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occupée par des Juifs, l'autre par des Chrétiens, | Daniot s'offrit de demeurer auprés de luy comme et la troisième par des Sarrazins, cependant garant du succés de cette entreprise. Mathieu Pierre ne s'y trouvoit pas plus en sûreté qu'ail-mena l'autre au prince Henry, pour l'informer leurs, et ne put s'empêcher de faire sentir son des mesures qu'il avoit meditées pour l'execuchagrin à ces deux Juifs Daniot et Turquant, tion d'un si grand dessein ; les moyens qu'on luy qui par leurs pernicieux conseils l'avoient emproposa luy parurent faciles: il ne s'agissoit barqué dans toutes les méchantes affaires qu'il plus que d'en faire la tentative. Turquant se mit avoit à soûtenir. Il leur reprocha qu'ils étoient en devoir de sonder là dessus les Juifs; il se la cause de tout son malheur, depuis qu'ils luy coula par une poterne, et se glissant au pied des avoient malicieusement conseillé de faire mou- murailles de la citadelle qu'ils occupoient, il rir la reine Blanche, s'étant eux-mêmes rendus cria d'en-bas, à ceux qui faisoient le guet et la les ministres et les instrumens de cette cruauté, sentinelle sur le haut des murs, qu'ils eussent à pour assouvir leur vengeance particuliere; que luy faire ouvrir le guichet, et qu'il avoit une depuis ce detestable meurtre ils luy avoient at- affaire capitale à leur communiquer. tiré l'indignation de tous ses sujets, et la revolte de son propre frere qui le menoit battant par tout; qu'ils meritoient qu'il les fit punir du dernier supplice, mais qu'il se contentoit de les bannir pour jamais de sa Cour, dont il leur defendoit d'approcher sous peine de la vie.

Ces deux Juifs obeïrent sans repartir et sans entreprendre de se disculper auprés de ce prince irrité dont ils redoutoient la colere. Ils prirent le chemin de Lisbonne pour se mettre à couvert de l'orage qui les ménaçoit : mais par malheur ils furent rencontrez un matin par Mathieu de Gournay, chevalier anglois, qui les surprit sortans d'un vallon, comme il alloit au fourrage. Il ne les apperçut pas plûtôt qu'il vint à eux l'épée à la main, leur commandant de se rendre, ou qu'il leur en coûteroit la vie. Ces deux miserables tremblans de peur luy crierent misericorde il leur demanda s'ils étoient Juifs ou Sarrazins; Turquant luy repondit qu'ils étoient Juifs à la verité, mais que s'il avoit la bonté de ne les point faire mourir, ils luy promettoient de luy livrer dans le lendemain la ville de Seville. Le chevalier les assûra que non seulement ils auroient la vie sauve, mais qu'ils seroient recompensez à proportion d'un service si essentiel, s'ils étoient assez heureux et adroits pour faire ce coup. Turquant reprit la parole en luy revelant les moyens dont il se serviroit pour en venir à bout. Il luy fit entendre que les Juifs ayant dans Seville un quartier separé, qu'ils ouvroient et fermoient quand il leur plaisoit, il luy seroit aisé d'entrer dans le lieu qu'ils occupoient et d'en gagner les principaux avec lesquels il avoit de secrettes intelligences; qu'il tourneroit si bien leurs esprits qu'il les feroit condescendre à ce qu'il voudroit, pourveu qu'on leur promit qu'en facilitant aux troupes d'Henry la prise de la ville, on ne toucheroit point à leurs biens, encore moins à leur vie.

Mathieu de Gournay goûta fort cet expedient et voulut que l'un des deux en fût la caution.

On courut aussitôt à luy pour le faire entrer ; chacun de cette nation lui fit mille honnêtetez. On le mena devant les maîtres de la loy, qui luy demanderent le sujet de son arrivée si precipitée. Il leur exposa que Pierre étoit tres-mal intentionné pour eux, et que s'ils ne prenoient contre luy de fort promptes precautions, ils ne pouroient pas eviter les funestes effets de son ressentiment. Il ajoûta qu'il avoit déja commencé de faire voir son mauvais courage en le banissant de sa Cour avec Daniot, sous des menaces tres-severes, et qu'ils devoient au plùtôt aviser ce qu'ils avoient à faire s'ils vouloient conserver leurs biens et leurs vies. Les plus considerables et les plus distinguez de cette nation, tout consternez d'une nouvelle si étrange, luy demanderent à luy même quelles mesures il leur conseilloit de prendre dans une si fâcheuse conjoncture. Il leur témoigna qu'il avoit déja fait quelques avances là dessus en leur faveur, et qu'il avoit obtenu d'Henry qu'il ne leur seroit fait aucun tort s'ils luy donnoient l'entrée de leur fort, pour y mettre ses gens à couvert en attendant qu'ils épiassent l'occasion d'attaquer la ville et d'y mettre tout à feu et à sang. Les Juifs ne balancerent point à entrer dans ce dessein, quelque perfide et lâche qu'il fût, parce qu'ils ne pouvoient se sauver que par là. Le saint jour du dimanche fut choisy pour cette entreprise, parce que, semblables à leurs ancêtres, ils faisoient scrupule d'y travailler un samedy, jour du sabat, et n'en avoient point de vendre une ville et de livrer leur prince à ses ennemis. Turquant ayant ainsi tout concerté comme il le desiroit, alla rendre compte de tout à Mathieu de Gournay, qui le mena parler aussitôt à Henry.

L'impatience qu'ils avoient eu tous d'eux d'annoncer une nouvelle qui devoit être agreable à ce prince, ne leur fit pas prendre garde aux gens qui se trouverent presens à ce complot, et cette beveüe deconcerta toute l'entreprise : car une

beile Juifve s'étant rencontrée là, prêta l'oreille à tout ce qu'ils .dirent, et comme elle étoit la maîtresse de Pierre et qu'elle avoit un grand interêt à sa conservation, elle se déroba secrettement de nuit pour lui venir dire tout le secret de la conspiration, luy faisant un detail fort exact et fort circonstancié de toute cette trame, dont les principaux auteurs étoient ces deux scelerats, Daniot et Turquant, qu'il avoit banny, et qui, pour se venger, en vouloient à sa vie. Le roy Pierre eut d'abord beaucoup de peine à croire une nouvelle si funeste; mais la Juifve la luy confirma par tant d'endroits et par tant de sermens, que ce prince n'en doutant plus, la remercia de la part qu'elle prenoit si fort à ce qui touchoit sa personne et ses interêts, et l'embrassa sur l'heure avec une tendresse toute pleine de reconnoissance et d'estime pour sa fidelité, luy promettant de la recompenser avec usure d'un si bon office et de la rendre heureuse durant toute sa vie. La Juifve ayant fait sa cour aux dépens de ceux de sa nation, s'en retourna dans la Juifverie, fort satisfaite de l'avis qu'elle venoit de donner à Pierre à leur insçû.

Les Juifs, qui sçavoient les engagemens de cœur qu'elle avoit avec le roy Pierre, essayerent de la pressentir sur les plus secrets desseins de ce prince, se persuadans que la grande amour qu'il avoit pour elle ne luy auroit pas permis de luy faire mystere de rien. Cette dame leur dit froidement qu'elle croyoit que les approches d'Henry l'obligeroient d'aller bientôt en Portugal. En effet, Pierre prit la resolution de quiter Seville dés le lendemain, sur l'avis qu'il avoit reçu de la Juifve, qu'on en vouloit encore plus à sa personne qu'à la ville. Il fit donc trousser son bagage en grande diligence, et fit le même compliment à ceux de Seville que celuy qu'il avoit fait aux habitans de Burgos, de Tolede et de Cardonne, les conjurant de se bien defendre contre Henry jusqu'à son retour, qui seroit bien prompt, puis qu'il ne partoit que pour aller demander du secours aux rois de Grenade et de Belmarin, leur promettant de revenir incessamment, et de fondre, avec toutes ces forces, sur son frere, sur Bertrand et sur toutes leurs troupes, et que si l'un et l'autre tomboient dans ses mains, il ne leur feroit aucun quartier. Les bourgeois de Seville luy firent aussi les mêmes protestations de fidelité que les autres villes, et le prierent de les venir au plutôt animer par sa presence à soutenir le choc de leurs communs ennemis.

La belle Juifve, qui s'étoit trouvée presente à la conjuration que Turquant avoit tramée contre Pierre, quand il entra dans la Juifverie pour

débaucher ceux de cette nation du service de ce prince, remarqua ceux qui luy paroissoient les plus mal intentionnez pour luy, dont elle luy donna la liste par écrit. Pierre voulant s'en venger, feignit d'avoir besoin de leur cortege sur sa route, leur disant, pour les endormir et les engager à le suivre, qu'il les avoit toûjours reconnu fort fidelles, et qu'ils luy feroient plaisir de l'accompagner dans le voyage qu'il alloit entreprendre. Ils crûrent que cette demande étoit moins un piege qu'un effet de la confiance qu'il avoit en eux. Ils se firent donc un merite de s'acheminer avec luy; mais aussitôt qu'il eut gagné la nuit dans sa route, il les fit tous pendre. Quand il eut fait cette cruelle execution, il voulut poursuivre sa marche, mais la grande obscurité le faisant tomber dans l'égarement, il se trouva fort embarrassé, donnant tout au travers des hayes et des fossez, sans sçavoir à quoy s'en tenir, et faisant mille imprecations contre son mauvais sort, tantôt reclamant le secours du ciel et tantôt celuy des demons.

On avoit beau luy remontrer les impietez qu'il commettoit, il demeuroit toûjours endurci sans se laisser fléchir par les prieres de ses amis, qui l'exhortoient de rentrer un peu en luy même et de reconnoître son Dieu dans le peril où il étoit. Le tonnerre vint au secours des hommes et gronda sur sa tête avec tant de fracas et de bruit, qu'on croyoit qu'il se rendroit à cet avertissement du ciel; mais il ne fit pas seulement le signe de la croix et continua de vomir contre Dieu des blasphemes encore plus execrables, disant que s'il étoit tout puissant, il ne l'abandonneroit pas de la sorte. Le temps étoit si noir qu'ils ne sçavoient pas tous mettre un pied devant l'autre, quand Pierre s'avisa de faire porter devant eux sa table d'or sur une mule, afin que l'escarboucle dont nous avons parlé, jettant un grand brillant par tout, leur servît de guide et de lumiere pour les éclairer au milieu de la nuit. Elle fut d'un fort grand secours à ce malheureux Roy, que l'on talonnoit de fort prés; car quand ceux de Seville apprirent la cruelle execution qu'il avoit fait faire de leurs principaux bourgeois, ils ne respirerent plus que vengeance contre ce barbare.

Henry, Bertrand et toute la Blanche Compagnie se servirent d'une si favorable occasion pour se presenter devant les murailles de cette ville. L'intelligence qu'ils avoient déja dans la place avec les Juifs en facilita beaucoup la reddition. Les Chrétiens et les Sarrazins firent quelque mine de resister mais les Juifs étans soûtenus d'Henry, de Bertrand, du maréchal d'Andreghem, d'Hugues de Caurelay, de Ma

thieu de Gournay, de Gautier Hüet, du Besque | mains avec les François, et qu'il n'étoit pas

de Vilaines, tout plia devant eux, et les bourgeois se joignirent avec eux contre la garnison, qui, se voyant attaquée de tous côtez, mit les armes bas et se rendit à la discretion du vainqueur, qui bien loin de faire main basse sur elle, aima mieux luy donner quartier que de repandre le sang de tant de gens qui pouvoient encore combattre pour une meilleure cause que celle de Pierre, prince reprouvé de Dieu et hay des hommes pour tant de cruautez qu'il avoit commises, et qui l'avoient rendu l'horreur et l'execration de ses sujets aussi bien que de ses ennemis; si bien qu'Henry fit son entrée dans Seville à la tête de son armée. Les bourgeois luy en presenterent les clefs, luy rendirent leurs hommages et luy prêterent le serment de fidelité.

CHAPITRE XIX.

De la vaine tentative qne fit Pierre auprés du roy de Portugal pour en obtenir du secours; et du prix que Mathieu de Gournay, chevalier anglois, remporta dans un tournoy contre des Portugais.

Pierre voyant toutes ses affaires deplorées, et qu'Henry s'etoit presque rendu maître de toute l'Espagne, il se persuada que le roy de Portugal auroit quelque compassion de son infortune et voudroit bien luy prêter la main pour le rétablir dans ses Etats. Ce fut dans cet esprit qu'il l'alla trouver à Lisbonne. Il luy exposa l'usurpation pretenduë que le prince Henry venoit de faire en son royaume, assisté des armes de Bertrand Du Guesclin, qui s'étoit mis à la tête de grand nombre d'avanturiers pour luy ôter sa Couronne. Il le supplia de le vouloir tirer de ce mauvais pas en luy donnant le secours dont il avoit besoin pour reprendre toutes les places que la perfidie de ses sujets luy avoit fait perdre. Le roy de Portugal l'assûra que son sort étoit bien à plaindre, mais qu'il n'avoit pas des forces suffisantes pour entrer ouvertement dans son affaire et s'attirer sur les bras une guerre avec les François de gayeté de cœur; que cependant il pouvoit compter que, s'il vouloit établir son séjour en Portugal, il le feroit servir en Roy, luy donnant tous les officiers qui sont ordinairement employez auprés de la personne d'un souverain. Pierre le remercia de ses honnêtetez, et dissimula le chagrin qu'il avoit dans le cœur de se voir éconduit.

Il s'avisa d'une autre ressource: il se souvint que le prince de Galles avoit été souvent aux

leur amy. Cette pensée fut fort soûtenuë par le roy de Portugal, auquel il s'ouvrit là dessus, et qui luy conseilla de prendre ce party, luy disant qu'il n'étoit pas necessaire qu'il fit le trajet pour passer en Angleterre, puis qu'il trouveroit dans la Guienne le prince de Galles, qui, selon toutes les apparences, épouseroit ses interêts avec chaleur, ayant avec soy de fort belles troupes, avec lesquelles il avoit remporté de grands avantages contre les François ; qu'il pouvoit compter par avance que son voyage auroit un succés infaillible, puis qu'il y avoit longtemps que les mains luy démangeoient contre cette nation, sur laquelle il ne cherchoit que quelque specieux pretexte pour faire des conquêtes.

Ces raisons encouragerent Pierre à prendre le chemin de Bordeaux pour y parler au prince de Galles qui y tenoit sa Cour. Il fit donc preparer un vaisseau sur lequel il chargea ce qu'il avoit de plus riche et de plus precieux, sans oublier sa table d'or, et puis il y monta, suivy de vingt cinq chevaliers, de cinquante écuyers espagnols et de grand nombre de Juifs, qui luy faisoient une fort fidelle compagnie. Durant cet embarquement de Pierre pour Bordeaux, Henry, son ennemy, ne s'endormoit pas : il assembla son conseil auquel assisterent Bertrand, le maréchal d'Andreghem, Hugues de Caurelay, le sire de Beaujeu, Mathieu de Gournay et tous les autres generaux les plus distinguez de l'armée. Il leur fit part de la nouvelle qu'il avoit apprise, que Pierre étoit allé mandier du secours auprés du roy de Portugal, et leur demanda quelles mesures il luy falloit prendre pour empêcher ce prince d'entrer dans les interêts de son ennemy. Bertrand prit la parole et declara qu'il étoit à propos de depêcher en Portugal quelque chevalier au plûtôt, pour apprendre en quelle assiette étoit cette affaire, et que pour détourner un coup si dangereux, il falloit ménacer ce Roy d'entrer en armes dans ses Etats, et de luy donner tant d'exercice chez soy qu'il n'auroit pas le loisir de songer à secourir les autres; qu'aprés qu'ils auroient fait la conquête du Portugal, ils pourroient attaquer les royaumes de Grenade et de Belmarin, passer sur le ventre à tant de Juifs et de Sarrazins, dont ils étoient remplis, et de la pousser jusques dans la Terre sainte, pour se rendre maîtres de Jerusalem, et reprendre sur les Infidelles ce que Godefroy de Bouillon le Grand avoit autrefois emporté sur eux.

On songea donc à choisir un homme de cœur et de talent pour bien s'aquiter de la commission dont on avoit envie de le charger auprés du roy

de Portugal. On jetta les yeux sur Mathieu de Gournay, chevalier anglois, qui fut ravy d'avoir cet employ, parce qu'il mouroit d'envie de voir la ville de Lisbonne et la cour du roy de Portugal. Il se mit en chemin luy dixiême pour ce sujet. Il arriva dans cette ville un peu devant diner. Il n'eut pas plûtôt mis pied à terre dans l'hôtelerie, qu'il eût la curiosité de demander à son hôte si le roy de Portugal étoit à Lisbonne, et ce que l'on disoit du roy Pierre. Cet homme répondit que Sa Majesté s'alloit bientôt mettre à table avec une tres-belle dame qu'il venoit de marier avec un prince de son sang, et qu'il y auroit le lendemain un superbe tournoy, dont il pouroit être le spectateur et prendre part à cet agreable divertissement; qu'à l'égard du roy Pierre, il étoit à Bordeaux auprés du prince de Galles, pour luy demander du secours contre Henry, Bertrand et tous les autres chevaliers françois, et que s'il l'obtenoit, il luy seroit fort aisé de faire lâcher prise à ceux qui l'avoient dépouillé de ses Etats.

Mathieu de Gournay fut surpris de cette nouvelle, et tandis qu'il se mettoit sur son propre pour se presenter devant le roy de Portugal, il ne put s'empêcher de dire qu'étant Anglois de nation, il ne pouroit plus servir Henry contre Pierre, si le prince de Galles, son maître, se declaroit pour ce dernier. Il se rendit ensuite au palais dans un équipage fort leste. Il rencontra sur les degrez de l'escalier un autre Anglois qu'il connoissoit de longue main, pour s'etre trouvez ensemble à la bataille de Poitiers. Aprés s'être embrassez l'un l'autre, le dernier se chargea d'aller dire au Roy la venue de Mathieu, luy promettant qu'il auroit de Sa Majesté tout le plus favorable accueil qu'il pouroit desirer. En effet, il en fit à son maître un portrait fort avantageux, luy disant que ce chevalier qui venoit de la part d'Henry étoit un gentilhomme d'un merite fort singulier, et qui s'étoit aquis beaucoup de reputation dans les

armes.

Quand il eut ainsi pris les devans en sa faveur, il le revint trouver pour le presenter au Roy; mais il trouva sur sa route les maîtres d'hôtel de Sa Majesté, qui venoient à sa rencontre pour luy faire honneur, et l'introduire fort civilement dans la chambre du Roy, devant lequel Mathieu de Gournay fit mine de fléchir le genou; mais ce prince ne le voulant pas permettre, le prit aussitôt par la main pour le relever, et luy demanda comment Henry se portoit et tous les braves qui l'avoient secondé dans son expedition d'Espagne, qui luy avoit été plus glorieuse que juste, parce qu'on n'a jamais

| bonne grace d'envahir les Etats d'un legitime souverain. De Gournay voyant qu'il étoit prevenu contre Henry, le desabusa de l'erreur dans laquelle il étoit, luy representant qu'il avoit plus de droit à la couronne d'Espagne que Pierre, et que le sujet de la commission dont on avoit trouvé bon de le charger auprés de Sa Majesté, ne tendoit qu'à sçavoir si dans le fonds il étoit vray qu'elle voulût embrasser les interêts de Pierre contre Henry; que si cette nouvelle qui couroit étoit veritable, il avoit ordre de prendre aussitôt congé d'elle et de se retirer. Le roy de Portugal luy dit ingenüment, qu'il s'étoit ouvert là dessus en presence de toute sa Cour; qu'il étoit bien vray que Pierre luy avoit demandé du secours, mais qu'il étoit encore plus vray qu'il le luy avoit refusé, ne voulant pas troubler le repos de ses peuples, en attirant dans ses Etats une guerre étrangere dont il se passeroit fort bien.

Mathieu luy témoigna que le prince Henry luy sçauroit bon gré de ce qu'il avoit bien voulu ne luy pas être contraire dans la justice de ses armes. Le Roy le fit asseoir à sa table et le regala de son mieux, le faisant entrer dans tous les divertissemens qu'on donnoit à la nouvelle épouse, et dans tous les honneurs qu'on luy faisoit. On n'y épargna pas les joueurs d'instrumens; mais leurs concerts ne plurent aucunement à Mathieu de Gournay, qui n'étoit pas fait à ces sortes de cacofonies, dont les tons étoient si discordans qu'ils luy écorchaient les oreilles. Il ne put dissimuler le peu de goût qu'il prenoit à cette grossiere symphonie, disant qu'en France et en Angleterre la musique avoit bien d'autres charmes, et que les instrumens y étoient touchez avec beaucoup plus de delicatesse. Le Roy luy fit entendre qu'il avoit deux hommes de reserve, qui n'avoient point leurs semblables au monde sur cet art, et que quand il les auroit entendu il en seroit tellement enchanté qu'il conviendroit que dans toute l'Europe personne ne pouvoit encherir sur le talent qu'ils avoient d'enlever le cœur par l'oreille. Le chevalier luy témoigna qu'il s'estimeroit heureux s'il pouvoit avoir part à ce plaisir.

Ce prince les fit appeler; ils entrerent dans la salle avec une fierté qui surprit Mathieu de Gournay, car outre qu'ils étoient vêtus comme des princes, ils avoient derriere eux chacun un valet qui portoit leurs instrumens. Ce chevalier s'attendoit à quelque chose de fort rare, mais il ne put se tenir de rire quand ils commencerent à jouer comme ces vielleurs, qui vont en France par les villages quémander par les tavernes et les cabarets. Le Roy voulut sçavoir le sujet de

sa raillerie; mais ce prince fut encore bien plus | bonne qu'un Anglois devoit faire admirer sa force déconcerté quand le chevalier l'assûra que ces et son adresse dans le tournoy qui se feroit le leninstrumens étoient le partage des aveugles et demain, pour rendre les nopces de la princesse des gueux, à qui l'on donnoit l'aumône, quand d'autant plus celebres. Ce spectacle extraordiils avoient joué deux ou trois fois de la sorte que naire attira sur la place tout ce qu'il y avoit de venoient de faire ces deux hommes qu'il esti- gens curieux pour être les témoins de la gloire moit tant. Il en eut tant de confusion, qu'il jura ou de la honte de ce chevalier. Toutes les dames qu'il ne s'en serviroit plus. En effet, il leur remplirent les balcons, les fenêtres et les échadonna congé dés le lendemain, ne voulant plus faux, ayant encore plus d'envie d'attirer sur retenir à sa Cour de ces sortes de gens, qui luy elles les yeux de tout le monde, que l'Anglois faisoient affront devant les étrangers, qui se- n'en avoit de faire admirer le talent qu'il avoit roient capables de le tourner en ridicule, quand de bien manier un cheval et de le pousser contre ils diroient par tout que le roy de Portugal n'a- un autre pour luy faire perdre les étriers et le voit point de plus agreable concert, ny de plus renverser par terre. Les chevaliers qui devoient charmant plaisir que celuy d'entendre des viel- être de la partie parurent sur les rangs pour leurs, qui sont par tout ailleurs si communs et entrer en lice, et faisoient sur la place fort belle si méprisez dans toute l'Europe. contenance. On trouva bon d'ouvrir ce combat à la pointe du jour pour éviter la grande chaleur, qu'il eût fallu necessairement essuyer si l'on eût commencé plus tard. Il y eut dans ce tournoy force casques abbattus, force lances brisées et beaucoup de chevaux renversez.

Le roy de Portugal crut qu'il se tireroit mieux d'affaire en donnant au chevalier de Gournay le spectacle du tournoy, dans lequel il le voulut même engager et le mettre de la partie, luy disant qu'il avoit appris que les Anglois excelloient par dessus toutes les autres nations dans ces sortes d'exercices, et qu'il luy feroit plaisir de montrer son adresse et sa force dans cette lice, en presence de toute sa Cour; qu'une si belle assemblée meritoit bien qu'un chevalier aussi galant que luy, s'en donnât la peine. Il le cajola si bien, luy vantant la valeur des Anglois, que rien n'étoit capable d'étonner, et qui sortoient avec un succés admirable de toutes les expeditions qu'ils entreprenoient, que ce discours enfla le cœur du chevalier et luy donna tant de vanité, qu'il ne feignit point de répondre qu'il prèteroit le colet à qui oseroit mesurer ses forces avec luy; que depuis qu'il s'étoit mis sur les rangs dans ces sortes de combats il avoit toûjours remporté l'avantage, et que tout le monde luy faisoit la justice de croire qu'il avoit eu beaucoup de part au gain que les Anglois avoient fait de la bataille de Poitiers. Cette repartie donna plus d'ardeur au roy de le voir entrer dans cette carriere avec les autres, et pour l'échaufer davantage à condescendre à son desir, il luy declara qu'il destinoit un prix pour celui qui feroit le mieux et sortiroit de cette lice avec plus de succés, que le plus adroit auroit pour recompense une belle mule qui valoit cent marcs d'argent, dont la selle étoit toute d'yvoire et le harnois d'or. Il lafit même mener sous les fenêtres de son palais, afin que tout le monde la vît, et qu'elle excitât davantage l'envie de ceux qui seroient en competance pour remporter un si riche prix.

Le chevalier se promettoit de son experience qu'elle ne lui échaperoit point. La nouvelle se répandit par toute la Cour et toute la ville de Lis

Mathieu de Gournay remporta toujours l'avantage et renversa plus de cent chevaliers par terre, qui furent culbutez avec leurs chevaux les uns aprés les autres. Chacun battoit des mains en faveur de l'Anglois, dont les coups étoient portez avec tant de roideur que personne ne pouvoit les parer. Le roy de Portugal voyoit avec chagrin toute cette manœuvre, disant en soy-même que cet étranger, au sortir de sa Cour, parleroit avec mépris des Portugais et decrediteroit leur nation dans toute l'Europe, se vantant qu'aucun d'eux n'avoit pû se defendre de faire devant luy la pirouette et de coucher enfin sur le sable. Ce prince se souvint qu'il y avoit parmy ses officiers un Breton, nommé la Barre, homme rentassé, qui avoit la reputation d'être un rude joüeur en matiere de joûte. Il l'appella pour le pressentir s'il se croyoit assez fort et nerveux pour entrer en lice contre l'Anglois. La Barre répondit qu'il luy prêteroit le colet volontiers, et qu'il esperoit sortir avec succés de cette affaire. On le fit armer pour cet effet; on lui donna l'un des meilleurs chevaux de l'écurie du roy, afin qu'il ne luy manquat rien pour agir avec avantage et triompher de son antagoniste. Il se presenta sur les rangs dans cet équipage. Il vit l'Anglois qui paroissoit tout fier de ce qu'il venoit d'abbattre douze chevaliers; mais sa contenance ne l'intimida point, et luy donna même une plus grande demangeaison de le vaincre.

Tout le monde étoit dans l'attente et dans l'impatience de les voir aux mains. Cette curiosité fut bientôt satisfaite. La Barre fit son ma

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