus terribles que celles du théâtre, nos frénésies populaires, la dureté de la guerre et de l'empire, et enfin la rudesse toujours inséparable d'un peu de démocratie, nous ont successivement préparés à mieux comprendre, à goûter davantage le génie extraordinaire de Shakspeare,

Et cela soit dit en général, à part les engouements des artistes imitateurs, et les admirations par système et par théorie, qui n'ont jamais qu'une influence assez bornée. Hors de ce cercle, il est incontestable que le progrès de la liberté moderne, qui nous éloigne si fort du moyen âge, nous a donné cependant une plus vive intelligence de sa littérature énergique et sans frein. Shakspeare, qui est le couronnement du moyen âge, qui en reproduit avec tant de force l'imagination et la barbarie, devait gagner à cette disposition nouvelle, choquer moins, plaire davantage, subjuguer d'abord les esprits par la grandeur de ses créations irrégulières, et enfin leur laisser une admiration sérieuse et durable.

Voltaire a tour à tour appelé Shakspeare un grand poëte et un misérable farceur, un Homère et un Gilles. Dans sa jeunesse, revenant d'Angleterre, il rapporta son enthousiasme pour quelques scènes de Shakspeare, comme une des nouveautés hardies qu'il introduisait en France : quarante ans plus tard, il prodigua mille traits de sarcasme à la barbarie de Shakspeare; et il choisit particulièrement l'Académie, comme une sorte de sanctuaire, pour y fulminer ses anathèmes. Je ne sais si l'Académie serait aujourd'hui propre au même usage; car les révolutions du goût pénètrent dans les corps littéraires, comme dans le public. Voltaire se trompait, en voulant ravaler le génie de Shakspeare; et toutes les citations moqueuses qu'il entasse ne prouvent rien contre l'enthousiasme que luimême avait partagé. C'est dans la vie, le siècle et l'originalité native de Shakspeare, qu'il faut chercher, sans

système et sans humeur, la source de ses fautes bizarres, et du grand caractère de ses drames et de sa poésie.

Shakspeare (William) naquit le 23 avril 1564, à Stratford-sur-Avon, petite bourgade de douze ou quinze cents âmes, dans le comté de Warwick. On ne sait rien avec certitude sur les premières années de cet homme si célèbre; et, malgré les recherches minutieuses de l'érudition biographique, excitée par l'intérêt d'un si grand nom et par l'amour-propre national, les Anglais n'ont recueilli que peu de détails sur sa vie. On n'a pu, même chez eux, déterminer bien nettement s'il était catholique ou protestant ; et on y discute encore sur la question de savoir s'il n'était pas boiteux, comme le plus fameux poëte et comme le premier romancier anglais de notre siècle.

Il paraît que Shakspeare se trouva le fils aîné d'une famille de dix enfants. Son père, occupé d'un commerce de laines, avait successivement rempli dans la corporation de Stratford les fonctions de juge de paix, de grand-bailli, et celles d'alderman, jusqu'au moment où des pertes de fortune lui firent abandonner une charge honorifique, dont il n'était plus en état de payer les frais. D'après une autre tradition, il joignait à son commerce de laines l'état de boucher; et le jeune Shakspeare, brusquement rappelé de l'école publique de la ville, où ses parents ne pouvaient plus le soutenir, fut employé de bonne heure aux travaux les plus durs de cette profession. S'il faut en croire un témoignage contesté, lorsque Shakspeare était chargé de tuer un veau, il faisait cette exécution avec une sorte de pompe, et ne manquait pas de prononcer un discours

devant les voisins assemblés. La curiosité littéraire pourra, si elle veut, chercher quelque rapport entre ces harangues du jeune apprenti et la vocation tragique du poëte; mais on doit avouer que de semblables prémices nous jettent bien loin des brillantes inspirations du théâtre grec. Si Thespis, barbouillé de lie, promenait sur un tombereau les acteurs de ses drames consacrés à Bacchus, c'est aux champs de Marathon, et dans les fêtes d'Athènes victorieuse, qu'Eschyle entendit la voix des Muses, et fut appelé par elles.

Quoi qu'il en soit de ses premières et obscures occupations, Shakspeare fut marié de très-bonne heure. A dix-huit ans et demi, il épousa la fille d'un riche fermier du voisinage, Anna Ataway, qui avait alors vingt-six ans. Il eut d'elle, la première année de son mariage, une fille, baptisée le 16 mai 1583 sous le nom de Suzanne, puis, l'année suivante, deux enfants jumeaux, Samuel, qui mourut au sortir de l'enfance, et Judith qui survécut, ainsi que sa sœur aînée. Rien n'annonce d'ailleurs que cette union précoce ait été un mariage d'amour, ni que cette femme, dont le nom ne reparaît que trente ans plus tard, dans le testament de Shakspeare, ait occupé beaucoup de place dans son cœur. Sans faire un aveu naïf, comme notre vieux Corneille :

Ce que j'ai de renom, je le dois à l'amour,

Shakspeare a dit quelque part : (1) « Jamais poëte n’osa

(1)

Never durst poet touch a pen to write,

Until his ink were temper'd with love's sighs.

» toucher une plume pour écrire, avant que son encre n'ait » été mélangée des larmes de l'amour. » Mais le génie du poëte était encore loin à l'époque de ce mariage, qui paraît lui avoir laissé toutes les allures d'une vie assez aventureuse; car c'est deux ans après que, chassant la nuit dans le parc de Folbrook, domaine du chevalier Thomas Lucy, shérif du comté de Warwick, il fut pris en flagrant délit. Détenu d'abord dans la maison du garde, sur une petite colline que les curieux vont visiter de nos jours, il fut, d'après la plainte de sir Thomas, condamné à la réprimande publique, peine qui pouvait paraître assez légère dans la rigueur des vieilles lois anglaises sur la chasse. Blessé de cet affront, le jeune homme se vengea par des vers, en affichant à la porte du parc une ballade injurieuse, dont les critiques modernes ont retrouvé deux stances, pleines de plaisanteries assez grossières sur le nom propre de sir Lucy, et sur les soins inutiles qu'il prend pour garder ses daims et sa femme. Le seigneur, doublement offensé, voulant poursuivre de nouveau le braconnier satirique, Shakspeare quitta brusquement Stratford, et vint se réfugier à Londres. On ne peut douter de l'anecdote; le poëte l'a mise lui-même sur la scène; et c'est une tradition reçue et vraisemblable, qu'en composant sa comédie des Commères de Windsor, il a fait figurer sir Thomas Lucy dans le personnage ridicule de Robert Shallow, écuyer et juge de paix, qui se plaint que Falstaff a battu ses gens, tué son daim, et forcé la loge de son parc.

Arrivé à Londres, Shakspeare se vit-il réduit, comme on

« AnteriorContinua »