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voiasse jusques à son hostel. Lors s'enclost en sa garderobe entre li et moy sanz plus, et me mist mes deux mains entre les seues et commensa à plorer moult durement; et quant il pot parler, si me dit : « Seneschal, je suis moult lie, si en » rent graces à Dieu, de ce que le Roy et les au» tres pélerins eschapent du grant péril là où » vous avez esté en celle terre; et moult sui à » mésaise de cuer de ce que il me couvendra » lessier vos saintes compaingnies, et aler à la >> Court de Rome, entre celle desloial gent qui y sont; mès je vous dirai que je pense à fère : je pense encore à fère tant que je demeure un >> an après vous, et bée à despendre touz mes » deniers à fermer le fort bourc d'Acre; si que » je leur mousterrai tout clèr que je n'enporte point d'argent; si ne me courront mie à la >> main. »

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328. Après ces choses, me manda le Roy que je m'alasse armer et mes chevaliers. Je li demandai pourquoy; et il me dit pour mener la Royne et ses enfans jeusques à Sur, là où il avoit sept lieues. Je ne li repris onques la parole, et si estoit le commandement si périlleus, que nous n'avions lors ne trèves ne pès, ne à ceulz d'Egypte ne à ceulz de Damas. La merci Dieu nous y venimes tout en pèz sans nul empeschement et à l'anuitier, quant que il nous couvint deux foiz descendre en la terre de nos ennemis pour fère feu et cuire viande, pour les enfans repestre et alaitier.

329. Quant que le Roy se partist à la cité de Sayete, que il avoit fermée de grans murs et de grans tours, et de grans fossés curez debors et dedans, le Patriarche et les Barons du pais vindrent à li et li distrent en tel maniere : « Sire, >> vous avez fermée la cité de Sayete, et celle » de Césaire, et le bourc de Jaffe, qui moult est grant profit à la Sainte Terre; et la cité d'A» cre avés moult enforciée des murs et des tours » que vous y avez fet. Sire, nous nous sommes regardez entre nous, que nous véons que vos>> tre demourée puisse tenir point de proufit au » royaume de Jérusalem; pour laquel chose nous » vous loons et conseillons que vous alez en

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mit mes deux mains dans les siennes et commença à pleurer moult abondamment, et quand il put parler, il me dit : « Sénéchal, je suis moult joyeux » et j'en rends graces à Dieu, de ce que le Roi et » les autres pèlerins échappent du grand péril là » où vous avez été en cette terre; mais je suis >> moult affligé de ce qu'il me faudra laisser >> votre sainte compagnie et aller à la cour de >> Rome, au milieu de ces déloyales gens qui y » sont. Mais je vous dirai ce que je pense faire : >> je veux demeurer ici encore un an après vous, » et dépenser tous mes deniers à fermer la forte » place d'Acre; et par là je montrerai tout clair » que je n'emporte point d'argent; ainsi ils ne me >> courront point sus. >>

327. Je rappelois une fois au légat deux péchés qu'un mien prêtre m'avoit rappelés, et il me répondit en cette manière : « Nul ne fait tant de » déloyaux péchés qu'on en fait à Acre, comme » je sais; il faut que Dieu les punisse en telle » manière que la cité d'Acre soit lavée du sang » de ses habitants, et qu'il y vienne après d'au>> tres gens qui l'habiteront. » La prophétie du prud'homme est avérée en partie; car la cité est bien lavée du sang des habitants; mais ceux qui y doivent habiter n'y sont pas encore venus; et Dieu les y envoie bons à sa volonté *.

328. Après ces choses, le roi me manda que je

m'allasse armer moi et mes chevaliers. Je lui demandai pourquoi, et il me dit pour mener la reine et ses enfants jusqu'à Sur, à sept lieues de là. Je ne lui repris oncques la parole; et cependant le commandement étoit périlleux, car nous n'avions lors ni trève ni paix, ni avec ceux d'Égypte ni avec ceux de Damas. Grâces à Dieu, nous y vinmes tout en paix sans nul empêchement, et à l'entrée de la nuit, quoiqu'il nous fallût deux fois descendre dans la terre de nos ennemis, pour faire du feu et cuire nos vivres, et pour repaître et allaiter les enfants.

329. Quand le roi partit de la cité de Sayette qu'il avoit fortifiée de grands murs et de grandes tours, et de grands fossés curés dehors et dedans, le patriarche et les barons du pays vinrent à lui, et lui dirent : « Sire, vous avez fortifié la cité de >> Sayette, et celle de Césarée, et le bourg de » Jaffa; ce qui moult est grand profit pour la >> Terre-Sainte; et vous avez moult renforcé la » cité d'Acre, des murs et des tours que vous » y avez faits. Sire, nous avons délibéré entre » nous, et nous avons vu que désormais votre sé>> jour ici ne peut profiter en rien au royaume de

* Cette anecdote ne se lit point dans les autres éditions. Elle fait allusion à la dernière prise d'Acre par le sultan d'Egypte en 1291.

» Acre à ce quaresme qui vient et atirez vostre » passage, par quoy vous en puissiés aler en » France après ceste Pasque. » Par le conseil du Patriarche et des Barons, le Roy se parti de Sayette et vint à Assur là où la Royne estoit, et des illec venimes à Acre à l'entrée de

quaresme.

330. Tout le quaresme fist arréer le Roy ses nefz pour revenir en France, dont il y ot treize que nefz que galies. Les nefz et les galies furent atirées en tel maniere, que le Roy et la Royne se requeillirent en leur nefz la végile de saint | Marc, après Pasques, et eumes bon vent au partir. Le jour de la saint Marc, me dit le Roy que à celi jour il avoit esté né; et je li diz que encore pooit-il bien dire que il estoit renez, quant il de celle périlleuse terre eschapoit.

331. Le samedy veimes l'ille de Cypre, et une montaingne qui est en Cypre que en apèle la montaingne de la Croiz. Celi samedi leva une bruine et descendi de la terre sur la mer, et pour ce cuiderent nos mariniers que nous feussion plus long de l'ille de Cypre que nous n'estions, pource que il véoient la montaigne pardesus la bruine, et pour ce firent nager habandonnéement, dont il avint ainsi que nostre nef hurta à une queue de sablon qui estoit en la

» Jérusalem; c'est pourquoi nous vous conseillons » d'aller à Acre au carême qui vient et de prépa>> rer votre passage, pour que vous puissiez aller >> en France après Pâques. » Par le conseil du patriarche et des barons, le roi partit de Sayette et vint à Sur*, là où la reine étoit ; et de là nous vinmes à Acre, à l'entrée de carême.

330. Tout le carême, le roi fit préparer ses nefs pour revenir en France: il y en avoit bien treize tant vaisseaux que galères. Les nefs et les galères furent préparées de manière que le roi et la reine se retirèrent dans leurs vaisseaux, la veille de Saint-Marc après Pâques, et nous eûmes bon vent au départ le jour de Saint-Marc; le roi me dit qu'il étoit né ce jour-là, et je lui répondis que encore pouvoit-il bien dire qu'il naissoit une seconde fois, puisqu'il échappoit à cette terre tant périlleuse.

331. Le samedi nous vinmes devant l'île de Chypre et devant une montagne qui est dans l'île, et qu'on nomme la montagne de la Croix**. Ce samedi se leva une brume qui descendit de la terre sur la mer, et pour cela nos mariniers crurent que nous étions plus loin de l'ile que nous n'en étions, parce qu'ils voyoient la montagne pardessus la brume; et pour cela ils firent naviguer à

* C'est encore ici une faute de copiste, lisez Sur. La montagne de Sainte-Croix qui est encore au

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mer. Or avint ainsi, que se nous n'eussions trouvé ce pou de sablon là où nous hurtames, nous eussions hurté à tout plein de roches qui estoient couvertes, là où nostre nef eust esté toute esmiée, et nous touz périllez et noiez. Maintenant le cri leva en la nef si grant, que chascun crioit hélas ! et les mariniers et les autres batoient leur paumes, pource que chascun avoit poour de noier. Quand je oy ce, je me levai de mon lit là ou je gisoie, et alai ou chastel avec les mariniers. Quant je ving là frere Hamon, qui estoit Templier et mestre desus les mariniers, dit à un de ses vallez : « Giète ta plomme; » et si fist-il. Et maintenant que il l'ot getée, il s'escria et dit : « Halas! nous som» mes à terre. » Quant frere Remon oy ce, il se desirra jusques à la courroie et prist à arracher sa barbe, et crier : « Et mi, ai mi. » En ce point me fist un mien chevalier qui avoit non monseigneur Jehan de Monson, pere l'abbé Guillaume de Saint-Michiel, une grant debonnaireté, qui fu tele; car il m'aporta sanz dire un mien seurcot forré et le me geta ou dos, pource que je n'avoie que ma cote. Et ge li escriai et li diz: Que ai-je à fère de vostre seurcot, que vous m'aportez quant nous nous noyons. » Et il me dit : « Par m'ame, Sire, je auraie plus chier que >> nous feussions touz naiez, que ce que une ma

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force de rames; donc il advint que notre nef heurta un banc de sable qui étoit en mer. Si nous n'eussions trouvé ce banc de sable, là où nous heurtà-` mes, nous eussions heurté contre tout plein de roches qui étoient couvertes, et notre nef eût été toute brisée et nous eussions été perdus et noyés. Aussitôt le cri se leva si grand dans la nef que chacun crioit hélas ! et les mariniers et les autres se frappoient les mains, car chacun avoit peur d'être noyé. Quand j'ouïs cela, je me levai de mon lit là où je gisois et j'allai sur le pont avec les mariniers. Quand je vins là, frère Rémond, qui étoit Templier et maître des mariniers, dit à un de ses valets: jette la sonde; ainsi fit-il. Et lorsqu'il l'eut jetée, il s'écria et dit : « Hélas! nous >> sommes à terre. » Quand frère Rémond ouït cela, il déchira sa robe jusqu'à la ceinture, et se prit à arracher sa barbe et à crier : « Seigneur, >> aide-moi!» En ce moment, un mien chevalier qui avoit nom monseigneur Jean de Monson, père de l'abbé Guillaume de Saint-Michel, me fit une grande débonnaireté : il m'apporta, sans dire mot, un mien surtout fourré et me le jeta sur le dos, parce que je n'avois que ma cotte. Et je lui criai et lui dis : « Qu'ai-je à faire de ce surtout que vous >> m'apportez au moment où nous allons nous

jourd'hui un point de reconnaissance pour les marins. (Voyez la Correspondance d'Orient, t. IV.)

>> ladie vous preit de froit dont vous eussiez la » mort. >>

332. Les mariniers escrierent : « Sà la galie, pour le Roy requeillir; » mais de quatre galies que le Roy avoit là, il n'i ot onques galie qui de là s'aprochast, dont il firent moult que sage ; car il avoit bien huit cens persones en la nef qui touz feussent sailli ès galies pour leur cors garantir, et ainsi les eussent effondées.

333. Cil qui avoit la plommée, geta la seconde foiz, et revint à frere Remon, et li dit que la nef n'estoit mès à terre; et lors frere Remon ala dire au Roy qui estoit en croiz sur le pont de la nef, tous deschaus, en pure cote et tout deschevelé devant le cors Nostre-Seigneur qui estoit en la nef, comme cil qui bien cuidoit noier.

334. Si-tost comme il fu jour nous veimes la roche devant nous, là où nous feussions hurté se la nef ne feust adhurtée à la queue du sablon.

335. Lendemain envoia le Roy querre le mestre Notonnier des nefs, lesquiex envoyerent quatre plungeurs en la mer aval, et plungerent en la mer; et quant il revenoient, le Roy et le mestre Notonnier les oyoient l'un après l'autre, en tel maniere que l'un des plungeurs ne savoit que l'autre avoit dit : toute-voiz trouva l'en par les quatre plungeurs; que au froter que nostre

»> noyer? >> Et mon serviteur me répondit : <«< Sur mon âme, Sire, j'aimerois mieux que >> nous fussions tous noyés qu'un mal vous prìt de » froid, lequel vous causât la mort. »>

332. Les mariniers s'écrièrent : « Une galère » pour recueillir le roi. » Mais de quatre galères que le roi avoit là, il n'y eut oncques galère qui s'avançât; ce qu'on fit moult sagement, car il y avoit bien huit cents personnes dans la nef, lesquelles eussent toutes sauté dans la galère pour se sauver et l'eussent coulée à fond..

333. Celui qui avoit la sonde la jeta une seconde fois et revint à frère Rémond et lui dit que la nef n'étoit plus à terre; et lors frère Rémond alla le dire au roi qui étoit sur le pont de la nef, les bras en croix, les pieds nus, en simple cotte et tout échevelé devant un crucifix, comme quelqu'un qui croyoit bien être noyé.

334. Sitôt qu'il fut jour, nous vîmes devant nous la roche où nous aurions heurté, si la nef n'eût été arrêtée par le banc de sable *.

335. Le lendemain, le roi envoya quérir les maîtres nautonniers des nefs, lesquels envoyèrent quatre plongeurs au fond de la mer et ils plongèrent; quand ils revenoient, le roi et les maîtres nauto nniers les entendoient l'un après l'autre de telle

* Tout ce récit est fort abrégé dans les autres éditions.

nef avoit fait ou sablon, en avoit bien osté quatre taises du tyson sur quoy la nef estoit fondée.

336. Lors appèle le Roy les mestres Notonniers devant nous, et leur demanda quel conseil il donroient du cop que sa nef avoit receu. Il se conseillerent ensemble, et loerent au Roy que il se descendist de la nef là où il estoit et entrast en une autre : « Et ce conseil vous loons-nous, » car nous entendons de certein que touz les ès » de vostre nef sont touz eslochez, pourquoy >> nous doutons que quant vostre nef venra en la >> haute mer, que elle ne puisse soufrir les cops » des ondes, qu'elle ne se despiesce; car autel avint-il quant vous venistes de France, que une »> nef hurta aussi ; et quant elle vint en la haute » mer, elle ne pot soufrir les cops des ondes, ainçois se desrompi, et furent touz peris quantque il estoient en la nef, fors que une » femme et son enfant qui en eschaperent sur >> une piesce de la nef. » Et je vous témoing que il disoient voir; car je vi la femme et l'enfant en l'ostel au conte de Joingny en la cité de Baffe, que le conte norrissoit.

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337. Lors demanda le Roy à monseigneur Pierre le Chamberlain, et à monseigneur Gile le Brun connestable de France, et à monseigneur Gervais Desorainnes qui estoit mestre queu le Roy, et à l'arcédyacre de Nicocye qui portoit son

manière que l'un des plongeurs ne savoit ce que l'autre avoit dit. Toutefois on sut par le rapport des plongeurs que notre nef, en se frottant au banc de sable, avoit bien perdu quatre toises de sa quille.

336. Lors le roi appela devant nous les maîtres nautonniers et leur demanda quel conseil ils donnoient sur le coup que la nef avoit reçue. Tous ensemble conseillèrent au roi de descendre de la nef où il étoit et d'entrer dans une autre. « Et ce » conseil, dirent-ils, nous vous le donnons parce » que nous sommes sûrs que toutes les planches » de votre nef sont ébranlées. C'est pourquoi nous » craignons que quand votre nef viendra dans la >> haute mer, elle ne puisse supporter les coups des » vagues et qu'elle ne se dépèce, car pareille >> chose advint quand vous veniez de France; une »> nef heurta aussi, et quand elle fût dans la haute » mer, elle ne put supporter les coups des ondes, » mais se brisa, et tous ceux qui étoient dans la »> nef périrent, fors une femme et son enfant qui » échappèrent sur une pièce de la nef. » Et je vous assure qu'ils disoient vrai; car je vis la femme et l'enfant dans l'hôtel du comte de Joigny, dans la cité de Baffa (Paphos), et le comte les nourrissoit par charité.

337. [Lors le roi demanda à monseigneur Pierre le chambellan et à monseigneur Giles Lebrun,

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338. Lors dit le Roy aus notonniers : « Je vous demant sur voz loialtés, se la nef feust vostre et elle feust chargée de vos marchandises, se -vous en descendriés; >> et il respondirent tous ensemble que nanin; car il ameroient miex nettre leur cors en aventure de noier, que ce que il achetassent une nef quatre mille livres et ›lus. « Et pourquoy me loe-vous douc que je descende? pource, firent-il, ce n'est pas geu parti, car or ne argent ne peut esprisier le cors de vous, de vostre femme et de vos enfans qui sont céans, et pour ce ne vous loons-nous pas que vous metez ne vous, ne eulz, en

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onnétable de France, et à monseigneur Gervais esoraignes, qui étoit maître queux* du roi, et l'archidiacre de Nicosie, qui portoit son scel et =ui depuis fut cardinal, et à moi, ce que nous lui onseillions sur cela; nous lui répondìmes que de outes choses terriennes on devoit croire ceux ui en savoient le plus. « Nous vous conseillons donc de faire ce que les nautonniers vous conseillent **. »]

338. Lors le roi dit aux nautonniers : « Je vous demande sur votre loyauté, si la nef étoit vôtre et qu'elle fût chargée de vos marchandises, en descendriez-vous? » Et ils répondirent tous enemble que nenni; car ils aimeroient mieux mettre eur personne en aventure d'être noyée que d'aheter une nef quatre mille livres et plus. « Et pourquoi me conseillez-vous donc de descendre? Parce que, dirent-ils, la partie n'est pas égale, car ni or ni argent ne peut valoir vous, votre femme et vos enfants qui sont céans, et c'est pour cela que nous ne vous conseillons pas de mettre en aventure ni vous ni eux.>> 339. Lors le roi dit : « Seigneurs, j'ai ouï votre avis et l'avis de mes gens; maintenant je vais vous dire le mien qui est tel que si je descends

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Intendant de la bouche.

· Cette réponse de Joinville est omise dans les autres

éditions.

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340. Le grant doumage que le Roy eut fait au peuple qui estoit en sa nef, peut l'en véoir à Olivier de Termes qui estoit en la nef le Roy, lequel estoit un des plus hardis hommes que je onques veisse et qui miex s'estoit prouvé en la Terre-Sainte, et n'osa demourer avec nous pour poour de naier; ainçois demoura en Cypre, et fu avant un an et demi que il revedist au Roy, et si estoit grant home et riche home, et bien pooit paier son passage: or regardez que petites gens eussent fèt qui n'eussent eu de quoy paier, quant tel homme ot si grant destourbier.

341. De ce péril dont Dieu nous ot eschapez, entrames en un autre ; car le vent qui nous avoit flatis sus Chypre là où nous deumes estre noiés, leva si fort et si orrible, car il nous batoit à force sus l'ille de Cypre; car les mariniers geterent leur ancres encontre le vent, ne onques la nef ne porent arester tant que il en y orent aportés cinq. Les parois de la chambre le Roy couvient abatre, ne il n'avoit nulli léans qui y osast demourer, pource que le vent ne les emportast en la mer. En ce point le Connestable de France monseigneur Giles le Brun estiens couchié en la

» de la nef, il y a céans telles personnes au nom»bre de cinq cents et plus qui demeureront en l'île » de Chypre, par la peur du péril de leurs corps; » car il n'y en a aucune qui n'aime autant sa vie » comme je fais la mienne, et qui jamais peut» être ne rentreront dans leur pays. J'aime donc >> mieux mettre mon corps, et ma femme, et mes >> enfants en la main de Dieu, que de faire si >> grand dommage à tant de gens qu'il y a céans. »>

340. Le grand dommage que le roi eût fait au peuple qui étoit en sa nef, parut bien en messire Olivier de Thermes, qui étoit sur cette nef, lequel étoit un des plus hardis hommes que je vis oncques et qui mieux s'étoit montré en la Terre-Sainte; il n'osa demeurer avec nous par peur d'être noyé, et resta en Chypre; il fut un an et demi avant de revenir au roi; et pourtant c'étoit un grand et riche homme, et pouvoit bien payer son passage; or, voyez ce qu'eussent fait de petites gens qui n'eussent eu de quoi payer, quand un tel homme eut si grand empêchement.

341. De ce péril dont Dieu nous sauva, nous entràmes dans un autre; car le vent qui nous avoit jetés sur Chypre, là où nous devions être noyés, se leva si fort et si horrible, qu'il nous poussa sur l'ile; les mariniers jetèrent leurs ancres contre le vent, et oncques ne purent bien arrêter la nef qu'avec cinq ancres. Il fallut abattre les parois de la chambre du roi; et il n'y eut per

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chambre le Roy, et en ce point la Royne ouvri l'uis de la chambre et cuida trouver le Roy et la seue; et je li demandai qu'elle estoit venu querre; elle dit qu'elle estoit venue parler au Roy pource que il promeist à Dieu aucun pélerinage, ou à ses Sains, parquoy Dieu nous délivrast de ce péril là où nous estions; car les mariniers avoient dit que nous estions en péril de naier. Et je li diz: « Dame, prometés la voie à >>monseigneur saint Nicholas de Warangeville, » et je vous suis plège pour li que Dieu vous re» menra en France, et le Roy et vos enfans. Seneschal, fist-elle, vraiment je le feroie volentiers, mès le Roy est si divers, que se il le sa>> voit que je l'eusse promis sanz li, il ne m'i lè» roit jamès aler. Vous ferez une chose, que se » Dieu vous rameinne en France, que vous li promettrés une nef d'argent de cinq mars, » pour le Roy, pour vous et pour vos trois en» fans, et je vous sui plège que Dieu nous ra» menrra en France; car je promis à saint Ni» cholas que se il nous reschapoit de ce péril là » où nous avions la nuit esté, que je l'iroie re» querre de Joinville à pié et deschaus. » Et elle me dit que la nef d'argent de cinq mars que elle la promettoit à Saint Nicholas, et me dit que je l'en feusse plège; et je li dis que si seroie-je moult volentiers. Elle se parti de illec, et ne tarda que

sonne là qui osât y demeurer, de peur que le vent ne les emportàt en mer. Dans ce moment, le connétable de France, monseigneur Giles Lebrun et moi, étions couchés dans la chambre, du roi. La reine ouvrit la porte de la chambre croyant y trouver le roi, et je lui demandai ce qu'elle étoit venue quérir; elle dit qu'elle étoit venue parler au roi, pour qu'il promît à Dieu ou à ses saints aucun pélerinage pour que Dieu nous délivrat du péril où nous étions; car les mariniers avoient dit que nous étions en péril d'être noyés. Et je lui dis » Dame, promettez le pélerinage à >> monseigneur saint Nicolas de Warangeville, et >> je vous fais caution pour lui que Dieu vous ra» mènera en France, et le roi et vos enfants.-Sé» néchal, reprit-elle, vraiment je le ferois volon» tiers; mais le roi est si contrariant, que s'il sa>> voit que je vous l'eusse promis sans lui, il ne » me laisseroit jamais aller. - Eh bien! faites une >> chose, promettez, si Dieu vous ramène en » France, une nef d'argent de cinq marcs pour le >> roi, pour vous et pour vos trois enfants, et je >> vous fais garant que Dieu nous ramènera en >> France; car j'ai promis à saint Nicolas que s'il >> nous réchappoit de ce péril là où nous avons été » la nuit, j'irois lui faire ma prière de Joinville à » pied et deschaus (déchaussé). » Et elle me dit qu'elle promettoit à saint Nicolas la nef d'argent de cinq marcs; et me demanda que j'en fusse ga

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un petit; si revint à nous et me dit : « Saint Ni>> cholas nous a garantis de cest péril, car le vent >> est cheu. »

342. Quant le Royne, que Dieu absoille, feu revenue en France, elle fist fère la nef d'argent à Paris; et estoit en la nef, le Roy, la Royne et les trois enfans, touz d'argent; le marinier, le mât, le gouvernail et les cordes, tout d'argent, et le voile tout d'argent; et me dit la Royne, que la façon avoit cousté cent livres. Quant la nef fut faite, la Royne la m'envoya à Joinville pour fère conduire jusques à saint Nicholas, et je si fis; et encore la vis-je à saint Nicholas quant nous menames la sereur le Roy à Haguenoe, au roy d'Allemaingne.

343. Or revenons à nostre matiere et disons ainsi, que après ce que nous fumes eschapé de ces deux périlz, le Roy s'asist sur le ban de la nef et me fist asseoir à ses piez, et me dit ainsi : Seneschal, nous a bien moustré nostre Dieu

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rant. Et je lui dis qu'ainsi serois-je moult volontiers. Elle nous quitta et il ne tarda guère qu'elle ne revînt à nous et me dit : « Saint Nicolas nous a << garantis de ce péril, car le vent est tombé. »

342. Quand la reine, que Dieu absolve, fut revenue en France, elle fit faire la nef d'argent à Paris; et il y avoit dans la nef le roi, la reine et les trois enfants, tous d'argent; le marinier, le mát, le gouvernail et les cordes tout d'argent; la voile tout d'argent ; et la reine me dit que la façon avoit coûté cent livres. Quand la nef fut faite, la reine me l'envoya à Joinville pour la faire porter jusqu'à Saint-Nicolas, ce que je fis. Et encore la vis-je à Saint-Nicolas quand nous menames la sœur du roi à Haguenau, au roi d'Allemagne.

343. Or revenons à notre sujet et disons qu'après que nous eûmes échappé à ces deux périls, le roi s'assit sur le bord de la nef et me fit asseoir à ses pieds, et me dit : « Sénéchal, notre » Dieu nous a bien montré son grand pouvoir, » car un de ses petits vents, non pas le maître des » quatre vents, devoit noyer le roi de France, sa >>femme et sese nfants, et toute sa compagnie; or >> lui devons rendre grâce du péril dont il nous a >> délivrés.

344. « Sénéchal, de telles tribulations, quand

Blanche, petite-fille de saint Louis, sœur de Philippe-le-Bel, mariée à Rodolphe, duc d'Autriche, depuis

roi de Bohême, fils de l'empereur Albert I.

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