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luy vouloir sauver la vie, luy disant que s'il luy faisoit cette grace, il luy donneroit plus d'argent que ne valoient toutes les marchandises dont il avoit chargé son vaisseau. Le pilote voulut sçavoir quel étoit l'homme qui luy parloit : le plus malheureux, luy dit-il, qui fut jamais au monde, traînant partout ma mauvaise fortune. Cette réponse ne fit qu'augmenter la curiosité du personnage, qui ne voulut pas se payer de ces vagues paroles. Il le pressa de ne le pas tenir plus longtemps en suspens, luy témoignant qu'il avoit bien la mine d'être quelqu'un des fuyards qui s'échappoient de la derniere bataille. Pierre luy avoüa de bonne foy que sa conjecture étoit veritable, et qu'il avoit été si malheureux que tous ses gens l'avoient abandonné. Le pilote voulut absolument qu'il luy dit le nom qu'il portoit, ajoûtant qu'il luy paroissoit homme à n'avoir pas toûjours eu les pieds dans un boisseau; que le cheval sur lequel il étoit monté le faisoit bien voir.

Tandis que ce pauvre Roy cherchoit à gagner l'esprit du pilote, afin qu'il le reçût dans son vaisseau sans qu'il fût obligé de luy reveler ny son nom, ny sa condition, tout l'enigme fut demêlé par un Juif, natif de Seville, nommé Salomon, qui se presenta là pour s'embarquer avec les autres, et, regardant Pierre au visage, il le reconnut tout d'abord. Il commença par le maltraiter de paroles, l'appellant cruel, inhumain, sanguinaire, abandonné du ciel et de la terre pour avoir fait mourir sa propre femme, la meilleure princesse du monde. Aprés qu'il se fut longtemps déchaîné contre Pierre en injures, il en vint des paroles aux effets, commandant à ses gens de le saisir au corps, et de le jetter vif dans la mer, disant qu'aprés avoir perdu son royaume, il avoit encore merité de perdre la vie. Quatre valets se mirent aussitôt en devoir d'executer cet ordre severe; deux le prirent par les bras, et les deux autres par les jambes, et le tenoient déja suspendu en l'air pour le plonger dans l'eau, quand ce malheureux cria qu'il donneroit tant d'or et tant d'argent à tous ceux qui s'étoient embarquez dans cette fregate, qu'il les feroient riches pendant toute leur vie, s'ils luy vouloient sauver la sienne. Le Juif ouvrit l'oreille à ses plaintes, et, se promettant de s'enrichirs'il avoit ce prince en son pouvoir, il declara qu'il le vouloit acheter comme son esclave, et qu'il payeroit le prix de sa personne argent comptant; ce qui fut executé sur l'heure; si bien que, par un juste châtiment de la providence divine, ce malheureux Roy tomba tout d'un coup dans la servitude, et se vit sous l'obeïssance d'un homme qui de

vint maître de sa vie et de sa mort, le pouvant vendre, battre, et même tuer impunément.

Henri cependant étoit toûjours avec la Reine, sa femme, et l'archevêque, devant Tolede, dont ils n'avoient point abandonné le siege, tandis que Bertrand et le Besque de Vilaines étoient aux mains avec Pierre. Ces deux generaux, aprés avoir remporté la victoire, les vinrent rejoindre devant cette place sans leur pouvoir donner aucunes nouvelles certaines de ce qu'étoit devenu ce malheureux Roy, ne sçachans s'il étoit encore mort ou vif. Ceux de Tolede étoient aux abois, les vivres leur manquoient, et les maladies emportoient beaucoup de soldats de leur garnison; les bourgeois mêmes n'en étoient pas exempts. Le secours qu'on leur avoit promis, et qu'ils attendoient avec la derniere impatience, ne paroissoit point. Les uns étoient dans la resolution de se rendre, les autres, intimidez par le gouverneur, qui les avoit menacé de la mort en cas qu'ils en parlassent, n'osaient pas ouvrir la bouche là dessus, dans l'incertitude où tout le monde étoit, quel party il avoit à prendre, ou de se rendre, ou de se defendre. Un Sarrazin trouva le secret d'entrer dans la ville par une poterne, pour leur dire en quelle assiette étoient les affaires. Grand nombre de bourgeois s'assemblerent en foule auprés de luy pour en apprendre des nouvelles. Il leur declara qu'il venoit de Seville et que les gens des trois lois, c'est à dire les Chretiens, Juifs et Sarrazins, l'avoient chargé de leur dire que Pierre étoit allé jusqu'au royaume de Belmarin, pour en amener un fort gros secours, et qu'il étoit même arrivé déja dans Seville tant de Sarrazins que toutes les auberges et hôtelleries regorgeoient de soldats. Le gouverneur, tout à fait devoüé à Pierre, et qui fut present au rapport de cette nouvelle, encouragea les bourgeois à ne point perdre patience, et les menaça de mettre plutôt le feu dans la ville que de souffrir qu'on songeât seulement à capituler. La plûpart des habitans ne s'accommodoient pas de la perseverance de ce commandement, et craignoient fort d'être pris d'assaut et d'essuyer la cruauté du soldat vainqueur, à qui l'on donne la licence de faire tout impunement; car Henry battoit toûjours la ville avec douze machines de guerre qu'il avoit fait faire.

Cependant le roy Pierre s'étant tiré de la servitude à force d'argent, s'étoit rendu dans Salamanque, à grandes journées, pour demander du secours au roy de Belmarin ou de Leon. Quand ce dernier sçut sa venuë, il luy fit dire de luy venir parler. Pierre le trouva dans son

à l'avenir vivre et mourir. Le roy de Belmarin,
tout à fait content de la declaration sincere qu'il
venoit de luy faire, l'assûra que son fils con-
duiroit le secours,
et que c'étoit le cavalier le
mieux tourné de son royaume, quoy qu'il n'eût
encore que vingt ans. Il fit ensuite équiper une
fort belle flote dans laquelle il fit entrer de fort
bonnes troupes avec touttes les munitions neces-
saires de guerre et de bouche.

palais, assis au milieu d'une foule de seigneurs | Mahomet, comme celle dans laquelle il vouloit qui luy faisoient fort respectueusement leur cour. Ce pauvre Roy luy fit une profonde reverence et luy fit de son mieux la peinture de ses malheurs. Il luy parla d'Henry comme d'un usurpateur qui l'avoit chassé de ses Etats par les armes d'un nommé Bertrand, chevalier breton, qui s'étoit mis à la tête de tous les vagabonds de France, avec lesquels il avoit fait des incursions dans son royaume, dont il luy avoit enlevé les plus belles villes et pris les forteresses les plus importantes. Il le pria de le secourir dans le besoin pressant où il le voyoit. Ce souverain luy repondit tout haut qu'il le feroit tres volentiers, mais qu'il falloit auparavant qu'il executât les deux promesses qu'il luy avoit faites, dont la premiere étoit d'abjurer la foi de Jesus-Christ et de se faire Mahometan, la seconde étoit d'épouser l'une de ses deux filles, dont il luy donnoit le choix, étant touttes deux également belles; et là dessus. il commanda qu'on les fit venir, afin qu'il vît laquelle seroit le plus à son gré. Elles entrerent dans la chambre se tenans touttes deux par la main, fort superbement parées, portans sur leurs têtes des couronnes d'un or arabe, le plus pur et le plus fin, dans lesquelles étoient enchassées des pierres précieuses et des grosses perles d'un prix inestimable. Le Roy, leur pere, les fit asseoir touttes deux auprés de luy, qui paroissoient dans cette salle comme deux idoles à qui l'on alloit donner de l'encens. On fit toucher en leur présence les luts, les violes et tous les autres instrumens de musique, afin que l'oreille et les yeux recevans dans le même temps un égal plaisir, le roy Pierre sentît en luy même un plus grand desir de posseder quelqu'une des deux. L'une s'appeloit Mondaine, et l'autre se nommoit Marie. Tandis que ce prince les contemploit touttes deux avec une admiration toute particuliere, le roy de Belmarin levant son sceptre fort haut, luy dit que puis qu'il étoit vray qu'un bâtard l'avoit dépouillé de ses Etats, il étoit resolu de l'y retablir en dépit de tous les Chrétiens et du Dieu dont ils étoient les adorateurs; qu'il luy donnoit pour femme sa fille Mondaine, dont la beauté ne se pouvoit regarder sans qu'on se recriât, et que de plus il les feroit tous deux mener en Espagne, escortez d'une armée de trente mille Sarrazins, touttes troupes choisies et des meilleures de son royaume. Pierre, se croyant au dessus de ses affaires et de ses ennemis, leva la main pour faire l'execrable abjurationeu de se transporter dans la Terre sainte, pour

de sa premiere foy, protestant qu'il y renonçoit de toute l'étenduë de son cœur et sans aucun déguisement, et qu'il embrassoit la religion de

Cet appareil se fit avec tant de bruit et de fracas, qu'il sembloit que tout cet armement se faisoit pour la conquête de l'Europe. Il arriva par hasard que deux pelerins chrétiens et gascons, qui revenoient de la Terre sainte, où ils avoient accomply le vœu qu'ils avoient fait de se transporter auprés du saint Sepulchre, pour y donner au Fils de Dieu des preuves de leur zele et de leur pieté, vinrent coucher dans la ville de Belmarin. L'un des deux s'appelloi Pierre Floron, et l'autre la Reolle. Ils furent surpris de voir tous les apprêts que l'on faisoit avec tant de tumulte et d'empressement, et demanderent par curiosité ce que tout cela vouloit dire. On leur en apprit le sujet. Cette nouvelle leur fit de la peine, ils eussent bien souhaité pouvoir en donner avis à Bertrand, afin qu'il se tint sur ses gardes, et se preparât à soûtenir tous les efforts de la guerre qu'on tramoit de faire contre luy. Ces deux pelerins se mirent en tête d'aller eux mêmes annoncer en personne tout ce qui se brassoit contre les Chrétiens. Ils se jetterent aussitôt en mer sur un petit bâtiment que le vent poussa si favorablement, qu'ils surgirent en fort peu temps à un port d'Espagne nommé Montfusain. Ces deux hommes avoient interêt de ne se pas trop découvrir, parce qu'ils étoient les vassaux du prince de Galles, qui avoit fait de grands ravages dans ce même païs, quand il y étoit entré pour reprendre sur Henry touttes les villes qui avoient secoué le joug de Pierre, son ennemy. C'est la raison pour laquelle ils s'aviserent, pour mieux cacher leur jeu, de demander l'aumône, afin de devenir par tout moins suspects, et d'y avoir aussi plus d'entrée sous un pretexte si spécieux.

de

Il y avoit une citadelle à Monfusain, dont la gouvernante étoit une fort belle dame, d'une naissance distinguée, fort charitable et fort aumôniere. Quand elle eut attentivement regardé ces deux pretendus gueux, et qu'elle les eut interrogé sur leur voyage et sur le dessein qu'ils avoient

obtenir la remission de leurs pechez, il luy sembla que ces gens raisonnoient si juste, et luy parloient de si bon sens, qu'il luy prit envie

de les retenir. Elle voulut se donner le plaisir | l'accompagner et la servir sur les chemins. Elle de les faire manger en sa presence pour contenter la curiosité qu'elle avoit d'apprendre ce qui se passoit en Jhérusalem. Elle leur demanda si les Chrétiens étoient toûjours fort maltraitez des Turcs. Ils luy repondirent qu'ils étoient plus acharnez contre eux que jamais, depuis qu'ils avoient entendu dire qu'un Breton, nommé Bertrand, homme fort intrepide et fort experimenté dans la guerre, avoit juré leur ruine et resolu❘ de les venir attaquer dans le centre de leurs Etats, aussitôt qu'il auroit mis ordre aux affaires qui troubloient la France et l'Espagne. La dame leur dit qu'elle connoissoit ce Bertrand, et qu'il commandoit les troupes d'Henry devant Tolede, qui ne pouvoit pas encore tenir longtemps, parce que les habitans étoient encore plus aux prises avec la famine qu'avec leurs ennemis, et qu'ils attendoient vainement un secours du roy Pierre, que l'on croyoit avoir été depuis peu noyé dans la mer.

Ces pelerins la détromperent là dessus en l'assurant que Pierre étoit encore tout plein de vie; qu'ils l'avoient veu depuis peu dans la ville de Belmarin, faisant sa cour au roy des Sarrazins pour en obtenir du secours contre Henry, qu'il pretendoit faire decamper de devant Tolede; qu'il avoit si bien reüssy dans touttes les tentatives qu'il avoit faites auprés de ce prince, que non seulement il luy avoit donné la plus belle de ses deux filles en mariage; mais il luy avoit confié ses plus grands secrets, et promis un gros corps de troupes que son propre fils devoit commander en personne pour faire dénicher de devant Tolede toutte l'armée d'Henry; que dans quinze jours au plus tard tout ce monde devoit partir pour cette grande expedition. Cette nouvelle étonna beaucoup cette dame, qui prenoit une fort grande part aux interêts d'Henry, dont elle étoit assez proche parente du côté de la mere de ce prince. Elle crut qu'il étoit important de luy en donner avis au plûtôt. Elle congedia les pelerins, ausquels elle donna cinquante doubles d'or pour continuer leur voyage, et resolut d'aller elle même de son pied trouver Henry dans son camp, pour l'avertir du peril qui le menaçoit, se persuadant que quoy que la nouvelle ne fût pas agreable, il luy sçauroit toûjours bon gré de son zele, et de luy avoir appris elle même tout ce qui se tramoit contre luy, pour luy donner le loisir de se précautionner contre une irruption qu'il ne sçavoit pas, et qui l'alloit infailliblement accabler.

Elle s'habilla donc en pelerine pour marcher avec plus de liberté et moins de soupçon, prenant seulement deux personnes avec elle pour

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fit tant de diligence, qu'en peu de temps elle arriva devant Tolede, dont Henry continuoit toûjours le siege. Elle commença par demander à parler à la Reine, à laquelle elle se découvrit et qui, la voyant ainsi travestie, luy fit aussitôt donner des habits proportionnez à sa qualité. Quand elle se fut un peu raffraichie, la Reine la mena dans la tente d'Henry, son epoux, qui tenoit conseil avec les principaux officiers de l'armée, dans le dessein de partager ses forces, d'en laisser toûjours la moitié devant Tolede et d'envoyer l'autre devant Seville, parce qu'on sçavoit de bonne part que les bourgeois étoient fort partagez entr'eux, les uns se declarans pour Henry, et les autres pour Pierre, et l'on esperoit qu'on feroit pencher la balance entiere du côté d'Henry, si l'on faisoit approcher de cette ville une armée en sa faveur. Leur conference fut fort à propos interrompuë par la presence de cette dame, qui, par son discours, leur fit connoître qu'ils avoient à deliberer sur un sujet plus important. Quand Henry l'apperçut, il la vint embrasser aussitôt, et l'appellant sa belle cousine, il luy demanda par quelle favorable avanture il avoit le bonheur de la voir dans son camp. Elle luy fit bientôt comprendre que ce n'étoit pas en vain qu'elle l'étoit venuë trouver, quand il apprit tout le détail que les pelerins venoient de luy faire, et le dessein qu'on avoit de luy faire incessamment lever le siege de Tolede par le nombreux secours que Pierre avoit obtenu du roy de Belmarin.

Ce surprenant avis troubla fort Henry tout d'abord, voyant que ces troupes étrangeres alloient rompre toutes ces mesures. Bertrand luy remit l'esprit, en le conjurant d'avoir confiance en Dieu, qui ne l'abandonneroit pas et luy donneroit toutte sa protection contre un prince apostat qui l'avoit renié. Ce brave general, que rien n'étoit capable d'ébranler, l'assûra que plus ils auroient d'ennemis, plus la victoire qu'il en remporteroit seroit illustre et glorieuse, et que le ciel le feroit triompher de tous ces infidelles. Et par Dieu, continua t'il, puisque les Sarrazins viennent à nous, il ne nous les faudra point aller querir en Syrie, ne saint Pierre à Rome, quand nous le trouvons à notre huis. Il luy conseilla d'envoyer des coureurs par tout pour battre l'estrade et reconnoître le mouvement et la contenance que pouroient faire les ennemis ; et le roy Henry renvoya sa belle parente avec de fort riches presens et un bon cortege. Les espions et les coureurs qu'on avoit détachez, rapporterent que vingt mille Sarrazins, venans de Grenade, avoient debarqué tout

recemment au port de Tolede, à trois lieues au dessous de cette ville, dans le dessein de la secourir. Cet avis obligea Bertrand de tirer les meilleures troupes du siege, et d'y en laisser quelques unes, afin que les assiegez ne s'apercevans point de ce mouvement, ne songeassent point à faire de sorties. La Reine resta toûjours devant la place avec l'archevêque, faisant toùjours continuer les travaux et les attaques à l'or- | dinaire; et ce qui pouvoit encore faciliter le succés du siege, c'est qu'on avoit dressé contre la porte de Tolede une fort grosse batterie, dont on empêchoit, à force de traits, les bourgeois et les assiegez de sortir. Bertrand se mit cependant à la tête de ses plus belles troupes, accompagné du Besque de Vilaine et des deux Mauny, marchant en fort belle ordonnance contre les Sarrazins, qui ne s'attendoient pas à soûtenir sitôt le choc de ce fameux et redoutable capitaine. Il les chargea d'abord avec tant de furie qu'il en coucha sept mille par terre, et fit prendre la fuite au reste, qui courut à perte d'haleine jusqu'au port pour remonter sur les vaisseaux qu'ils y avoient laissez et se mettre à couvert d'un plus grand carnage à la faveur de la mer et des vents.

Le butin qu'ils laisserent fut grand; les François, vainqueurs, le partagerent entr'eux avec joye. La justice distributive y fut fort gardée: les tentes, les pavillons, le bagage, les armes, l'or, l'argent et touttes les autres dépouilles furent dispensées à chacun avec tant d'ordre, de sagesse et d'équité, que tout le monde fut content. Ces troupes victorieuses et touttes fieres d'un si grand succés, retournerent au siege, se promettans bien que la prise de Tolede seroit la suite infaillible de cette glorieuse bataille. Les Sarrazins, qui s'en étoient échappez au nombre de treize mille, et qui s'étoient rembarquez, allerent porter à Seville la nouvelle de leur défaite. Ils y trouverent le roy Pierre qui ramassoit beaucoup de troupes du païs de Grenade, qui, jointes à leur debris, pouvoient bien monter à cinquante mille hommes, tant Juifs, Sarrazins, que Chrétiens natifs de Seville. Le jeune prince de Belmarin se voyant à la tête d'une si belle armée, croyoit que touttes les forces de l'Europe ne seroient point capables de luy resister; et comme elle étoit composée de trois nations differentes, de Juifs, de Sarrazins et de Chrétiens, il dit au roy Pierre qu'il ne vouloit commander que les Payens tout seuls, qui ne s'accorderoient jamais avec ceux d'une autre secte que la leur; et qu'il luy conseilloit de conduire les Juifs et les Chrétiens, dont il connoissoit mieux les inclinations et le

gente que luy, quoy qu'il fût persuadé que touttes ces precautions seroient inutiles, parce que leurs ennemis, voyans fondre tant de gens sur eux, abandonneroient aussitôt le terrain qu'ils occupoient devant Tolede, et ne manqueroient pas de prendre la fuite. Pierre qui connoissoit mieux que luy le caractere d'Henry, de Bertrand et du Besque de Vilaines, l'assura qu'il n'en iroit pas ainsi; qu'ils avoient à faire à des gens nourris dans les combats, qui ne sçavoient ce que c'étoit que de reculer et qui vendroient bien cherement leur vie, particulierement ce Bertrand, qui sembloit n'être né que pour les batailles, dont il sortoit toûjours avec avantage, et même sçavoit trouver dans sa défaite dequoy s'attirer de la gloire; tant il avoit accoûtumé de bien payer de sa personne dans touttes les occasions heureuses ou malheureuses; qu'il falloit donc songer à bien combattre, et que c'étoit un coup sûr que Bertrand ne se retireroit pas sans rien faire.

Tandis que ces deux princes s'entretenoient ensemble là dessus, un espion se détacha pour venir donner avis à Henry de tout ce qu'il leur avoit entendu dire, et de l'apprehension qu'avoit le jeune prince de Belmarin, que les Chrétiens ne s'enfuissent aussitôt qu'ils les verroient approcher d'eux. Henry fit part à Bertrand du dessein que les ennemis avoient de leur venir tomber sur le corps, et le pria de luy donner un bon conseil pour sçavoir le party qu'il luy falloit prendre dans la conjoncture presente contre tant de forces, qui devoient apparemment les accabler. Guesclin le pria d'avoir bon courage, luy disant que s'il vouloit suivre la pensée qu'il avoit dans l'esprit, il battroit ses ennemis et prendroit Tolede. Ce prince l'assûra qu'il defereroit aveuglément à tous ses sentimens, s'il vouloit luy en faire part. Bertrand luy témoigna qu'il étoit d'avis que l'on prît les trois quarts de l'armée campée devant la ville, pour aller au devant de leurs ennemis, et que ces trois quarts fussent remplacez des milices de la campagne et du plat païs; que les assiegez voyans toujours un semblable nombre de gens devant leur place, ne s'appercevroient point de ce changement; qu'il falloit ensuite tirer toutes les garnisons voisines pour renforcer l'armée qui marcheroit au devant de celle des ennemis, qui, toute nombreuse qu'elle fût, n'étoit pas trop à craindre, parce qu'elle étoit composée de gens qui, n'étant pas de même païs ny de même secte, ne s'accorderoient jamais bien ensemble, et seroient plus aisez à défaire. Ha, ha, dit Henry, comme tu es preud'homme! Le Besque de Vilaines et tous les autres gene

raux se rangerent tous à l'avis de Bertrand, | tombans tous d'accord qu'on n'en pouvoit pas ouvrir un plus judicieux. On se mit donc en devoir, non seulement de le suivre, mais de l'executer ponctuellement comme il avait été projetté. L'on tira tout ce qu'on put de troupes des garnisons voisines. On fit marcher au siege tout ce qu'il y avoit de païsans capables de porter les armes, et l'on mit en campagne les trois quarts de l'armée, qui furent encore grossis par la jonction de tout ce qu'on put amasser de soldats des plus aguerris, qu'on avoit jetté dans les villes et les citadelles pour les defendre.

Bertrand ayant fait tous ces preparatifs, se mit en marche pour venir à la rencontre du roy Pierre, dont ayant découvert de loin les bataillons et les escadrons, et même ayant entendu le hannissement des chevaux, il détacha vingt cinq coureurs pour les observer de plus prés, et luy rapporter ce qu'ils auroient veu. Ces gens s'allerent poster à l'orée d'un bois qu'on appelloit le bois des Oliviers. Ils étudierent de là tout à loisir le nombre, l'ordonnance, la contenance de cette formidable armée devant la quelle ils ne croyoient pas que Bartrand pût tenir; ils se disoient les uns aux autres, qu'ils seroient infailliblement battus si leurs gens en venoient aux mains avec Pierre, dont les forces les accableroient par la multitude. Un de ces vingt cinq plus brave que les autres et Breton de nation, dit qu'il vouloit éprouver par un combat singulier qu'il vouloit faire avec quelque cavalier de l'armée de Pierre, chrétien, juif ou sarrazin, si la bataille seroit heureuse pour Henry, prétendant qu'il en seroit de même de la journée que de l'assaut qu'il alloit faire contre un particulier des ennemis, jurant que s'il n'en rencontroit point dans les champs, il iroit faire cette bravade et ce défy jusqu'à l'armée | de Pierre. Il trouva bientôt l'occasion de s'en épargner le chemin, car il aperçut au même instant trois Sarrazins qui s'étoient détachez de leur gros, pour mettre leur chevaux en haleine et les faisoient bondir au milieu des champs, avec beaucoup de faste et d'orgueil. Cet écuyer breton les alla morguer luy tout seul, et quand il fut auprés d'eux, il passa son épée tout au travers du corps de celuy qui luy paraissoit le plus fier, et le jetta par terre. Il voulut aller aux deux autres; mais il fut bien payé de sa temerité; car l'un d'eux nommé Margalan, luy déchargea sur le bras un si grand coup de sabre qu'il le luy coupa tout entier, et le fit tomber à terre avec son épée. Il couroit grand risque d'être tué, si ceux de l'embuscade n'eussent piqué leurs chevaux jusques là pour le secourir. Les

deux Sarrazins les voyans courir à eux prirent aussitôt la fuitte, dont il y en eut un qui fut atteint et massacré. L'autre ayant échappé, s'en alla répandre l'alarme dans l'armée de Pierre, auquel il conta toute cette triste avanture, luy disant qu'il y avoit des gens d'Henry retranchez dans le bois des Oliviers. Pierre se le tint pour dit, et défendit à son monde de s'écarter, afin que chacun se preparât à bien payer de sa personne dans cette journée.

CHAPITRE XXIX.

De la derniere bataille que gagna Bertrand sur le roy Pierre, qui perdit dans cette journée plus de cinquante mille hommes, et qui fut ensuite assiegé dans le château de Montiel où il se retira.

Henry parfaitement instruit par ses espions et coureurs de tout ce qui se passoit dans l'armée de Pierre, disposa toutes choses au combat, allant de rang en rang exhorter ses gens à bien faire, et leur remontrant qu'il falloit employer les derniers efforts pour prendre Pierre mort ou vif, de peur que s'il leur échappoit, il ne leur suscitât encore de nouveaux ennemis; qu'il falloit que cette journée fût la derniere et le couronnement de touttes les autres; qu'ils avoient à combattre un prince apostat, qui s'étoit rendu l'horreur et l'execration de toute la terre par ses cruautez et ses impietez; que le ciel ne beniroit jamais les armes de ce meurtrier, dont les troupes étoient composées d'infidelles et de Juifs, tous ennemis du nom Chrétien, qui marchoient sans discipline, et vivoient entr'eux sans intelligence; qu'ils auroient bon marché de touttes ces canailles qui n'avoient rien de bon que les dépoüilles qu'ils en esperoient, et qu'il y avoit lieu de croire que cette journée les feroit tous riches; que ceux enfin qui viendroient à perdre la vie dans cette bataille, ne pouvoient mourir plus glorieusement, ny plus saintement, puis que ce seroit pour une cause non seulement fondée sur la justice, mais aussi sur la religion; qu'on ne pouvoit mourir qu'une fois, et que dans ce rencontre le merite et la pieté se trouveroient mêlées dans un même trépas, qui seroit regardé devant Dieu comme un sacrifice.

Un discours si fort et si touchant fut interrompu par la voix publique de toute l'armée, qui luy témoigna n'avoir point de plus grand desir que d'en venir aux mains incessamment. On alla donc de ce pas aux ennemis. Henry fut un peu surpris de voir la belle ordonnance de l'armée de Pierre et la ficre contenance de ceux

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