Imatges de pàgina
PDF
EPUB

lection pour ce prince. Il ne s'agissoit plus que de pressentir les Juifs. Celuy que leur conseil avoit chargé de la réponse, demanda devant, que de faire son rapport, que chacun fit serment de les laisser aller hors de la ville, avec toute la securité possible, en cas qu'ils trouvassent à propos de prendre ce party. La condition luy fut aussitôt accordée. Quand le Juif eut par devers soy ce qu'il demandoit, il dit que, comme ils n'estimeroient pas un Juif qui se feroit Chrétien, de même ils n'estimoient pas un Chrétien qui se faisoit Juif, et qu'il les prioit de le dispenser de s'ouvrir plus avant, puis qu'il leur étoit aisé de faire l'application là dessus, que des gens bien sensez comme eux pouvoient faire fort facilement. Comme c'étoit sur la personne de Pierre que tomboit le denouement de cet enigme, chacun fut ravy de voir que les trois sectes differentes n'avoient eu toutes qu'un même sentiment et reconnoissoient Henry pour leur Roy.

[ocr errors]

Les Cordeliers, aprés avoir été bien regalez, reprirent le chemin de Burgos, et remplirent toute la ville d'une joye extrême par cette agreable nouvelle qu'ils y repandirent. Les Espagnols sortirent des portes en bon ordre, à la pointe du jour, pour venir à la rencontre de leur nouveau prince; tout le clergé se mit en marche aussi, revétu fort magnifiquement et faisant porter devant soy la croix et la banniere, remerciant Dieu par des hymnes et par des cantiques de ce qu'il leur donnoit un si genereux prince. Les eclesiastiques étoient precedez des plus notables bourgeois, dont il y en avoit huit qui portoient au bout de leurs lances les clefs de la ville, à raison de huit portes dont elle étoit ouverte et fermée. Les dames parurent aux fenêtres et sur les balcons fort superbement parées, pour donner plus d'éclat et de lustre à l'entrée de ce nouveau Roy quelles souhaitoient fort de voir, ayant déja par avance une favorable prevention contre luy. Les bourgeois allerent au devant de luy plus de quatre lieües.

[ocr errors]

remercia de l'honneur qu'ils luy faisoient, et leur promit qu'il leur donneroit tous les sujets du monde de se loüer de luy. Quand il vit approcher l'archevêque, il mit pied à terre avec Bertrand et plus de cinquante des principaux officiers de l'armée, pour recevoir sa benediction. Ce venerable prelat luy fit sa harangue au nom de tous les bourgeois de la ville qui l'environnoient, le traita de Roy, luy presentant les soumissions, les hommages et l'obeïssance d'un million de peuples qui le vouloient reconnoître pour leur souverain, s'il avoit la bonté de leur vouloir promettre qu'il ne toucheroit point aux usages, coûtumes et privileges établis par ses predecesseurs rois. Il leur répondit avec toutes les honnêtetez imaginables, et donna les mains à tout ce qu'ils voulurent de fort bonne grace.

Toute la ville étant donc resoluë de se rendre à ce prince, il fallut prendre des mesures pour luy faire part du dessein qu'ils avoient de se Quand Henry les appercut venir, l'excés de la donner à luy. L'ambassade étoit un peu deli-joye qu'il en eut luy fit verser des larmes. Il les cate; car il étoit dangereux que Pierre ne fût informé de la defection de ceux de Burgos. On jetta les yeux sur deux Cordeliers, qui ne refuserent point de se charger de ce message et dont l'habit couvroit tout le soupçon. Ceux-cy ne manquerent point de se rendre avec leurs depêches à l'armée d'Henry, qui n'étoit qu'à dix lieues de là. Quand on vit approcher ces deux Freres mineurs, on presuma que la commission qu'ils avoient ne pouvoit être que fort agréable. Le plus ancien porta la parole, et dit qu'il étoit chargé de la part de tous les habitans de Burgos, Chrétiens, Sarrazins et Juifs, de presenter au prince Henry leurs soumissions, et de le prier de se rendre incessamment à cette grande ville, dont ils ne se contenteroient pas de luy ouvrir les portes, mais pretendoient encore l'y couronner avec toute la pompe et toute la ceremonie qui se sont toûjours observées à l'égard des nouveaux rois d'Espagne, pourveu qu'il leur promît de ne donner aucune atteinte à leurs coûtumes et leurs privileges. Henry, comblé de joye de recevoir une si agreable nouvelle, fit à ces Cordeliers un accueil qui fut au dessus de leur attente même, les gratifia de fort beaux presens, et leur ordonna de retourner sur leurs pas à Burgos, pour en assurer les bourgeois de toute sa bienveillance, et leur declarer qu'il iroit le lendemain les voir en personne, et leur donner des preuves réelles de sa protection.

|

Ce prince, continüant sa marche avec Bertrand et tous les seigneurs de sa Cour et de son armée, au bruit des acclamations de ceux qui s'étoient rendus auprés de sa personne pour le feliciter sur son arrivée dans Burgos, entra dans cette grande ville avec ce superbe cortege. On fit retentir toutes les cloches avec le plus de fracas et de bruit que l'on put, pour témoigner la joye que tout le monde avoit de sa venuë. On logea toute l'armée dans les fauxbourgs, et ce nouveau Roy se rendit au palais avec Bertrand et les principaux seigneurs qui commandoient ses troupes, où l'attendoit un fort ma

gnifique et splendide souper, qui luy fut d'autant plus agreable que plus de cent des plus nobles et des plus belles dames de la ville furent de ce repas. La table fut servie de viandes fort exquises et dont la delicatesse n'en empêchoit point l'abondance. Tout le peuple passa la nuit et le lendemain tout entier dans une rejouissance à proportion. Le vin ruisseloit comme l'eau par toutes les ruës, et l'on ne vit jamais de si grandes demonstrations de joye, que celle qui parut dans ce beau jour qui mettoit Henry dans la possession de Burgos. Il témoigna publiquement qu'il étoit redevable de tous ces succés et de toutes ces prosperitez à Bertrand, auquel il fit des caresses toutes particulieres, qui donnerent à ce general un nouveau desir de pousser encore plus loin ses conquêtes en faveur d'un prince si reconnoissant, et de luy soûmettre le cruel Pierre, qui ne meritoit pas de porter la Cou

ronne.

Henry, se croyant au dessus de toutes ses affaires, se persuada que pour s'affermir encore davantage dans le bonheur où il se voyoit, il étoit de la politique d'appeler au plûtôt sa femme à Burgos, pour la faire couronner avec luy. Cette princesse étant parfaitement belle et spirituelle, pouvoit beaucoup contribuer, par sa presence, à l'avancement de leurs communs interêts, et cultiver par là les amis et les creatures de son mary. Ce luy fut une joye bien grande quand elle apprit qu'elle alloit devenir Reine d'un grand royaume, lors même qu'elle croyoit tout perdu pour Henry. Elle se rendit à Burgos dans un fort leste et pompeux équipage, accompagnée des trois sœurs du Roi son mary. Mais avant que d'y faire son entrée, qui fut des plus superbes, elle descendit de carosse aux approches de cette grande ville, et monta sur une tres belle mule qui portoit une selle toute couverte de pierreries, d'où pendoit une housse de pourpre, enrichie d'un brocard d'or dont les yeux des spectateurs étoient éblouis; le harnois étoit aussi d'un prix proportionné à toutes ces richesses.

On vint dire secrettement à Bertrand que la Reine étoit presque aux portes de Burgos. Il monta tout aussitôt à cheval pour luy faire honneur, accompagné d'Hugues de Caurelay, d'Olivier de Mauny, de Jean d'Evreux et de Gautier Hüet. Aussitôt qu'elle les aperçut, elle descendit de sa mule, pour leur témoigner qu'elle tenoit de leur bravoure et de leur valeur le bienheureux état dans lequel elle alloit entrer, et que sa présente prosperité ne l'avoit pas tellement entétée qu'elle lui eût fait oublier sa premiere condition. Tous ces generaux se jetterent

à bas de leurs montures, la voyans à pied, et la conjurerent de remonter sur sa mule. Elle fit beaucoup de façons avant que de s'y resoudre, disant qu'il étoit de son devoir de faire honneur à ceux ausquels elle étoit redevable de la Couronne qu'elle alloit porter. Ces paroles étoient accompagnées de tant de grace et de majesté que ces seigneurs en étoient charmez et se disoient l'un à l'autre qu'une telle dame meritoit de regner. Quand ils furent tous remontez auprés d'elle, ses belles sœurs étudians la mine de Bertrand, dont elles avoient tant entendu parler, s'entretinrent sur son chapitre; l'une d'elles toute étonnée de son exterieur ingrat et de son air tout disgracié, ne put s'empêcher de dire Mon Dieu qu'il est laid! est-il possible que cet homme ait acquis dans le monde une si grande reputation? La seconde repondit qu'il ne falloit pas juger des gens par les apparences, et qu'il luy suffisoit qu'il fut brave, intrepide, heureux, et sortant toûjours avec un succés incroyable de toutes les expeditions qu'il entreprenoit. La troisième encherit encore sur la seconde, en faisant remarquer aux deux autres qu'il étoit d'une taille robuste, qu'il avoit les poings gros et quarrez, qu'il avoit la peau noire comme celle d'un sanglier, et qu'on ne devoit pas s'étonner s'il en avoit aussi la force et le courage. Tandis que ces princesses observoient ainsi Bertrand depuis la tète jusqu'aux pieds, la Reine entra comme en triomphe dans Burgos, suivie d'un cortege fort magnifique, accompa gnée d'une cavalcade fort leste. Mais ce qui fit naître encore une plus grande veneration pour elle, ce fut la majesté de son visage et ce grand air de Reine, qu'elle tenoit encore plus de la nature que de sa qualité. Toutes les dames de Burgos avoient arboré leurs plus beaux ornemens pour se présenter devant elle et luy faire leur cour. Elles la felicitèrent sur la justice que le ciel luy faisoit de la faire monter sur le trône, dont elle n'étoit que trop digne, et l'assûrerent qu'elles feroient de leur mieux pour luy plaire, et qu'elles travailleroient par tout à luy donner des preuves de leur obeïssance et de leur zele. La Reine leur repondit qu'elle feroit si bien qu'elles auraient tout sujet de se louer d'elle. En suite elle se rendit au palais, qu'elle trouva fort superbement paré, dont toutes les chambres étoient tenduës de fort rares tapisseries et de riches draps d'or et de soye.

Le saint jour de Pâques fut choisy pour le couronnement de Leurs Majestez, qui fut suivy d'un fort grand banquet. Les concerts, les voix et d'autres instrumens de musique en rendoient le repas encore plus agreable. Le comte de la

Marche, aprés que toutes ces rejouissances eurent pris fin, se souvenant que la reine Blanche de Bourbon avoit reçu la sepulture dans une eglise qui n'étoit pas fort loin de là, fit celebrer plusieurs messes dans le même lieu pour le repos de l'ame de cette princesse; et par ce lugubre devoir, il ralluma dans l'ame de Bertrand et de tous les François le juste desir de venger sur Pierre un si cruel meurtre, et de n'en pas demeurer à ces premiers succés, qu'ils avoient intention de pousser jusqu'au bout en faveur d'Henry. Tandis que tous ces seigneurs étoient touchez de ces nobles sentimens, et s'excitoient les uns les autres à perseverer dans leur entreprise, il partit secrettement un espion de la ville de Burgos, qui fut à toute jambe à Tolede pour avertir Pierre de tout ce qui venoit de se passer à son prejudice.

les Etats de Pierre, comme ils avoient si bien commencé, leur representant que si c'étoit un motif de religion qui leur faisoit porter leurs pensées contre le royaume de Grenade, parce qu'il étoit rempli de Juifs et de Sarazins, qu'il n'y en avoit pas moins dans les terres de l'obeïssance de Pierre, qui leur pouroient servir d'objet à l'accomplissement de leurs pieux desseins; qu'au reste il leur abandonneroit les dépoüilles de toutes les conquêtes qu'ils feroient, dont ils pouroient s'enrichir beaucoup.

Tandis qu'Henry faisoit les dernieres instances auprés d'eux pour leur persuader de ne le pas abandonner en si beau chemin, la Reine vint appuyer tout ce qu'il disoit, en ajoutant les larmes aux prieres, et leur remontrant que, s'il leur plaisoit de rester avec eux, elle sacrifieroit toutes choses pour reconnoître les bons services qu'ils leur auroient rendus ; qu'ils n'auroient pas plûtôt les talons tournez, que Pierre viendroit fondre sur eux et reprendre Burgos. Elles les cajola si bien, que le Besque de Vilaines, également touché de son discours et de ses pleurs, declara qu'il avoit toûjours ouy dire que ce n'étoit point assez de commencer une af

Ce prince avoit en sa compagnie plusieurs Juifs avec lesquels il s'entretenoit sur le present état de ses affaires, qu'il comprit être bien plus deplorable qu'il ne pensoit par le triste rapport que cet espion luy fit en leur presence de la reddition, ou plûtôt de la défection de Burgos et du couronnement de ses ennemis dans cette grande ville. La douleur que Pierre conçut d'une si funeste nouvelle, luy fit dire qu'il s'ap-faire si l'on ne la poussoit jusqu'au bout en la percevoit bien que la prophetie s'accompliroit bientôt à ses propres dépens, et que Bertrand, designé par l'aigle, alloit faire une proye de tous ses Etats. Le comte de Castres, son intime amy, le plaignit beaucoup, voyant que toutes ses affaires se décousoient ainsi; quand un Juif, nommé David, qui se piquoit d'astronomie, tâcha de lui remettre l'esprit en lui disant qu'il avoit étudié son étoile, et qu'il auroit le même sort que Nabuchodonosor; qu'il étoit bien vray qu'on le feroit descendre du trône; mais qu'il y remonteroit ensuite avec plus de gloire; qu'il avoit appris par l'inspection des astres, que l'aigle qui le devoit dépouiller seroit pris à son tour par le vol d'un faucon qui viendroit d'outremer pour le secourir. Ce pronostique fut litteralement accomply dans la suite.

Bertrand et toute sa Compagnie Blanche, ayant glorieusement executé ce qu'ils avoient entrepris en faveur d'Henry, tinrent conseil ensemble, dans la pensée de tourner leurs armes du côté de Grenade, contre les Sarazins qui s'en étoient rendus les maîtres. Mais Henry, voyant que ce dessein nuiroit beaucoup à ses affaires, qui demeureroient imparfaites, et pouroient tomber en decadence s'il étoit abandonné d'eux, les conjura de suivre leurs premieres brisées, et de pousser toûjours leur pointe contre

C. D. M., T. I.

couronnant; qu'ils trouveroient dans ce même païs le champ large pour faire la guerre aux Juifs et aux Sarrazins; qu'enfin, si l'on l'en vouloit croire, on iroit tout droit de ce pas attaquer Tolede pour y surprendre Pierre, qui se trouveroit pris au depourveu. La Reine, charmée d'entendre un discours qui quadroit si fort à ses sentimens et à ses interêts, ne se put tenir d'embrasser celuy qui prenoit son party d'une maniere si genereuse. Bertrand, le maréchal d'Andreghem, Hugues de Caurelay, Gautier Hüet, et tous les autres generaux se laisserent entraîner à l'avis du Besques.

Il fut donc resolu que dés le lendemain l'on marcheroit du côté de Tolede. Pierre fut bientôt informé de ce mouvement par un espion, qui vint à tuëcheval l'avertir qu'il alloit avoir sur les bras Henry, secondé de Bertrand et de la Blanche Compagnie : que la Reine y étoit aussi en personne, qui, par ses carresses et les attraits de sa beauté, les animoit tous à le venir assieger dans cette grande ville. Pierre cut tant de frayeur de cette nouvelle, qu'il n'osa pas les attendre, et declara dans son conseil qu'il étoit resolu de sortir de Tolede plûtôt que d'y demeurer enfermé davantage. Il appela les principaux bourgeois pour leur faire entendre que sa retraite ne les devoit point alarmer, puis qu'elle ne tendoit qu'à revenir promptement sur

32

ses pas pour leur amener du secours. Il les exhorta de se bien defendre et de luy garder durant son absence la fidelité qu'ils luy devoient, puis qu'ils avoient de bonnes murailles et des vivres pour plus d'une année. Ceux de Tolede luy promirent de demeurer toûjours inviolablement attachez à son service, et de tenir bon contre ses ennemis jusqu'à ce qu'il fût de retour avec le secours, qu'ils le prioient d'être le plus prompt qu'il luy seroit possible.

Les choses étant arrêtées ainsi de part et d'autre, Pierre ne songea plus qu'à partir au plûtôt, faisant charger sur des mulets son or, son argent et ses meubles les plus riches et les plus precieux, sans oublier une table d'or d'un prix inestimable, et toute chargée de pierres precieuses et de fines perles d'Orient fort rondes et fort grosses, dans la quelle on avoit enchassé les portraits en or des douze pairs de France. On ajoûte que cette table que Pierre avoit en possession, portoit une grosse escarboucle au milieu des autres pierreries, à laquelle on donnoit deux proprietez admirables. La premiere c'est qu'elle luisoit la nuit avec autant de clarté que le soleil fait en plein jour; la seconde c'est quesi l'on en approchoit du poison elle changeoit aussitôt de couleur et devenoit noire comme un charbon. Ce malheureux prince menant avec soy tout cet équipage, fit une traite de quinze lieües, et vint coucher à Cardonne, pour de là s'aller cacher dans une forest longue de cent lieües et large de quinze, tant il étoit epouvanté du peril qui le menaçoit. Henry, de son côté, continuant sa route, approcha de Tolede avec son armée. Tous les habitans de la campagne voisine se jetterent dedans avec tout ce qu'ils purent retirer de leurs biens, tant il y avoit de frayeur dans tout le plat païs.

Henry, devant que d'entreprendre un siege dans les formes, trouva bon de sonder les principaux bourgeois de la ville pour les pressentir s'ils seroient eloignez de capituler avec luy. Ce fut dans cet esprit qu'il envoya des passeports à ceux qui voudroient le venir trouver pour concerter quelque accommodement. L'evêque de Tolede fit assembler les plus notables bourgeois dans l'Hôtel de Ville, et leur exposa qu'il étoit tout evident que Pierre, ayant emporté tout ce qu'il avoit de plus precieux, n'avoit aucune pensée de retourner chez eux, encore moins de leur amener du secours: que cependant se voyans hors d'état de se bien defendre, ils devoient aviser au plûtôt à ce qu'ils avoient à faire dans un peril si eminent, et que s'ils étoient pris d'assaut, comme il n'en doutoit pas, il leur en coûteroit leurs biens et leurs vies; qu'il

[ocr errors]

étoit donc d'avis, pour prevenir un si grand malheur, qu'ils se rendissent au prince Henry, dont ils auroient plus de sujets de se louer que de Pierre le Cruel, dont la domination leur avoit toujours paru si tyrannique.

Son sentiment fut reçu de tout le monde avec une égale chaleur, et pour venir des paroles aux effets, on luy mit entre les mains les clefs de la ville, en le conjurant de partir incessamment pour les rendre en celles d'Henry. L'evêque se mit aussitôt en chemin, se faisant accompagner des bourgeois de la ville les plus riches et les plus distinguez. Il trouva sur sa route ce prince qui s'approchoit d'eux. Ce prelat fit son compli ment au nom des habitans, à la tête desquels il étoit, et luy presenta les clefs de Tolede avec toute la soumission possible. Il luy témoigna qu'il étoit chargé de luy faire hommage, et de le reconnoître, de la part de tous les bourgeois de cette grande ville, comme leur souverain legitime et leur roy, le priant de souffrir qu'ils se donnassent tous à luy comme ceux de Burgos

Henry les reçut sous son obeïssance aux mêmes conditions que ces derniers. Ils regalerent ce prince de fort beaux presens et logerent une partie de l'armée dans leurs fauxbourgs. Henry distribua tous ces dons aux principaux seigneurs ausquels il avoit obligation de l'heureux succés de ses affaires. Bertrand et les autres chevaliers qui l'avoient accompagné dans ces dernieres expeditions n'y furent pas oubliez. Il apprit que Pierre s'étoit retiré dans Cardonne; il prit la resolution de l'en faire fuir comme il avoit fait de Burgos et de Tolede: mais avant que de se mettre en marche pour ce sujet, il voulut donner ordre à ses affaires en recevant le serment de fidelité de ceux de Tolede, dans laquelle il laissa la Reine pour entretenir tout le monde dans l'obeïssance, et de plus en plus affermir sa domination recente par les manieres engageantes de cette princesse. Henry ayant à passer une forest large de quinze lieües, fit prendre des vivres à ses troupes, et comme elle étoit pleine de lions, d'ours, de leopards et de serpens, il ordonna que personne ne sortit de ses rangs et ne se debandât; car ceux qui ne se tenoient point serrez et sémancipoient à droite et à gauche étoient aussitôt devorez. En effet, ils furent étonnez d'en voir un si grand nombre. Leurs oreilles étoient rebattues du rugissement des lions et du sifflement des serpens. Ce trajet leur coûta beaucoup à passer, mais aprés qu'ils l'eurent franchy, toute l'armée se trouva prés de Cardonne, dont Pierre sortit aussitôt à la hâte, aprés qu'il eut appris qu'il n'étoit plus

maître de Tolede et qu'on le cherchoit partout | pour le prendre. Il se mit à faire beaucoup d'imprecations contre sa mauvaise fortune, disant qu'il n'avoit aucuns sujets fidelles, et que tous se faisoient un merite de le trahir, les religieux de même que les seculiers, et que s'il pouvoit jamais tenir Bertrand dans ses mains, il assouviroit sur luy toute sa cruauté.

Le comte de Castres luy voyant plaindre son malheureux sort, luy conseilla de s'accommoder avec Henry à condition de lui laisser Cardonne, Tolede et Seville dont ce prince luy feroit hommage, et lui rendroit la ville de Burgos; qu'ou- | tre cette condition reciproque il pouroit compter à Bertrand la somme de deux cens mille livres pour la partager avec ceux qui l'avoient accompagné dans cette expedition, l'assûrant qu'avec ce petit sacrifice toute cette armée se dissiperoit et ne se pouroit jamais rallier, et qu'il lui seroit fort aisé par là de triompher en suite d'Henry, qui, se voyant privé de tout ce secours, periroit infailliblement et ne luy pouroit plus contester la Couronne.

Cet avis étoit si judicieux et si sensé, que Pierre y entra volontiers avec toute sa Cour. Il fallut donc jetter les yeux sur quelques personnes insinuantes, sages et discrettes, qui pûssent ménager avec succés une negociation de cette importance. On choisit des ambassadeurs de cette trempe et de ce caractere, qui se rendirent en grande diligence au camp des ennemis, qu'ils trouverent assis auprés d'une riviere qui couloit prés de cette forest qui leur avoit fait tant de peine à passer. Henry, Bertrand et toute la Compagnie Blanche se rafraîchissoient auprés de ces eaux. Ces deputez s'adresserent d'abord aux principaux commandans de l'armée, dont le Besque de Vilaines, Hugues de Caurelay et Olivier de Mauny étoient des premiers. Ils les supplierent de la part de Pierre, qui les avoit envoyez auprés d'eux, de vouloir bien s'interesser dans la paix tant desirable entre les deux freres, aux conditions qu'on avoit déja projettées, ajoutans que s'ils couronnoient cette affaire et vouloient tourner leurs armes contre Grenade ou Belmarin, que les Juifs et les Sarrazins possedoient, ce prince leur offroit trente mille Espagnols qui durant trois mois les serviroient gratuitement pour cette conquête.

Cette proposition surprit fort Henry, qui s'apperçut bien qu'elle tendoit à ruïner toutes les mesures qu'il avoit prises contre Pierre. Les seigneurs luy demanderent ce qu'il en pensoit; il répondit que c'étoit un piege qu'on luy tendoit pour le faire tomber dans le precipice, et qu'on

[ocr errors]

luy vouloit ôter toute la force qu'il avoit, en le privant de tous les braves qui avoient épousé sa querelle, afin d'avoir ensuite plus de prise sur luy; qu'il entreroit volontiers dans le party qu'on luy proposoit, pourveu que Pierre luy donnât pour ôtages sa propre fille avec Ferrand de Castres, et cinquante bourgeois des plus riches. Les deputez luy declarerent qu'ils n'avoient aucuns ordres, ny aucun caractere pour transiger là dessus avec luy. Ce prince ajoûta qu'outre tous ces ôtages il vouloit encore que Pierre luy mît dans les mains Daniot et Turquant, ses deux principaux affidez qui avoient tant de part à tous ses conseils, ou plutôt les deux scelerats qui n'avoient point rougy de commettre le meurtre du monde le plus execrable sur la personne de la reine Blanche de Bourbon sa femme, dont Pierre étoit luy même l'auteur et le complice; et qu'il avoit envie de leur faire expier par les flammes un crime si horrible. Il pria même ces deux deputez de luy faire l'amitié d'arréter ces deux meurtriers, en cas que Pierre prit le party de fuir de Cardonne comma il avoit fait auparavant de Burgos et de Tolede.

La nouvelle que ces deux envoyez donnerent à Pierre, que son ennemy luy demandoit pour ôtages sa propre fille et le comte Ferrand de Castres, l'alarma beaucoup, et luy fit bien comprendre que la proposition qu'il avoit faite ne seroit d'aucun succés. Elle gâta même si fort ses affaires, que ce comte qui luy avoit donné ce conseil, voyant qu'on le mettoit en jeu, craignit qu'on ne l'embarquât trop avant, et prit la resolution de quitter la Cour de ce prince, de peur qu'il ne l'entraînât dans sa perte. Il se déroba secrettement de sa compagnie, sans luy témoigner le sujet de sa retraite et sans prendre congé de luy. Cette démarche peu civile étonna beaucoup ce malheureux prince, et luy fit dire qu'il voyoit bien que tout le monde l'abandonnoit. Il prit donc la resolution de sortir de Cardonne: mais avant que de faire ce pas, il en assembla les bourgeois, et les conjura de luy être fidelles, en n'imitant pas la defection de Burgos et de Tolede qui l'avoient lâchement trahy. Mais son evasion fit ouvrir les portes de Cardonne à Henry, tout aussitôt que Pierre en fut sorty pour se rendre à Seville. Cette derniere ville regala ce prince fugitif de son mieux, et luy fit tous les honneurs qu'il devoit attendre de sa qualité mais toute sa joye fut troublée, quand il apprit que Cardonne s'étoit renduë à son ennemy.

Quoy que Seville fût extremement forte, étant defenduë de trois citadelles, dont l'une étoit

« AnteriorContinua »