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ET LA LANGUE DE JOINVILLE.

XXXVII

infinitifs, dont il mettait les uns, comme aujourd'hui, au présent et les autres au parfait : « les gens le roy qui deussent debonnairement les gens retenir (§ 170); li baron qui deussent garder le lour (§ 170); laquelle nous ne deussiens pas avoir prise (§ 165); et me dist que je ne ⚫le deusse pas avoir refusei (§ 421); se il fust demourez en France, peust il encore avoir vescu assez (§ 737) ».

Modes des verbes. Les règles pour l'emploi de l'indicatif et du subjonctif différaient quelquefois de celles que nous suivons aujourd'hui. Il était très rare, mais non sans exemple, qu'on employât le premier mode au lieu du second: «nulz ne puet tant pechier que Diex ne puet plus < pardonner (§ 46); sans ce que nulz ne l'en prioit (§ 388); «li autres atendoit tant que mi chevalier estoient levci (§ 501)». Au contraire, il était très ordinaire d'employer le subjonctif au lieu de l'indicatif, notamment après les verbes croire, cuidier (penser), sembler, non accompagnés d'une négation: « je croi que il n'en soit nuls si grans (§ 95); vostre compaignon cuident que vous mesdisiés d'aus (§ 31); je cuidoie vraiement que il fust courouciez « à moy (§ 430); il li sembloit que toute sa chambre fust pleinne de Sarrazins (§ 397); et cuida l'on qu'elle fust morte (§ 608); li Sarrazin cuideront que nous les vueillons penre par darieres (§ 580) ». C'est contrairement à ses habitudes que Joinville a dit à l'indicatif : « il me sem<bloit que il le disoit (§ 426) ». Après la conjonction conditionnelle se il employait l'un ou l'autre mode: «et me <manda que je se vousisse, que nous loïssiens une nef entre li et moy (§ 113); il ne li courroient pas sus si tost comme se il estoient bien riche (§ 683) ». Joinville pouvait supprimer le que devant le subjonctif dans des phrases où nous l'exprimons aujourd'hui : « si mette li roys ses deniers en despence, et envoit li roys querre chevaliers (§ 427); et preigne chascuns le sien (§ 595); or se gart li roys (§ 659) ». Cependant nous pouvons encore, dans

certains cas, user de cette liberté, et dire « Dieu vous le <rende, benis soient tout les pacifiques », comme Joinville a dit « Diex le vous rende (§ 596); benoit soient tuit li << apaiseour (§ 683) ».

Emplois divers de l'infinitif. L'infinitif, qui joue aujourd'hui le rôle de substantif ne peut plus avoir de régime direct on dit bien le boire, le manger; on ne dirait pas le boire son vin, le manger son pain. On trouve au contraire dans Joinville des infinitifs qui, tout en étant pris substantivement, puisqu'ils sont précédés de l'article, sont en même temps suivis de leur régime « à l'esmouvoir « l'ost le roy (§ 231); au tourner que je fiz ma teste (§ 432); « au penre congie que il fesoit à aus (497) ». On en trouve à plus forte raison avec avec des régimes indirects : « au << passer que il fesoient par devant li (§ 175); à l'entrer « en la barbacane (§ 295); au froter que nostre neis avoit « fait ou sablon (§ 623); au requeillir que nous feismes « en nostre nef) (§ 639 ». Contrairement à l'usage actuel, on pouvait faire suivre la préposition en de l'infinitif : << en ces choses aréer (§ 266); que tu mettes ton cuer en << amer Dieu (§ 740); il ne mettoit consoil en li garantir « (§ 651) ». Quoique nous mettions quelquefois l'infinitif après la préposition par, nous ne le ferions pas dans les cas suivants par affamer la prist (§ 165); ne par noer ne « par autre maniere (§ 651) ». Nous serions obligés de changer la préposition par en même temps que l'infinitif, et de dire en affamant, en nageant. Mais Joinville avait un autre équivalent de cette locution, et alors que nous disons: en faisant la paix, en rendant un grand tribut, il pouvait, après la préposition par, mettre autre chose que l'infinitif : << par pais faisant (§ 75); par la pais fesant (§ 103); par << grant treu rendant (§ 565) ». Ces mots faisant et rendant ne sont pas des participes présents; ils n'en ont que l'apparence: ils dérivent d'un participe latin qui a la forme du gérondif, celui qui est appelé dans le rudiment participe

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en dus, da, dum. En effet, de même que nos gérondifs francais, en faisant, en rendant, répondent aux gérondifs latins in faciendo, in reddendo, et non aux participes présents in faciente, in reddente, de même, dans les locutions citées plus haut, les mots faisant et rendant répondent aux participes passifs faciendam et reddendum des locutions latines : per pacem faciendam, per grande tributum redden(dum ». C'est un de ces participes que Joinville combine avec le verbe faire, quand, au lieu de firent ou fit entendre, il dit : « firent entendant (§ 471); firent entandant ($787); fist entendant (§ 676) ».

Ellipses. La plus simple des ellipses, et celle qui est aussi la plus fréquente, consiste à supprimer le pronom qui sert de sujet à un verbe. Nous ne le faisons qu'à l'impératif; mais Joinville le faisait parfois à l'indicatif et au subjonctif « Si ai vous meismes (§ 91); or vous veuil faire une demande (§ 48); pour ce que faire le devez ((§ 62); et devisiens li uns à l'autre (§ 31); en grant aven(ture de mort fumes lors (§ 11); et si le vous garantirai (§ 91); par son cors les peust delivrer de prison ((§ 9). » De ce que Joinville supprimait quelquefois le pronom sujet d'un verbe à l'indicatif ou au subjonctif, il faut conclure que l'influence de la conjugaison latine, qui n'exprime guère ces pronoms, était plus grande alors qu'aujourd'hui.— Pour se rendre compte des locutions suivantes, il faut suppléer ce qui est en italiques ou l'équivalent « je ne fais mie chose à blasmer (§ 36); vous ne faites pas ce que courtois fait (§ 91); il firent mout ce que (saige font (§ 621); si m'aïst Diex comme je desire (§ 567) ». Ces ellipses étaient comme consacrées par l'usage; il n'en est pas de même de celle-ci : « il le commanderent à Dieu et li roys aus commanda (§ 566) ». On serait tenté de voir une ellipse dans cette phrase : « je n'i vi cottes brodées, ne les le roy ne les autrui (§ 25) »; mais il faut traduire, « ni celles du roi ni celles d'autrui ». En effet

l'article les se prenait quelquefois pour celles, et par contre le démonstratif ces pouvait se prendre pour les.

Dialecte. La langue de Joinville, telle que la font connaître les chartes originales de sa chancellerie, constitue-t-elle un dialecte relativement à la langue de l'Ile-deFrance? Je crois, sans pouvoir l'affirmer, qu'il y avait entre ces deux langues une identité à peu près complète. Toutefois on peut dire qu'au temps de Joinville la finale eur était préférée dans l'Ile-de-France à la finale our ou à son équivalent or, par exemple dans leur et dans les nombreux substantifs dont la désinence est aujourd'hui en eur. Il est aussi constant que dans l'lle-de-France on n'employait pas la diphtongue ei au lieu de é, notamment à la fin des participes passés de la première conjugaison et de certains substantifs féminins, en sorte qu'on écrivait amé, verité, et non amei, veritei. C'est une occasion d'avertir que dans les chartes de Joinville les finales our et ei ne sont pas constantes; mais comme elles dominent, je me suis cru autorisé à les rétablir dans le texte de l'Histoire. La diphtongue ei est d'ailleurs un des caractères distinctifs du dialecte lorrain, dont l'influence devait se faire sentir dans la seigneurie de Joinville plus que dans d'autres parties de la Champagne.

Variantes orthographiques. Je veux expliquer, en terminant, pourquoi j'ai laissé subsister dans cette édition un très grand nombre de variantes orthographiques. J'aurais pu, il est vrai, en faire un relevé afin de dresser la liste complète des mots fort nombreux dont l'orthographe pouvait être ramenée à l'uniformité. J'aurais examiné ensuite s'il convenait, par exemple, d'écrire fame, soumes, etc. plutôt que femme, sommes, etc. Mais en admettant que j'eusse réussi à faire des choix judicieux entre toutes ces variantes, ce travail aurait eu pour résultat de mettre le texte de l'Histoire en désaccord avec celui des chartes. En

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effet, pour me servir des mêmes exemples, je dirai qu'on rencontre dans les chartes, non seulement fame et femme, soumes et sommes, mais encore fanme et feme, some, somes, sonmes, sons et suns. En un mot il n'y a d'uniformité dans les chartes de Joinville que pour l'orthographe grammaticale; il n'y en a pas pour ce que nous appelons l'orthographe d'usage. Je reconnais qu'il y aurait là une réforme à faire, mais elle pourrait exiger un ouvrage spécial et fort étendu, analogue à celui qu'a publié M. Ambroise Firmin Didot sous le titre d'Observations sur l'orthographe française. Comme les nombreuses corrections sollicitées par mon ancien et vénéré confrère ne sont pas encore réalisées dans la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie, il faut pardonner aux clercs de Joinville de n'avoir pas atteint, il y a six cents ans, à une perfection que l'on recherche encore aujourd'hui.

Résumé. J'espère n'avoir rien omis d'essentiel dans ces observations sur la langue et la grammaire de Joinville. Je me suis proposé surtout de préparer le lecteur à une étude qui doit entrer désormais dans le plan d'une bonne éducation littéraire, et qui conduira certainement à une intelligence plus exacte de la grammaire moderne. J'ai voulu en même temps expliquer et justifier les procédés qui ont été appliqués à la correction grammaticale du texte publié dans cette édition. Il est maintenant facile de reconnaître que tous ces changements, quoiqu'ils se comptent par milliers, ne sont pas le résultat d'une tentative aventureuse, mais la conséquence naturelle d'un progrès sage et mesuré, qui arrive en son temps, et qu'ils ont pour objet de rendre à la langue de notre vieil historien sa véritable physionomie, profondément altérée dans les copies peu fidèles qui nous sont parvenues.

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