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que s'il y avoit entr'eux quelqu'un dont la conscience luy reprochoit quelques pechez, il luy conseilloit d'aller incessamment aux Cordeliers pour s'y confesser, de peur que le déreglement des uns n'attirât la malediction de Dieu sur les autres.

| fussent ores trois contre un. Cet intrepide general jura que s'il y en avoit quelqu'un dans son armée qui fût assez lâche pour prendre la fuite, il le feroit aussitôt brancher au premier arbre, et que s'il y en avoit qui ne se sentissent pas assez de cœur pour bien payer de leurs personnes, qu'ils eussent à le declarer avant le combat et qu'il leur donneroit volontiers congé, de peur que, dans l'occasion, leur crainte ne fut contagieuse aux autres, et ne fit perdre la journée. Tous luy répondirent qu'il n'avoit rien à craindre là dessus et qu'ils étoient bien resolus de le seconder, et de vendre avec luy bien cherement leurs vies aux Anglois qu'ils esperoient de combattre et de vaincre. Ils hâterent donc leur marche avec tant de diligence qu'ils arriverent le soir même à Cocherel, dans un temps bien chaud. Le succés de la bataille qui s'alloit donner, étoit d'une tres-grande importance aux af

Ces paroles assûrerent davantage toute l'armée qu'on joüeroit bientôt des coûteaux, ce qui fit prendre à plusieurs le party de se mettre en bon état, et d'aller faire leur bon jour, pour s'exposer ensuite avec plus de courage à tous les evenemens du combat. Les Cordeliers furent remplis de penitens que la presence du peril rendit plus contrits sur les desordres de leur vie passée. Quand ils eurent ainsi déchargé leur conscience du poids de leurs crimes, ils se mirent en campagne avec plus d'assûrance, et vinrent rabattre à la Croix Saint Leufroy, faisans alte à l'abbaye pour s'y raffraichir, eux et leurs chevaux, tandis que leurs valets iroient au four-faires du roy Charles, parce que le captal de rage, et quand ils pouvoient trouver dans les maisons des haches ou des coignées propres à couper du bois, ils s'en saisissoient aussitôt, pretendans qu'avec ces gros instrumens, ils feroient bien plus d'execution dans une mêlée qu'avec des épées, et c'est ce qui leur fit aussi dans la suite gagner la bataille de Cocherel contre les Anglois, qu'ils hacherent et charpenterent avec tant de rage et de furie, qu'ils faisoient voler têtes, bras et jambes sur le champ du combat.

Buc avoit affecté d'entrer dans le royaume pour troubler la ceremonie de son couronnement, qui se devoit faire à Rheims le jour de la Trinité, se vantant qu'il feroit tant de conquêtes en France, en faveur du roy d'Angleterre, son maître, qu'il ne laisseroit à Charles qu'un vain titre de souverain, sans villes et sans sujets.

Il marchoit avec une fierté toute extraordinaire, ayant avec soy les plus braves et les plus aguerris de sa nation. Bertrand avoit déjà passé la riviere d'Evre, et s'étoit posté tout auprés de Cocherel (petit hameau devenu fameux par la celebre victoire que Guesclin remporta prés de ses murailles) : il attendit là des nouvelles de ses espions et de ses coureurs, qui, se rendans auprés de luy, ne luy donnerent pas plus de satisfaction que la premiere fois, luy disans qu'ils avoient fait toutes les recherches possibles pour apprendre des nouvelles de la marche du general anglois, et qu'ils n'en avoient pû faire aucune découverte. Bertrand leur reprocha leur peu de vigilance et d'adresse, les accusant de craindre les ennemis, et les traitant de lâches et de gens plus capables de piller la campagne, que de faire aucune action digne d'honneur et de recompense. Il ajoûta que s'il avoit eu cet ordre, il s'en seroit mieux aquité qu'eux, et qu'il falloit absolument que les Anglois ne fussent pas loin d'eux; qu'il étoit donc dans la resolution de ne pas décamper de là, qu'il n'en eût des nouvelles certaines, parce qu'il étoit bien trompé si les ennemis n'étoient pas à leurs côtez. Son pressentiment se trouva veritable, parce que les Anglois mar

Bertrand demeuroit toûjours avec ses troupes dans cette abbaye, dans une impatience extreme du retour de ses coureurs, qu'il avoit envoyé battre l'estrade partout. Ils revinrent lui dire qu'ils n'avoient rencontré personne à la campagne, ny homme, ny femme, ny berger, ny laboureur, qui leur pût dire où pouvoit étre à present le captal de Buc et ses Anglois; que tout ce qu'ils en avoient pû tirer de certain, c'étoit que ce general étoit sorty d'Evreux avec bien treize cens combattans, gens fort determinez et fort lestes; mais qu'on ne sçavoit pas positivement quelle route il avoit pris. Guesclin, mal satisfait d'une réponse si vague, les renvoya sur leurs pas, leur commandant de faire un tric trac dans les bois, dans la pensée qu'il avoit qu'ils y pouvoient être dans une embuscade, pour faire la guerre à l'œil et le surprendre à leur avantage. Il leur donna l'ordre de le revenir trouver à Cocherel, pour luy rapporter des nouvelles. Il sortit aussitôt de cette abbaye; faisant plus loin quelque mouvement, il disoit sur la route aux officiers qui l'environnoient, qu'il n'auroit ny paix ny repos qu'il n'eût vû de prés les Anglois.choient dans les bois joignant la montagne de Il ajoûta que ces Gars y laisseroient la pel, et Cocherel.

C. D. M., T. I.

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de Beaumont, du grand maître des arbalètriers, et de tous les autres chevaliers et seigneurs de l'armée, ausquels il témoigna qu'il étoit tout visible que les Anglois n'avoient pas envie de descendre de la montagne qu'il occupoient, dans l'esperance qu'ils avoient que les François seroient bientôt obligez de desemparer, de peur de se voir affamez dans leur camp; qu'il étoit donc d'avis qu'on leur envoyât un trompette pour les inviter au combat et leur marquer un champ de bataille où les deux armées pouroient mesurer leurs forces sur un égal terrain, sans que le poste de l'une fût plus avantageux que celuy de l'autre. Tout le monde donna les mains à la proposition de Bertrand, qui dépêcha sur l'heure, un heraut au captal de Buc, pour sçavoir s'il vouloit accepter le party; mais ce general, qui ne bruloit pas du desir de se battre comme Guesclin, luy répondit avec beaucoup de flegme qu'il ne consulteroit pas Bertrand sur ce qu'il avoit à faire en ce rencontre; qu'il sçauroit choisir son temps à propos, et qu'il n'avoit garde de rien hasarder, seachant qu'il luy venoit un secours fort considerable.

Bertrand, ravy de les avoir deterrez, fit aussitôt tout preparer pour le combat. Le comte d'Auxerre et le vicomte de Beaumont, qui commandoient sous luy, firent armer leurs gens qui brûloient d'envie de combattre et n'attendoient que le moment qu'en en viendroit aux mains. Un héraut vint tout à propos leur dire qu'ils se tinssent sur leurs gardes, puisque les Anglois n'étoient éloignez d'eux que de trois ou quatre traits d'arbalète. Bertrand leur renouvela le discours qu'il leur avoit fait auparavant, pour les engager au combat. Il n'eût pas plutôt achevé de parler, qu'il apperçut sur la montagne l'étendart d'Angleterre qui flottoit au vent, ce qui luy servit de signal pour ranger ses gens en bataille, et qui faisoient fort bonne contenance. Le vicomte de Beaumont luy representa qu'il devoit demeurer dans le vallon qu'il occupoit, et que s'il faisoit quelque mouvement pour changer de poste et monter la montagne pour aller aux ennemis, il courroit grand risque de se faire battre. Bertrand luy repondit que c'étoit bien aussi son intention de ne pas quitter le terrain sur lequel il étoit, et d'attendre là les Anglois de pied ferme, et qu'il se promettoit de donner pour étrene au nouveau roy de France le captal de Buc en personne, en qualité de prisonnier de guerre. Tandis qu'il tenoit ce dis-François, que la faim pressoit beaucoup, tandis cours, les Anglois étoient postez sur la montagne en fort belle ordonnance, et faisoient montre de leurs drapeaux et de leurs enseignes avec beaucoup de faste et de fierté.

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Bertrand voyant par cette réponse que le captal de Buc reculoit, pretendant tirer avantage du peu de vivres qui restoit dans le camp des

que les Anglois en avoient une fort grande abondance, s'avisa de suggerer d'autres moyens à son armée, pour engager les ennemis au combat. Il fit connoître à tous les officiers qu'il falloit plier bagage devant les Anglois, et faire semblant de fuir, pour les porter à descendre de la montagne, et que, quand on les tiendroit dans la vallée, l'on rebrousseroit aussitôt chemin, pour les venir charger de front en flanc, et par derriere. La chose fut ponctuellement executée comme Bertrand l'avait projetée. Il donna l'ordre qu'on chargeât tous les équipages sur leurs mulets, et qu'on les fit marcher devant, afin que la gendarmerie, qui les suivoit, les pût tout à fait couvrir.

Le captal ne sçavoit quel party prendre; il s'imaginoit que les François, ne bougeans de leurs places, apprehendoient de risquer le combat. Ce fut dans cette pensée qu'il voulut pressentir les officiers de son armée, pour sçavoir s'il n'étoit point à propos de descendre pour aller aux François et les attaquer, tandis qu'ils étoient tous saisis de crainte et de peur. Mais Pierre de Squanville le fit revenir de ce sentiment, en luy témoignant qu'il etoit dangereux de faire descendre ses troupes, qui, ne pouvant faire ce mouvement sans beaucoup fatiguer, donneroient beaucoup de prise sur elles, quand il faudroit en venir aux mains; qu'il valoit donc mieux ne pas abandonner la montagne, jusqu'à ce que les François eussent pris un autre party. Jean Joüel goûta fort la pensée de ce chevalier, soùtenant que s'ils gardoient encore ce poste trois jours, les François seroient affamez dans le leur et seroient obligez de décamper dans peu. Cet avis étoit si judicieux que Bertrand s'ap-qui connoissoit le caractère de Bertrand, essaya percevant que c'étoit là le but des Anglois, assembla le conseil de guerre, composé du comte d'Auxerre, de Besques de Vilaines, du vicomte

Quand les Anglois aperçurent de dessus leur montagne cette démarche des François, ils la prirent plutôt pour une fuite que pour une retraite. Ils en allèrent aussitôt donner avis au captal, qui, voyant aussi ce mouvement, ne pouvoit se tenir de joye, croyant que Bertrand n'avoit point d'autre dessein que celui de se tirer d'affaire, et du mauvais cas dans lequel il s'étoit embarqué; mais Pierre de Squanville,

de le détromper de l'opinion dont il paroissoit prévenu, luy disant qu'il étoit à craindre que la contenance de Bertrand ne fût une feinte et un

fit

stratagême, pour retourner sur ses pas contre eux, et qu'on avoit beaucoup manqué quand on avoit quitté la montagne, où l'on étoit si bien posté. Le chevalier Bambroc encherit encore sur ce qu'avoit dit Pierre de Squanville, et fit toutes les instances imaginables pour engager le captal de Buc à reprendre le chemin de la montagne; mais Jean Joüel, leur reprochant leur crainte, jura qu'il feroient mieux de quiter l'armée que d'y jetter l'alarme de la sorte. Il ajouta que Bertrand n'étoit point un homme si fort à redouter; que s'il s'étoit jusqu'alors signalé dans la guerre, il ne s'ensuivoit pas qu'il fut également heureux par tout; que les armes étoient journalières, que tel étoit aujourd'huy vainqueur qui, le lendemain, pouvoit être battu, qu'enfin il seroit honteux aux Anglois de faire un arrierepied devant une armée qui fuyoit.

Tandis que ces generaux se prenoient ainsi de paroles, Bertrand fit volteface, et, faisant sonner toutes les trompettes, il marcha droit aux Anglois, qui furent bien surpris de ce changement. Le Captal et ses gens eussent bien souhaité de se revoir sur la montagne, mais il n'étoit plus temps, car les François étoient trop près d'eux, et les auroient chargés par derriere en leur marchant sur les talons; si bien qu'il n'y avoit point d'autre party à prendre pour le Captal que celuy de se preparer au combat, et d'exhorter ses Anglois à bien faire, et leur representant qu'ils étoient en plus grand nombre que leurs ennemis, dont ils auroient fort bon marché, parce que la famine qui les avoient attenüez leur laissoit à peine la force de soûtenir leurs armes; que les Francois n'en pouvans plus, quelque bonne contenance qu'ils fissent, seroient fort aisement defaits; que chacun se disposât donc à jouer des mains en gens de cœur, et pour le faire avec plus de succés, il fit publier dans toute l'armée qu'on fit alte pour prendre tous une soupe au vin, pour avoir plus de force à combattre.

Le captal et Jean Joüel tâchoient de les encourager, en les assûrant qu'ils leur donneroient les premiers de beaux exemples de bravoure et de valeur, et qu'on ne les verroit pas fuir comme des lievres devant les François. Bertrand se servit de cette pose des Anglois pour faire toûjours avancer ses troupes et les ranger en bataille. Il donna tout à loisir tous les ordres necessaires afin que la journée luy fût glorieuse, et que le nouveau roy de France remportât une victoire sur ses ennemis, aussitôt qu'il auroit été couronné dans Rheims, dont il pût faire part à tous ceux de la Cour..

CHAPITRE X.

De la celebre victoire que Bertrand remporta sur les Anglois devant Cocherel, où le captal de Buc, leur general, fut pris et toute son armée défaite.

Tandis que les deux armées étoient en presence, campées entre la rive d'Evre et la montagne de Cocherel, située prés d'un bois, le captal de Buc s'apperçut que le cœur manquoit à ses Anglois, qui voyans une montagne à leur dos, comprirent bien qu'en cas qu'il leur mesarrivât, ils n'auroient pas la liberté de gagner au pied. Cette tiedeur lui fit naître la pensées de reculer le combat et d'amuser Bertrand, en attendant qu'il luy vint un secours de six cens hommes, que luy devoit amener un chevalier anglois. Il envoya donc un héraut dans l'armée des François pour dire à Bertrand, en presence de tous les officiers qui servoient sous luy, que les Anglois, touchez de la langueur où la famine avoit réduit les François, leur vouloient bien faire l'amitié de les accommoder de leurs vivres et de leurs vins, et ne ne pas profiter de l'avantage qu'ils pouroient remporter sur eux, en l'état où leur longue disette les avoit plongé; qu'ils leur donneroient donc la liberté de s'en retourner où bon leur sembleroit, sans aucunement les troubler dans leur marche. Mais Bertrand, qui vouloit jouer des mains, luy répondit dans le langage de ce temps-là: Gentil herault vous sçavez moult bien preschier, vous direz à votre retour par de là, que se Dieu plaít je mangeray aujourd'huy du captal un quartier, et ne pense aujourd'huy à manger d'autre char.

Cette fiere réponse fit comprendre au captal qu'il ny avoit plus rien à ménager avec Guesclin. Ce fut la raison pour laquelle il commanda sur l'heure qu'on se mît sous les armes et que l'on commençât l'attaque. Les valets et les enfans perdus des deux camps en vinrent les premiers aux mains, et s'acharnerent les uns sur les autres avec tant de rage et de furie, que le sang en couloit de toutes parts. Cependant les goujats françois eurent de l'avantage sur ceux des Anglois; ce qui fut un heureux augure pour Bertrand, qui se flatta de la victoire, voyant de si beaux preliminaires. Aprés que les enfans perdus se furent separez, il y eut un chevalier anglois qui se détacha de son gros, pour demander à faire un coup de lance contre celuy des François qui seroit assez brave pour vouloir entrer en lice avec luy. Roulant du Bois se pre

senta pour luy prêter le colet, sous le bon plai- | fort bien de sa personne, et donna dans cette

sir de Bertrand. Le François eut encore de l'ascendant sur l'Anglois, car non seulement il perça les armes et la cuirasse de celuy-cy, mais le coup ayant porté bien avant dans la chair, le chevalier anglois fut renversé de son cheval à la veue des deux camps, ce qui fut une grande confusion pour ceux de son party, qui de tous ces sinistres evenemens ne devoient rien presumer que de fatal pour eux.

Cependant le captal voulant toûjours faire bonne mine, s'avisa, pour braver les François, de faire apporter sa table au milieu du pré toute chargée de viande et de vin, comme voulant se moquer de Bertrand, qui jeunoit depuis longtemps avec ses troupes. Les archers et les arbalêtriers commencerent la journée par une grêle de flêches, qu'ils se tirerent les uns aux autres, mais qui ne firent pas grand effet des deux côtez. Il en fallut venir aux approches; les gendarmes se mêlerent et combattirent à grands coups de haches, de sabres et d'épées. L'action fut fort meurtriere de part et d'autre. Guesclin s'y faisoit distinguer par les Anglois, qui tombaient à ses pieds et qu'il couchoit par terre, partout où il paroissoit. Ce foudre de guerre éclaircissoit les rangs des ennemis par le fracas qu'il y faisoit. Il fut fort bien secondé du vicomte de Beaumont, de messire Baudoin d'Ennequin et de Thibaut du Pont, qui se signalerent beaucoup dans cette bataille.

Ce dernier frappoit sur les Anglois avec tant de rage et de violence que son sabre ayant rompu de la force des coups, il se seroit trouvé tout à fait hors de combat, si l'un de ses gens ne se fût heureusement rencontré là pour luy mettre une hache à la main, dont il fit une si grande execution, que d'un seul coup il enleva la tête d'un chevalier et la fit tomber à ses pieds. Guesclin couroit par tout, les bras nuds et le sabre tout ensanglanté, criant aux François que la journée était à eux, et qu'ils l'achevassent aussi courageusement qu'ils l'avoient commencée; qu'il étoit important pour la gloire de la nation de gagner cette victoire en faveur du nouveau roy de France, sur les ennemis qui vouloient luy ravir la Couronne que ses bons et fideles sujets venoient de luy mettre sur la tête. Ce peu de paroles, prononcées par ce fameux general dans la plus grande chaleur de la mêlée, fit un si grand effet, que les François revinrent aussitôt à la charge avec un plus grand acharnement, et reprirent de nouvelles forces pour achever la defaite des Anglois.

Le captal de Buc, general des Anglois, paya

journée des marques d'une bravoure extraordinaire; mais du côté des François, ce furent le comte d'Auxerre, et le Vert Chevalier seigneur françois, qu'on nommoit ainsi pour la force et la vigueur avec laquelle il avoit accoûtumé de combattre. Le vicomte de Beaumont, le sire d'Ennequin grand maître des arbalêtriers de France, le Besque de Vilaines, le sire de Sempy, le sire de Ramabure et messire Enguerrant d'Eudin s'y distinguerent aussi par leur courage et par leur valeur. Les Anglois, aussi de leur côté, disputerent longtemps le champ de bataille et tuerent beaucoup de chevaliers françois, entre lesquels le sire de Betancour, Regnaut de Bournonville, Jean de Senarpont, Jean des Cayeux et Pierre de l'Epine, tous gens d'une illustre naissance, y laisserent la vie. L'on dit que le baron de Mareüil, qui tenoit pour les Anglois, tout fier de ce petit succés, crioit à pleine tête aprés Guesclin, comme le voulant affronter, et lui faire sentir que les choses prenoient un autre train qu'il ne s'étoit imaginé. Mais Bertrand, pour lui faire rentrer ces paroles en la bouche et le punir de sa témérité, revint sur luy tout en colere, et luy déchargea sur la tête un coup si violent, qu'il l'abattit à ses pieds, et Guesclin l'alloit achever, s'il n'eût été promptement relevé par les siens, qui coururent à luy pour le secourir. La mêlée recommença pour lors avec plus de chaleur; mais les Anglois succomberent à la fin, quelques efforts que fissent le captal de Buc et le baron de Mareüil pour leur inspirer du courage et leur faire reprendre leurs rangs, leurs disans toûjours qu'il leur venoit un fort grand secours. Bertrand, de son côté, ne manquoit pas d'animer les siens, et de les exhorter à si bien combattre, qu'on pût donner au nouveau Roy, pour son joyeux avenement à la Cou ronne, la nouvelle d'une victoire bien complette.

Ces paroles inspiroient une nouvelle chaleur aux François, et les faisoient revenir à la charge avec plus de furie. Toute cette grande action ne se passa point sans qu'il y eût aussi du côté de Bertrand quelques personnes distinguées qui perdirent la vie : le vicomte de Beaumont, et le grand maître des arbalêtriers furent de ceux là. Ce dernier fut tué de la propre main du baron de Mareüil, qui n'eut pas le temps de se réjouir de cet avantage; car le comte d'Auxerre et le Vert Chevalier luy firent payer sur le champ cette mort aux dépens de sa propre vie, s'étant acharnez avec tant de rage et d'opiniatreté sur luy, qu'ils ne le laisserent point qu'aprés luy avoir donné le coup de la mort. Le

même sort tomba sur Jean Joüel, qui, s'étant trop avant engagé dans la mêlée, n'en put sortir qu'aprés avoir reçu beaucoup de blessures qui luy furent mortelles peu de temps aprés. Il arrive souvent dans les combats des avantures si bizarres, ausquelles on ne s'attendoit pas, qu'elles font souvent toute la decision de la journée : celle de Cocherel en est un exemple; car comme on étoit aux mains, deux coureurs vinrent à toute jambe avertir les François qu'ils combatissent toujours sans relâche, parce qu'il leur venoit un grand renfort qui les alloit rendre victorieux, et cependant les deux hommes s'étoient mépris, car ce secours étoit pour les Anglois.

Cette esperance dont se flatterent les François, leur fit redoubler leurs coups avec plus de vigueur, se jettans comme des lions au milieu des rangs de leurs ennemis, et ne doutant plus que la victoire n'allât se declarer en leur faveur. Cette seule opinion leur donna tant de cœur et tant de succés, qu'ils firent une grande boucherie des Anglois, et tuerent, entre autres, Robert de Sart, chevalier, l'un des plus braves du party contraire, et Pierre de Londres, neveu de Chandos, qui s'étoit fait un grand nom dans l'armée angloise par plusieurs belles actions qui luy avoient aquis beaucoup de reputation. L'on ajoûte que Bertrand se servit encore d'un autre stratagême qui lui procura la victoire. C'est qu'il s'avisa, dans la plus grande chaleur du combat, de détacher de son armée deux cens lances, sous la conduite d'Eustache de la Houssaye, auquel il donna ordre de s'aller poster avec ses gens derriere une haye que plusieurs grands buissons couvroient, au dessous de laquelle il y avoit une piece de terre où l'on avoit planté des vignes que l'on avoit laissées tout en friche. Ils se coulerent là dedans, et couvrirent leur marche si à propos, que s'étant emparez de ce terrain, les Anglois furent bien surpris de se sentir attaquez par derriere, et d'avoir à leur dos une partie de leurs ennemis, tandis qu'ils étoient occupez à se defendre de front contre les autres si bien que se voyant frappez devant et derriere, il leur fut impossible de soûtenir le choc plus longtemps, au milieu d'un carnage qui leur faisoit horreur, et les jettoit dans le découragement et le desespoir.

Le captal appercevant tout ce desordre, et voyant qu'il n'y pouvoit pas apporter de remede, prit la resolution de vendre bien cherement sa vie. Bertrand et Thibaut du Pont, fort intrepide chevalier, luy tomberent sur le corps. Ce dernier le prit à deux mains par le casque, et le serra tellement, qu'il ne se pouvoit dégager, et

quelque effort qu'il fit pour le percer de sa dague, du Pont le tenoit toûjours luy criant qu'il se rendît sur l'heure s'il lui restoit quelque desir de vivre. Bertrand, qui ne s'accommodoit pas de toutes ces façons, luy dit: Jay à Dieu en convenant que se ne vous rendez, je vous bouteray mon épée dans le corps. Le captal scachant qu'il étoit homme à faire le coup, ne se le fit pas dire deux fois. Il se rendit à luy sur l'heure. Pierre de Squanville suivit aussi son exemple, et luy tendit la main: si bien que tout le combat cessa dans l'instant. La plupart des Anglois furent tuez ou pris, et la victoire étoit tout à fait complette pour Guesclin, quand un espion luy vint dire que tout n'étoit pas encore achevé, qu'il avoit veu six vingt chevaux qui couroient à toute bride pour venir au secours des Anglois.

Bertrand voulant profiter de cet avis, fit aussitôt desarmer tous les prisonniers qu'il avoit dans les mains, pour les mettre hors de combat, et rangea ses gens en bataille, pour défaire ces recruës, qui venoient appuyer les Anglois. Il eut l'adresse de les envelopper, et de les tailler en pieces sans qu'il en pût échapper un seul, que le capitaine qui conduisoit ce secours, et qui, voyant que tout étoit perdu, se déroba de la mêlée pour s'en retourner au château de Nonencour, d'où il étoit sorty devant, à la tête de tout son monde; et comme il avoit peur d'être dépoüillé sur sa route d'un habit tout en broderie, dont il étoit couvert, il alla chercher un sac dans un moulin, qu'il mit par dessus pour se déguiser, et sauver ainsi sa riche veste et sa propre vie. Quand le gouverneur le vit retourner tout seul dans ce bel équipage, il luy demanda la raison de tout ce changement. Ce capitaine luy fit le triste recit de tout ce qui s'étoit passé, luy disant que le captal et Pierre de Squanville étoient pris, que le baron de Mareüil, Jean Joüel et tous les autres chevaliers étoient morts, pris ou blessez à mort, qu'enfin la defaite des Anglois étoit si entiere, qu'on n'y voyoit

aucune ressource.

Le gouverneur avoit de la peine à deferer à cette nouvelle, et se seroit déchaîné sur celuy qui la luy raportoit, si d'autres gens ne fussent venus aussitôt, qui la luy confirmerent. Le champ de bataille étant couvert de morts, tous les villageois d'alentour s'y rendirent pour les dépoüiller, tandis que les François achevoient de défaire le secours qui venoit aux Anglois; mais aprés cette derniere execution, les gens de Bertrand revinrent sur leurs pas. Leur presence épouventa si fort ces canailles, qu'elles prirent aussitôt la fuite. Les soldats de Guesclin cher

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