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Il y a quatre-vingts ans à peine, Belleville et la Courtille étaient encore séparés par des carrières, des terrains vagues, etc.; l'un ne comprenait alors que les habitations rustiques et bourgeoises, campées sur la montagne, aux environs de l'église, et l'autre se composait de guinguettes pressées aux abords de la capitale, de sorte que le calme des champs régnait sur la hauteur, tandis qu'au bas, les cabarets du Bouf-Rouge, du CoqHardi, du Sauvage, de l'Épée-de-Bois, etc., attiraient en foule les promeneurs du dimanche, du lundi et des jours de fête; alors, cette voie était interdite aux voitures, la foule compacte se pressait dans les rues, le tapage des orchestres et des batteries de cuisine, les cris des buveurs et des danseurs, les exhalaisons des laboratoires culinaires, les âcres parfums échappés des jupes de mainte harangère en train de faire griller sa marchandise sur son queux, tout concourait à irriter les yeux, les oreilles et l'odorat, et pourtant pas de plaisir possible pour certaines catégories d'ouvriers de ce temps-là, sans les joies tapageuses de la Courtille.

Les auteurs de la Vie publique et privée des Français, ouvrage publié en 1826, ont laissé de la Courtille la description

suivante :

« Nous voici arrivés à la fameuse Courtille, par laquelle, entre cent guinguettes, on arrive sur la hauteur de Belleville. Dans cette large et longue rue, empire éternel de la joie, on distingue la grande guinguette de l'immortel Desnoyers, et quelques autres dont les salles immenses se remplissent l'hiver de milliers de familles, et les jardins, en été, de danseurs et danseuses qui n'ont pas reçu les leçons des professeurs du Conservatoire. Là il n'est question ni des Grecs, ni du trois pour cent, ni des jésuites, ni de l'Espagne, ni de la SainteAlliance, ni de la république d'Haiti. On n'y songe qu'à bien boire, à bien manger, à danser, etc. Il arrive cependant quelquefois que trois ou quatre artisans, qui souvent lisent et pensent, s'entretiennent de politique; mais c'est sans esprit de parti et avec un bon sens, une bonhomie, et des expressions dont bien des journalistes pourraient faire leur profit.

« C'est un spectacle vraiment curieux que celui de la Courtille, dans la soirée d'un beau dimanche du printemps ou de l'été. Tout est confondu dans la rue, depuis la barrière jusque auprès de l'entrée du bourg. Ouvriers, bourgeois, militaires, hommes décorés, femmes en bonnet, femmes en chapeau, marchands de fruits, de petits pains, tout circule, tout monte ou descend confusément, sans se presser, sans se heurter; et chacun cherche, sans être troublé, l'enseigne de la guinguette où l'on vend du bon petit vin à dix ou douze sous le litre, ou quinze sous la bouteille; du bon veau, de l'excellente gibelotte de lapin, de l'oie, soit en double, soit ròtie, etc.

« En entrant dans les grandes guinguettes, on est d'abord frappé de la quantité de ragoûts et de rôtis qui garnissent un long et large comptoir, et de l'activité prodigieuse de plusieurs femmes de service et de deux ou trois cuisiniers; sous une vaste cheminée, trois ou quatre broches, les unes sur les autres, chargées de dindons, de poulets, de langues de veau, de gigots de mouton, tournent incessamment devant un grand feu dont la chaleur se fait sentir au loin. A quelque distance de là, le vin coule à grands flots des brocs dans les bouteilles, dont une n'est pas plutôt remplie qu'elle est remplacée par une autre. Au milieu ne cette affluence d'acheteurs, les personnes qui débitent les comestibles et le vin conservent un

sérieux imperturbable, une présence d'esprit comparable à celui d'un bon général d'armée. Aux principaux mets que les guinguettes offrent aux consommateurs, il faut ajouter une entrée de foie de veau, ou un pigeon aux petits pois, ou un ragoût de mouton aux pommes de terre, ou une salade qui nage dans un vinaigre commun et dans une huile peu différente de celle du colza. L'appétit du peuple trouve tout cela fort bon; et, si la quantité s'y trouve, peu lui importe la qualité.

« C'est à la Courtille que se donnent presque tous les repas de noces de la petite bourgeoisie, des petits marchands et des ouvriers des quartiers de la capitale qui avoisinent cette barrière, et même de ceux qui s'étendent jusqu'à la rive droite de la Seine. >>

Parmi ces établissements divers, il en fut un surtout qui, au commencement de ce siècle, avait presque hérité de la vogue qu'avait eue Ramponneau trente ans auparavant, c'était le cabaret tenu par Desnoyers, que le public n'appelait jamais que le père Desnoyers ou même le papa Desnoyers; chez celui-ci pourtant, plus de duchesses ni de marquis, plus d'équipages comme chez son confrère du siècle dernier, mais une foule spongieuse, altérée et capable de dessécher tous les vignobles de France si la Seine n'était venue à leur secours. Ce n'est pas que la consommation fût chez Desnoyers moins mauvaise ou meilleur marché qu'ailleurs, car ici, comme aux environs, on ne vendait guère que vins de couleur équivoque, civets à base féline et poulets morts d'inanition; mais la raison d'être de la vogue est le plus souvent de ne pas avoir le sens commun.

Les établissements de la Courtille étaient surtout très-fréquentés pendant le carnaval; c'était là qu'avait lieu cette fameuse clôture du mardi-gras, si connue sous le nom de : Descente de la Courtille. La nuit de ce jour-là donc, une fois minuit passé, les danseurs de l'Opéra, des Variétés, etc., montaient s'encanailler avec les débardeurs et les mamelucks de la barrière de Belleville, on buvait, on sautait, on faisait tapage tous ensemble, c'était l'égalité dans l'orgie; puis, dès six heures du matin, fiacres, cabriolets, chars-à-bancs, tous les véhicules enfin étaient envahis par cette foule en délire, et toujours hurlant, toujours vociférant, elle commençait un défilé qui, jusqu'au boulevard, avait lieu au petit pas, mais à dix heures du matin tout devait être rentré dans l'ordre, il ne restait guère que quelques pauvres retardataires arrêtés par-ci, par-là, chez les marchands de vins, et qui n'osant plus se hasarder par la ville, attendaient le soir pour regagner leurs domiciles.

D'autres, n'ayant plus un centime pour aller chercher leurs vêtements mis en gage chez le costumier, restaient habillés en pierrots, en paillasse, etc., jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé de quoi faire face à la situation; un ouvrier horloger, se trouvant dans ce cas, fut obligé d'aller pendant huit jours à son atelier avec le costume d'Almaviva, qu'il avait loué pour la nuit du Mardi-Gras.

Dans le genre carnavalesque comme en tout autre, Paris a eu ses célébrités; mais parmi ces illustres personnages, il y en eut trois qui dépassèrent tous les autres de cent coudées : ce furent Chicard, que nous avons déjà nommé, Balochard et surtout lord Seymour. Ce dernier, que les gens du peuple avaient surnommé Milord l'Arsouille, se distinguait par les excentricités les plus inouïes; lorsqu'il arrivait donc à la Courtille avec ses équipages précédés de piqueurs, avec ses voitures marchant à la file et remplis de personnages aux costumes impossibles, le tapage redoublait, chacun était en liesse, on se portait au-devant de lui; c'était une entrée triomphale. Aussi, dès qu'il avait mis pied à terre, la guinguette qu'il avait choisie pour quartier général était littéralement assiégée; on appelait à grands cris ce roi des viveurs, qui ne se faisait pas tirer l'oreille pour se montrer. Alors, on se prenait de bec, on faisait assaut d'éloquence; le dialogue s'animait et l'illustre goujat, finissant toujours par en venir aux voies de fait, arrosait la foule avec du champagne, lui jetait à la tête pàtés, volailles et tout ce qu'il avait sous la main; c'était une excellente aubaine pour ceux qui attrapaient quelque projectile.

Un certain jour du Mardi-Gras, que le gentleman, du haut d'une fenêtre, bombardait ainsi ses admirateurs ameutés, les munitions vinrent à lui manquer que faire alors? rester coi? mais c'eût été changer en huées les applaudissements frénétiques; c'eût été se perdre de réputation!

Après avoir un instant réfléchi à la situation : « Ah! j'y

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suis! s'écrie-t-il tout à coup en se frappant le front d'un air de triomphe. Vite, une poêle et de la graisse! » Et quand on lui a apporté les objets demandés, il met la poêle sur le feu, la graisse dans la poêle, et jette dedans une poignée de pièces d'or; puis, une fois celles-ci bien brûlantes, il les rctire avec une écumoire, comme on ferait de beignets, et les jette par la fenêtre. A cette vue, tout le monde de crier largesse, et chacun de se précipiter sur cette pluie métallique. Mais que l'on juge de la déception des pauvres diables obligés de rejeter les pièces qu'ils avaient ramassées. Quant à l'auteur de la plaisanterie, il était dans la jubilation, il riait à se tordre. Il est vrai que les pièces refroidies, une fois empochées, ceux qui n'avaient rien attrapé passèrent leur mauvaise humeur en brisant à coups de pierres tous les carreaux de la maison; mais ceci n'était qu'un détail de plus à ajouter à l'addition que le factotum de monseigneur devait venir solder dans l'après-midi. Que d'argent gaspillé dans ces joies immondes, qui aurait pu être si utilement employé ailleurs!

Cependant, ces saturnales si peu en harmonie avec l'esprit de notre siècle, finirent par tomber en désuétude. Lord Seymour disparut de la scène, et la descente de la Courtille de 1838 fut la dernière solennité de ce genre.

Depuis lors, les mœurs des travailleurs s'épurant tous les jours, les guinguettes de la Courtille furent abandonnées peu à peu; elles furent bientôt obligées de fermer, et sauf deux établissements où l'on danse encore, la barrière de Belleville n'a plus aujourd'hui rien de ses allures d'autrefois.

C'est ce qu'a essayé d'exprimer un chansonnier, au banquet annuel donné le 18 décembre 1858 par le choral de Belleville. Cette association lyrique, que dirige avec le plus grand succès M. Jouvin, compte un grand nombre de membres et obtient, chaque année, des médailles au concours d'orphéonistes.

Elle célèbre ses victoires dans un repas auquel sont admis les femmes et les enfants.

A la fête du 18 décembre 1858 avaient été invités MM. Delsarte, Camille de Vos, Laurent de Rillé, Vaudin, d'Ingrande, Lambert, directeur de l'Orphéon d'Argenteuil; Buhot, directeur des Tyroliens de Montmartre. Plusieurs toast furent portės par Jouvin, directeur du Choral de Belleville, aux invités, et particulièrement à MM. de Vos et Laurent de Rillé, qui ont aidé souvent cette société de leurs excellents conseils; par M. de Vos, à la musique; par M. d'Ingrande, au Choral de Belleville. M. Delsarte adressa à la société quelques conseils sur l'importance de la physionomie dans l'exécution; et cette leçon du maître fut écoutée et applaudie avec chaleur.

Un des convives chanta ensuite les couplets suivants, qui avaient le mérite particulier de répondre aux sentiments de l'auditoire :

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Nous n'avons dans le XIX arrondissement qu'une partie de Belleville, dont nous allons retrouver dans le XX les intéressants souvenirs, les riants paysages, la verdure, les vide-bouteilles et les cottages, paisibles retraites des com

merçants parisiens.

FIN DU DIX-NEUVIÈME ARRONDISSEMENT.

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DESBUISSONS.Geographe

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