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CHAP. XXXV : Ci dit, comment en donner dons doit avoir mesure, et comment folle largece si est vice.

Et, comme ce soit et ait esté coustume à mains princes et hommes poissans prendre trop excessive amour et familiarité à aucuns de leur serviteurs plus que à nulz des autres, sans aucune vertu qui fust en eulx, mais par pure voulenté, sanz ce que plus qu'autres l'eussent desservi; comme en pluseurs hommes soit folle largece, laquelle est vice desplaisant à Dieu, qui ne veult mie que ceulx soyent grandement méritez qui ne le valent ne l'ont desservi, parquoy il conviengne les dignes et vertueux avoir souffraicté, estré indigens et mal méritez; et aultre si, pour folle largece accomplir, convient faire souventefoiz extorcions non deues; car autrement ne se pourroit fournir la superfluité de l'omme prodigue, qui est à dire fol large. Si n'est nulle largece virtueuse, se le terme de raison et discrécion n'y est bien gardé.

Pour ce, dit Seneque, ou livre de Clemence, que le prince n'est mie libéral, qui de l'autruy fait ses largeces; mais celluy doit estre appellez vray large, qui restraint son propre estat pour donner là où discrécion luy monstre qu'il soit bien employé; et pour tant, nostre sage Roy, en qui toute discrécion estoit, bien avisoit où asséoit ses grans dons, et nullement n'amast

CHAPITRE XXXV, où il est dit comment il faut garder une mesure dans la distribution des dons, et comment folle largesse est un vice.

Il arrive souvent que des princes et des hommes puissants s'attachent de préférence à tels serviteurs plus qu'à d'autres, par pur caprice, et sans que ceux là aient rien fait pour mériter cette prédilection; souvent aussi il arrive que des hommes montrent une folle largesse, laquelle est un vice déplaisant à Dieu, qui ne veut pas qu'on prodigue des faveurs non méritées; cette prodigalité est cause que les dignes et les vertueux restent oubliés et gémissent dans le besoin. Une telle largesse nécessite de fréquentes et d'injustes extorsions; car, sans cela, l'homme prodigue ne pourroit point y suffire. Ainsi donc, pour que la largesse soit méritoire, il faut que la raison et la sagesse l'accompagnent.

Voilà pourquoi Sénèque dit dans son livre de la Clémence, que le prince qui fait ses largesses avec le bien d'autrui, n'est mie libéral; mais celui-là est vraiment libéral qui prend sur ses propres ressources pour donner là où il croit bon et utile de donner. C'est ainsi que notre sage roi, en qui étoit tout discernement, s'assuroit bien de l'utilité

aulcun singuliérement, se aulcune grant vertu ou pluseurs n'y avoit apperceu si comme il fist en son bon chevalier, messire Jehan de la Riviere, que il ama espéciaulment pour sa trés grant loyauté et preudomie; car, ou temps des pestillences de France, à celluy furent faictes grans offres de deniers et seigneuries par pluseurs traitres maulvaiz, mais qu'il voulsist faire ou donner opportunité et lieu de accomplir maulvaistié et trayson, lequel loyal et bon chevalier plustost eust esleu la mort en sa personne que consentir fellonnie; et ces choses et autres vertus, en luy sceues et apperceues du sage Roy, à bon droit l'amoit singuliérement; laquelle amour, aprés la mort d'icelluy, bien monstra à son frere, messire Buriau de la Riviere, lequel autre si estoit sage, prudent, beau parlier, homme de belle faconde et miste en toutes choses. Et ainsi pluseurs autres de divers estas acquirent sa grace, pour vertu de chevalerie, sagece, loyaulté, abilleté, ou bel service.

Ce Roy singuliérement amoit gens constans en vertu, à l'exemple du bon empereur Henry, ci-dessus allégué, lequel virtueux, entre les autres biens, moult amoit le service d'esglise et se délictoit à l'oyr célébrer en chant solemnel.

Une foiz avint, à une solemnité, comme il commandast à un clerc diacre, lequel avoit moult mélodieuse voix, qu'il se revestit et chan

de l'emploi de ses grands dons; il n'affectionnoit personne d'une manière particulière, s'il n'avoit remarqué auparavant une ou plusieurs grandes vertus. C'est ainsi qu'il aima son bon chevalier messire Jean de la Rivière, à cause de sa grande loyauté et preud'homie. Pendant les troubles de la France, plusieurs mauvais traîtres firent à ce bon chevalier grandes offres de deniers et seigneuries, pour qu'il accomplit ou favorisât de mauvais projets; le loyal et bon chevalier auroit mieux aimé la mort que de consentir à une félonie; c'est pour des traits et des vertus semblables que le sage roi aimoit singulièrement ce chevalier. Après la mort de messire Jean, messire Buriau de la Rivière, son frère, fut aimé du roi Charles; il étoit sage, prudent, beau diseur, homme de belle et douce faconde en toutes choses. Plusieurs autres personnes de divers états obtinrent la faveur du roi Charles, pour vertus de chevalerie, sagesse, loyauté, habileté ou beau service.

Ce roi aimoit singulièrement gens constans en vertu, à l'exemple du bon empereur Henri, cité plus haut, lequel entre autres bonnes choses, moult aimoit le service d'église et se délectoit à l'entendre célébrer par des chants solennels. Une

tast l'evvangile, cellui diacre s'en excusa ; l'Empereur de rechief lui commanda, il le reffusa dutout. Et adont, comme l'Empereur fust informez que celluy clerc avoit la nuit couché avec une femme, pour ce se réputoit non digne, voult plus fort esprouver sa constance, le fist menacer de batre et de prison, ou cas qu'il ne chanteroit, et celluy riens n'en voult faire; luy fist dire qu'il vuidast et fust banis à tousjours mais; et celluy prent ses robes et choses, et s'en va. L'Empereur, qui moult le prisa, le fist suivre et ramener à seurté, et luy dist: « Tu » qui as plus doubté offenser Dieu que encourir » mon ire, es digne que ta constance te soit >> cause de mérite; et, pour ce, vueil-je que tu » ayes le primier eveschié qui sera vacquant; » mais que ores-en-avant te gardes de péchié.

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fist dire, que il vòloit retourner à la loy des ydoles, et que ceuls qui vendroyent avec luy aux sacrefices des dieux, et qui les aoureroyent seroyent ses amis et demourroyent en leur dignetez; et ceuls qui à ce n'obéyroyent, yroyent hors et leur feroit grant grace qui leur lairoit les vies : si en y ot qui, pour cuidier acquérir la grace de l'Empereur, s'offrirent à faire le sacrifice et aorer les ydoles, et ne firent force d'aler contre leur loy; les autres dirent, que riens n'en feroyent et que mieulx amoyent perdre sa grace que faire contre Dieu et sa loy, et ceuls l'Empereur tint avec soy, et dist que, comme ilz fussent féauls à Dieu, il avoit créance que à luy le seroyent; et les autres, comme flateurs, furent déboutez.

Et ainssi le bon Empereur luy promit et luy CHAP. XXXVI: Ci est la conclusion de la

tint.

A ce propoz d'amer bonnes gens et serviteurs preudeshommes, ce que par espécial tous princes doivent avoir chiers, est escript que, ou temps que Galeres et Constans tindrent l'empire de Romme, Galeres és parties d'Oriant, et Constans és parties d'Occident, ce Constant fu moult sages homs et prudent; il voult une foiz, si comme dit l'Istoire Tripertite, prouver, lesquelz estoyent vers Dieu plus féauls de ses gens; si

il se

fois, dans une solennité, il ordonna à un clerc diacre, qui avoit moult mélodieuse voix, de prendre l'habit d'église et de chanter l'évangile; le diacre s'excusa ; l'empereur le lui ordonna une seconde fois, et le diacre refusa net. L'empereur fut informé que ce clerc avoit couché la nuit avec une femme, et que, pour cette raison, croyoit indigne de chanter; voulant alors mieux éprouver sa constance, il le fit menacer d'être battu et emprisonné, s'il refusoit encore; le diacre n'en voulut rien faire. L'empereur lui fait dire de sortir, ajoutant qu'il le bannissoit pour toujours; le diacre prend ses robes et choses, et s'en va. L'empereur qui moult le prisa, le fit suivre et ramener en sûreté, et lui dit : « Toi >> qui as plus appréhendé d'offenser Dieu que » d'encourir ma colère, tu es digne que la cons>> tance te soit cause de mérite; et pour cela, je » veux que tu aies le premier évêché vacant; >> mais désormais garde-toi de péché. » Le bon empereur tint ce qu'il avoit promis.

Puisque nous en sommes à dire qu'on doit aimer les bonnes gens et serviteurs prud'hommes (ce que les princes surtout ne doivent point oublier), nous rappellerons ce qui est écrit de Galère et de Constance pendant qu'ils gouvernoient l'empire de Rome, Galère en Orient et Constance en Occident; Constance fut homme moult sage et prudent; il voulut une fois, comme le rap

primiere partie.

Pour ce que trop longue narracion souventefoiz tourne aux oyans et refférandaires à ennuy, comme la fragilité humaine en peu d'espece soit ennuyée ou lasse, pour sa muable sensualité qui desire tousjours nouvelletez des choses qui luy sont présentées en prolixité; souffise à présent la déclaration des vertus comprises en noblece de courage, qui, en traictant des bonnes

porte une Histoire divisée en trois parties, éprouver lesquels de ses gens étoient les plus dévoués à Dieu; il annonça qu'il vouloit retourner à la loi des idoles, qu'il aimeroit et maintiendroit en dignité ceux qui viendroient avec lui aux sacrifices des Dieux, et qu'il chasseroit, en leur laissant tout au plus la vie, par grâce, ceux qui refuseroient de faire comme lui; il y en eut qui, croyant gagner la faveur de l'empereur, consentirent à sacrifier aux dieux et à adorer les idoles, et sans peine renoncèrent à leur loi; d'autres répondirent à l'empereur qu'ils n'en feroient rien, qu'ils aimeroient mieux leur disgrâce plutôt que d'agir contre Dieu et contre sa loi; ce furent ceuxci que l'empereur garda avec lui; il dit que, puisqu'ils étoient restés fidèles à Dieu, il croyoit qu'ils lui seroient fidèles à lui-même; quant aux autres, il ne vit en eux que des flatteurs et les

renvoya.

CHAPITRE XXXVI: c'est ici la conclusion de la première partie.

Narration trop longue tourne facilement à ennui, parce qu'il faut peu de chose pour que fragilité humaine se fatigue et s'ennuie, à cause de sa curiosité mobile qui demande toujours quelque chose de nouveau; finissons donc ici ce qui re

si et en tel maniere que ce soit à la loange et gloire perpétuelle de celluy de qui principaulment il traicte, et a l'augmentacion de vertu et destruisement de vice. Amen.

meurs du sage roy Charles, est la primiere par- | force de continuer et finer cest présent volume, tye de ce present Traictié, si comme au primier fu promis; nonobstant que trop plus en pourroit estre dit, et que souffisant ne soit mon entendement de bien expliquer tous les virtueux effects de la noblece d'icelluy, desquelz plus narrer je laisse pour la cause de briefté. Mais, pour traire affin ce primier tiers, comme desireuse de parchever le surplus, m'en passeray. A tant, priant Dieu omnipotent qu'il, à mon foible sentement, aucteur de ce livre, doint vigueur et

garde les vertus comprises dans la noblesse de cœur, qui forme la première partie du présent traité consacré aux bonnes mœurs du sage roi Charles, comme il a été d'abord annoncé; quoique sur ce point il reste beaucoup de choses à dire, et mon intelligence même seroit impuissante à montrer tous les vertueux effets de la noblesse de cœur du roi Charles, je m'arrête ici parce qu'il faut être court. Comme je suis desireuse d'achever le reste, je termine ce premier tiers de mon ouvrage. Je prie le Dieu tout-puissant

Explicit la primiere partie du Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles; parchevé le vingt huictiesme jour d'avril, l'an de grace 1404.

qu'il veuille bien donner à mon foible esprit le le courage et la force de continuer et d'achever ce présent volume, si bien et de telle manière que ce soit à la louange et gloire perpétuelle de celui de qui principalement traite ce livre, et que ce soit aussi à la propagation de la vertu et à la destruction du vice. Ainsi-soit-il.

Fin de la première partie du Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles le Sage, parachevé le vingt-huitième jour d'avril, l'an de grâce 1404.

FIN DU TOME PREMIER.

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