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sans effroi. La flotte, après avoir dépassé Cérigo, Napoli de Malvoisie, Idra, le cap de Sunium et le golfe d'Athènes, va jeter l'ancre à Négrepont pour y tenir conseil; puis, se remettant en mer, elle traverse les eaux de Chio, de Lesbos, de Ténédos, entre dans l'Hellespont et prend terre à Abydos; l'expédition s'arrête là huit jours pour attendre le marquis de Montferrat et le comte de Flandre, qui s'étaient détournés vers l'île d'Imbros pour y faire reconnaître le jeune prince Alexis. De tous les lieux célèbres que nous venons de nommer, Négrepont, Imbros et Abydos sont les seuls mentionnés par le maréchal. Nous qui avons passé par tous ces chemins, qui avons sillonné tous ces flots, parcouru toutes ces terres, combien nous aimerions à retrouver dans les descriptions de Ville-Hardouin une image de ce que nous avons vu! mais Ville-Hardouin ne s'est pas plus occupé des localités que tous nos vieux chroniqueurs pélerins; sa grande affaire était Constantinople, comme la grande affaire des anciens croisés était Jérusalem; et le bon maréchal n'aura pas eu à se reprocher d'avoir regardé à droite et à gauche. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que dans le trajet d'Abydos à Saint-Etienne, VilleHardouin a également négligé les lieux que lui faisaient les campagnes de Troie avec leurs fleuves homériques, Lampsaque avec ses riches coteaux, Cisyque et le mont Dindyme, qui ne lui eussent rappelé ni les Argonautes, ni la déesse Cybèle ? Pour des gens qui se faisaient gloire de ne pas connaître Homère, de mépriser les arts profanes de la Grèce, ces sortes de lieux ne pouvaient avoir qu'un médiocre intérêt.

Au siége de Constantinople, Ville-Hardouin faisait partie de la légion commandée par Mathieu de Montmorency et Eudes de Champlite; nul doute que le brave maréchal n'ait pris une part glorieuse au siége et à la conquête de la ville impériale; mais ce narrateur fidèle, qui s'est plu à consigner dans ses Mémoires les actions d'éclat de chaque chevalier, se tait sur ses propres actes. On peut dire que les Mémoires de Ville-Hardouin sont moins ses propres mémoires que ceux de tous ses compagnons d'armes; cette humble réserve, cet oubli de soi-même, qu'on ne trouve point chez les guerriers de l'antiquité, est un des caractères de notre chevalerie chrétienne.

Après la fuite de l'usurpateur Alexis, lorsqu'Isaac remonta sur le trône de Bysance, Ville-Hardouin fut un des quatre ambassadeurs qui allèrent demander à l'empereur l'accomplissement des traités; il porta la parole à l'empereur, et l'invita à ratifier ces différentes conventions que le prince son fils s'était engagé à remplir: Isaac les ratifia par serment et bulles d'or, et les traités ainsi reconnus furent délivrés aux ambassadeurs. Plus tard, le prince Alexis oubliant ses promesses et ses traités avec les Francs, une autre ambassade, où se trouvait aussi Ville-Hardouin, somma fièrement le jeune empereur de satisfaire aux conditions jurées. On sait comment les refus ingrats

d'Alexis amenèrent la guerre, et comment le vieil empire d'Orient devint un empire français.

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Si Ville-Hardouin, dans sa modestie héroïque et chrétienne, n'avait point gardé le silence pour tout ce qui le touche particulièrement, nous pourrions le suivre avec intérêt prêtant l'appui de son épée à l'empereur Beaudoin, en différentes courses guerrières; mais en vain cherchons-nous le maréchal dans ces premières expéditions de l'empereur français; nous le retrouvons, en 1204, opérant la réconciliation de Beaudoin et de Boniface, marquis de Montferrat. Cette réconciliation, qui fit plus de bien au nouvel empire que des victoires remportées sur l'ennemi, est une gloire dans la vie de Ville-Hardouin. Boniface à qui l'empereur avait concédé Thessalonique et ses dépendances, demandait à prendre possession de sa principauté, et voulait détourner l'empereur de se rendre à Thessalonique avec sa troupe. « Sire, lui avait-il dit, je te proi (je te prie) dès » que je puis ma terre conquerre sans toi, que tu » ni entres, et se tu i entres, ne me semble mie que tu le faces por mon bien. » Le marquis ajoutait que si, malgré sa prière, l'empereur entrait dans ses terres, il se séparerait de lui. Beaudoin se montra sourd aux remontrances du marquis de Montferrat. On vit alors Boniface et l'empereur tourner les armes l'un contre l'autre, et donner aux Latins le scandale d'une violente division. On verra dans les Mémoires qui vont suivre comment, à la sollicitation des barons chrétiens, Ville-Hardouin parvint à ramener Boniface de qui il ère mult améz, et comment, par son intercession puissante, les deux princes rivaux conclurent la paix. La noble conduite du maréchal de Champagne pour amener cette réconciliation capitale, nous rappelle les habiles efforts de Nestor ou d'Ulysse, dans l'Iliade, pour apaiser les querelles d'Achille et d'Agamemnon. Après la sagesse de Ville-Hardouin et l'autorité influente de sa parole, ce qui nous frappe dans le récit de ces négociations, c'est l'audacieuse confiance avec laquelle les barons s'adressent au chef de l'empire, et la soumission facile du souverain. En ce temps-là, sur la terre d'outre-mer, les seigneurs et les chevaliers choisissaient leurs rois parmi des compagnons d'armes; un sentiment de fraternité inviolable liait les guerriers au prince couronné; et quand il s'agissait du salut de l'armée, toute majesté s'effaçait devant la nécessité des remontrances.

L'événement militaire où Ville-Hardouin déploya le plus de valeur et de capacité, fut la retraite des Français après la funeste bataille d'Andrinople, qui se livra le jeudi des foires (féries) de Paques en 1205. Après avoir recueilli tous les débris de l'armée vaincue, il fallait les dérober aux poursuites du roi de Bulgarie; Rodosto était le point qu'il fallait atteindre pour échapper au péril, et d'Andrinople à Rodosto la troupe fugitive avait un espace de vingt-cinq lieues à franchir. On lève le camp au milieu des ténèbres de

la nuit, et avant que le jour n'arrive, la malheu- | expédition contre les Grecs, à Civitot, appelé reuse troupe est déjà assez loin de son ennemi; mais l'ennemi se met à suivre ses traces. Geoffroy défendait l'arrière-garde et dirigeait luimême la marche des pauvres fugitifs; on marchait au petit pas pour ne pas laisser sur le chemin, à la merci de l'ennemi, les blessés, les malades, tous ceux qui n'eussent pu résister à une course rapide. Deux nuits et un jour se passent en fatigues et en vives alarmes, et enfin les murs de Rodosto s'offrent à leurs yeux. Il y a quatre | ans, lorsque, dans un caïque grec, nous suivions les côtes de Rodosto, de Selyvria et d'Héraclée, nous relisions les Mémoires de Ville-Hardouin pour jeter les souvenirs héroïques de la vieille France sur tous ces rivages de la Thrace, jaunes, escarpés et déserts; nous songions à cette glorieuse retraite de notre Xénophon du moyenâge, à son génie et à son dévouement courageux qui sauvèrent alors tant de chrétiens du fer des barbares.

Chivetot dans les Mémoires. On peut voir dans notre Correspondance d'Orient (1) quelques détails touchant Civitot, place située sur la rive asiatique de la Propontide, au fond du golfe Moundania, à peu de distance à l'ouest du lac Ascanius; Civitot, dont le nom est une corruption du mot latin civilas (cité), existe encore aujourd'hui sous le nom turc de Ghio ou Ghemlek. Dans le courant de la même année (1207), Geoffroy, avec sa compagnie, monta une des quatorze galères destinées à combattre la flotte de Théodore Lascaris qui menaçait les domaines francs de l'Hellespont et de la Propontide; la flotte grecque n'attendit point le combat; les chrétiens lui donnèrent la chasse deux jours et deux nuits, et la repoussèrent jusqu'à quarante milles au-delà d'Abydos. Ce fut aussi en 1207 que Geoffroy reçut du marquis de Montferrat la cité de Messinople et toutes ses dépendances; la dignité de maréchal de Romanie, que Beaudoin Ier lui avait conférée, donEn face de l'ennemi comme dans le conseil des nait déjà à Ville-Hardouin un rang élevé parmi princes, rien d'important ne se passait sans Geof- les barons; la possession de plusieurs places dans froy. En l'année 1206, lorsque Henri, régent de la Macédoine, récompensa honorablement les serl'empire, marcha contre le roi des Bulgares qui vices du maréchal. En gagnant de la puissance assiégeait Didymotique, le maréchal commandait territoriale, Ville - Hardouin devenait d'autant l'avant-garde; 400 chevaliers francs allaient of- mieux en état de servir la cause chrétienne, et frir la bataille à une armée de 40,000 cavaliers et l'histoire doit le compter au nombre de ceux qui d'un grand nombre de fantassins. Ville-Hardouin, ont le plus fait pour l'empire français d'Orient. s'avançant à la tête des chrétiens, dut faire preuve A cette année 1207, finissent les Mémoires de de sagesse et de bravoure; mais le maréchal ne Ville-Hardouin: la mort du marquis de Montfernous apprend rien là-dessus; il se borne à dire rat est le dernier trait raconté par le maréchal; que onques plus perillosement genz n'allèrent il était l'homme-lige et l'ami de Boniface; il déquerre (chercher) bataille; à l'approche des croi- plore sa perte avec une amère douleur, et vous sés, l'ennemi brûla ses machines de siége et aban- diriez qu'il a tout-à-coup cessé d'écrire après donna Didymotique. Quelque temps après, dans la avoir raconté la fin malheureuse de celui qui était même année 1206, une mission, qui fut pour le un des plus fermes soutiens de l'empire, un de maréchal un délassement agréable, l'appela sur les ses compagnons d'armes qu'il aimait le plus. Il rivages de l'Hellespont, dans la cité d'Abydos, n'existe rien qui puisse nous aider à marquer l'énommée Avies par nos chevaliers francs; la fille poque précise de la mort de Geoffroy; les érudits du marquis de Montferrat, Agnès, fiancée à l'em- sont convenus de la placer en l'année 1213. Geofpereur Henri, avait été embarquée dans une ga- froy ne trouva point la mort sur le champ de lère pour Abydos, et Geoffroy de Ville-Hardouin bataille; il finit dans son lit une carrière toute fut chargé d'aller querre la dame qui mult ère remplie d'actes glorieux; il devait être alors àgé (étail) bonne et belle. Il est probable que le made cinquante-huit ans. Dans cet Orient si plein réchal ne songeait point aux poétiques amours de grands tombeaux antiques, le moyen-âge a de Héro et de Léandre, en recevant sur ce rivage laissé beaucoup d'illustres tombeaux français; la noble fiancée de son souverain. Abydos était parmi ces tombes des vieux martyrs de l'héroïsencore à cette époque une cité importante; elle a me, c'est celle de Ville -Hardouin que j'aurais suivi la destinée de beaucoup d'autres villes de surtout aimé à découvrir; mais je ne suis point l'Hellespont, et sa destruction a été des plus com- allé à Messinople, et d'ailleurs le temps et les barplètes. L'emplacement de la cité est un terrain bares ont probablement effacé jusqu'au dernier de forme triangulaire, qui n'a conservé de l'an- vestige de la tombe du maréchal. Aucune chrotique Abydos et de l'Avies du moyen-âge, qu'un pique, aucun témoignage ne nous parle des derpan de mur en brique debout sur la rive du mouil-niers jours de Ville-Hardouin; sans doute qu'à lage de Nagara; à l'extrémité occidentale du terrain, au bord du détroit, nous avons vu une forteresse turque nommée Nagara-Bourum, semblable aux châteaux des Dardanelles situés à une lieue de là, au sud.

En 1207, Geoffroy fut un des barons qui accompagnèrent l'empereur Henri dans une petite

l'approche de sa fin suprême, au milieu d'une région étrangère et ennemie, le maréchal de Champagne songeait au pays qu'il avait quitté, à ses filles des monastères de Froissy et de Troyes, à son château des bords de l'Aube, à ses terres de Longueville et de Chasseray.

(1) Tome III, p. 168.

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Le lecteur qui nous aura suivis dans cette notice, comprendra le plaisir que nous avons éprouvé en entendant l'éloge de notre maréchal sortir de la bouche d'un chroniqueur du XIIe siècle; l'auteur de la chronique de Romanie (1) parle de Geoffroy de Ville-Hardouin comme étant l'homme le plus distingué du conseil des barons chrétiens et le plus sage de l'armée; il laisse entendre que, sans Geoffroy de Ville-Hardouin, la mort du jeune Thibaut, comte de Champagne, eût fait abandonner le projet de croisade dont le résultat fut la conquête de Bysance et la fondation d'un empire français en Orient; après avoir rapporté la mort du comte de Champagne et l'effet qu'elle produisit sur les pélerins de la nouvelle croisade, la chronique de Romanie s'exprime ainsi : « Parmi >> les croisés se trouvait un habile chevalier, noble » et sage au-dessus de tous les autres; son nom >> était messire Geoffroy de Ville-Hardouin; il >> était grand-maréchal de Champagne, de plus >> grand-chancelier et premier conseiller du feu >> comte de Champagne; il avait été des plus actifs. » à conseiller cette expédition, et lorsqu'il apprit » la mort du comte, il prit sur lui tout l'embarras » du passage d'outre-mer; il calcula, en homme »sage, que ce serait un grand malheur que de >> voir manquer, par la mort d'un seul homme, une >> expédition qui devait être le salut des chré- | >> tiens; il comprit que ce serait un mal de re» noncer à ce projet. Il emmena avec lui deux >> chevaliers de son conseil, partit de Champagne » et se dirigea sur la Flandre; il trouva le comte >> Beaudoin extrêmement affligé de la mort du » comte de Champagne. Après s'être affligé avec >> lui, il entreprit avec prudence de le consoler; il » possédait si bien le don de la parole et savait si >> habilement insinuer ses conseils, qu'il parvint à >> réorganiser l'expédition. » Nous avons cité avec empressement ce passage de la chronique de Romanie, parce qu'il renferme à la fois un fait historique fort intéressant et un hommage rendu à Geoffroy de Ville-Hardouin.

Dans le XI livre de l'Histoire des Croisades, en terminant son récit de l'expédition contre Bysance, M. Michaud a caractérisé la relation du maréchal de Champagne de manière à m'obliger à le copier ; il a retracé également la physionomie des deux autres chroniqueurs qui ont raconté les mêmes événements, le Grec Nicétas et Gunther, moine de l'ordre de Citeaux : il est piquant de rapporter ces trois figures qui expriment chacune un caractère particulier. « Le Grec Nicétas, dit M. Michaud, fait de longues lamentations sur le génie des vaincus; il déplore avec amertume la perte des monuments, des statues, des richesses qui entretenaient le luxe de ses compatriotes. Ses récits, remplis d'exagérations et d'hyperboles, semés partout de passages tirés de l'Ecriture et des auteurs profanes, s'éloignent presque toujours de la noble simplicité de l'histoire et ne montrent

(1) Cette chronique, composée en vers franco-grecs, a été publiée pour la première fois par M. Buchon.

qu'une vaine affectation de savoir. Nicétas, dans l'excès de sa vanité, hésite à prononcer le nom des Francs, et croit les punir en gardant le silence sur leurs exploits; lorsqu'il décrit les malheurs de l'empire, il ne fait que pleurer et gémir; mais en gémissant, il veut encore plaire, et paraît plus occupé de son livre que de sa patrie.

>> Le maréchal de Champagne ne se pique point d'érudition et paraît fier de son ignorance. On a dit qu'il ne savait point écrire; il avoue luimême qu'il a dicté son histoire sa narration, dépouillée de tout esprit de recherche, mais vive et animée, rappelle partout le langage et la noble franchise d'un preux chevalier. Ville-Hardouin excelle surtout à faire parler les héros, et se plaît à louer la bravoure de ses compagnons s'il ne nomme jamais les guerriers de la Grèce, c'est parce qu'il ne les connaît pas et qu'il ne veut point les connaître. Le maréchal de Champagne ne s'attendrit point sur les maux de la guerre, et ne trouve des phrases que pour peindre des traits d'héroïsme; l'enthousiasme de la victoire peut seul lui arracher des larmes. Quand les Latins ont éprouvé de grands revers, il ne sait point pleurer; il se tait, et l'on voit qu'il ne quitte son livre que pour aller combattre.

>> Il est une autre histoire contemporaine dont le caractère peut aussi nous faire juger le siècle où il a vécu et les événements qu'il raconte. Gunther, moine de l'ordre de Citeaux, qui écrivait sous la dictée de Martin-Litz, s'étend beaucoup sur la prédication de la croisade et sur les vertus de son abbé, qui se mit à la tête des croisés du diocèse de Bâle. Lorsque la république de Venise entraîne les croisés au siége de Zara, il se rappelle les ordres du pape et garde le silence. Les prières et les infortunes du fils d'Isaac, la conquête de l'empire d'Orient, ne le touchent point. Toujours préoccupé de la Terre-Sainte, il ne sait point comment des chevaliers chrétiens peuvent avoir d'autre pensée et faire d'autre promesse que celle de délivrer le tombeau de JésusChrist. Mettant peu de prix à des victoires profanes, il ne s'arrête pas long-temps à décrire le siége de Constantinople; et lorsque la ville est prise, il ne voit plus dans la foule des conquérants d'un grand empire que l'abbé de son monastère chargé des pieuses dépouilles de la Grèce.

>> En lisant les trois histoires contemporaines de l'expédition de Constantinople, on voit que la première appartient à un Grec élevé à la cour de Bysance; la seconde, à un chevalier français; la troisième, à un moine. Si les deux premiers historiens, par leur manière d'écrire et les sentiments qu'ils expriment, nous donnent une idée juste de la nation grecque et des héros de l'Occident, le dernier peut aussi nous expliquer les opinions et le caractère de la plupart de ces croisés, qui parlaient sans cesse de quitter l'armée partie de Venise; que les menaces de la cour de Rome remplissaient de crainte, et qu'une ardente dévotion, bien plus que l'amour des conquêtes, conduisait en Orient. >>

Beaucoup de savants ont pensé que Ville-Har- | tout un siècle avec ses principales figures, avec

douin ne savait pas écrire, se fondant sur ce que le maréchal nous dit qu'il a dicté son œuvre; mais cette preuve n'en est pas une. Ne sait-on pas que rarement un seigneur du moyen-âge écrivait lui-même, mais qu'il avait coutume de dicter à des clercs? Joinville ne dit-il pas qu'il a dicté ses récits? Croit-on que tous les anciens Mémoires relatifs à l'histoire de France aient été écrits par les hauts personnages dont ils portent le nom? C'est par la plume des secrétaires qu'ont dû passer presque toutes les vieilles pages historiques arrivées jusqu'à nous. A côté de ce raisonnement, nous pouvons citer des faits qui prouvent que Ville-Hardouin savait écrire; Ducange parle d'un titre original de lui, conservé dans l'abbaye de Notre-Dame de Troyes, par lequel Ville-Hardouin «< fait don de la moitié de la dime de Vez à » l'église de Notre-Dame de Foissy, et de l'autre » moitié à l'église de Notre-Dame de Troyes, à >> condition que sa fille Alix et sa sœur Emme» line jouiraient de ladite moitié leur vie durant, >> et son autre fille Damerones et sa sœur Haye » de l'autre moitié, pareillement leur vie durant, >> pour le tout retourner en propriété auxdites » églises. » Ce titre porte la date de 1207. Une autre pièce en faveur de notre opinion, c'est une lettre écrite par Geoffroy à la comtesse Blanche, qui l'avait consulté sur le nombre de fiefs qui relevaient du comté de Champagne; rien n'indique que cette lettre n'ait pas été écrite par VilleHardouin. Dans les pays d'outre-mer, où les batailles succédaient aux batailles comme les jours succédaient aux jours, un chevalier tenait sans cesse sa main sur la garde de son épée, et le repos lui manquait pour retracer avec la plume une longue histoire; si Ville-Hardouin fût revenu en France, peut-être, au milieu de ses loisirs, eût-il écrit lui-même la relation des grandes choses qu'il avait vues; mais là-bas, à Bysance ou à Messinople, en face de Théodore Lascaris ou du Bulgare Johannice, le brave maréchal ne pouvait quitter son épée, et c'est à peine si, dans l'intervalle des combats, il avait le temps de dicter à quelque scribe champenois.

ses sentiments, ses préoccupations et ses œuvres encore vivantes! On ne doit point, par un zèle mal entendu, porter la plume sur les mots de cette vieille langue, sous prétexte de la rendre plus intelligible au vulgaire des lecteurs : changer un mot de Ville-Hardouin pour le rajeunir, ce serait presque changer le sens primitif du mot, ce serait mutiler l'histoire, car les mots ont ici leur physionomie, et cette physionomie ne se remplace point par des mots nouveaux; autant vaudrait-il porter le marteau sur une vieille figure de bas-relief et lui faire subir une forme nouvelle, sous prétexte de la rendre plus nette et plus compréhensible aux regards des amateurs. Nous savons que le plus grand nombre des lecteurs ne peut pas comprendre le langage de Ville-Hardouin; c'est pourquoi nous avons mis au-dessous du vieux texte la traduction de Ducange; mais les amateurs du vieux langage trouveront le texte primitif religieusement conservé. En comparant la version de Ducange avec le récit original, nous avons regretté que le traducteur ait négligé de rendre la simplicité naïve de Ville-Hardouin, la piquante tournure de ses phrases, la briéveté pittoresque de ses expressions, tout ce qui donne à son langage tant de charme et une aussi attrayante physionomie: Ducange s'est borné à mettre sous les yeux des lecteurs le sens de Ville-Hardouin, et voilà tout. Nous prenons au hasard dans les Mémoires du maréchal pour donner un exemple qui appuie ce que nous avançons; Geoffroy raconte qu'à son retour de Venise à Troyes, il eut à déplorer la mort du jeune comte Thibaut : Tant chevaucha Joffroi li mareschaus per ses jornces, que il vint à Troies en Champaigne, et trova son seingnor le conte Thibaut malades et deshaitiés, et si fu mult liez de sa venue. Et quant cil li ot contée la novele comment il avoient esploitié, si fu si liez qu'il dist qu'il chevaucheroit, ce qu'il n'avoit pieça fait, et leva sus et chevalcha. Et laz! com grant domages, car onques puis ne chevaucha que cele foiz. Sa maladie crût et efforça, tant que il fist sa devise et son lais, et departi son avoir que il devoit porter à ses homes et à ses compaignons, dont il n'avoit mult de bons, nus hom à cel jor n'en avoit plus... ensi morut li cuens, et fu un des homes del munde qui feist plus belle fin. Enki ot mult grant peuple assemblé de son lignage, et de ses homes; del duel ne convient mie à parler qui illuec fu faiz, que onques plus grant ne fu faiz por home. Et il le dut bien estre, car onques home de son aage ne fu plus amés de ses homes, ne de l'autre gent. Enterré fu de les son père au mostier de monseignor Sainct-Estiene à Troyes.

Nous voudrions dire un mot de la vieille langue dans laquelle sont écrits les Mémoires de VilleHardouin les époques se peignent dans le langage; le style, c'est l'homme, a-t-on dit; le style, c'est quelquefois une nation, ajouterons-nous. Nous ne connaissons rien qui représente mieux la nation française du xe siècle, que le langage de Ville-Hardouin. Lisez le récit du maréchal : mœurs guerrières, mœurs politiques, mœurs de la famille, tout s'y retrouve, et leur caractère y est retracé par la noble simplicité de l'expresLe passage qu'on vient de lire a été ainsi trasion. Ville-Hardouin est bref dans ses narrations; duit par Ducange: «Le mareschal étant arrivé à il emploie peu de mots pour dire beaucoup de Troyes en Champagne, il y trouva le comte Thichoses : c'est que le x siècle était un siècle d'ac-baut, son seigneur, malade, et en mauvaise distion, et que les époques qui font beaucoup parlent peu. Combien j'aime ce vieux langage qui ressuscite pour nous une société entière, comme un bas-relief ou un tableau où serait représenté

position de sa personne, lequel fut si joyeux de son arrivée, et encore plus d'apprendre par sa bouche le bon succès de son message, qu'il dit qu'il vouloit prendre l'air et monter à cheval, ce

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qu'il n'avoit fait il y avoit long-temps: là-dessus il se leva du lict et monta à cheval : mais, hélas ! ce fut là son dernier effort, car sa maladie commença à rengreger; en sorte que se voyant en cet estat, il fit son testament, et distribua l'argent qu'il devoit emporter en son voyage à ses vassaux et compagnons, qui estoient tous vaillans hommes et en si grant nombre, qu'aucun seigneur en ce temps-là n'en avoit davantage... Ainsi le comte mourut, et fu l'homme du monde qui fit la plus belle fin. Aprés sa mort grant nombre de seigueurs de sa parenté et de ses vassaux vinrent honorer ses obsèques et ses funérailles, qui furent faites avec tout l'appareil possible et convenable à sa qualité; en sorte qu'on put dire qu'il ne s'en fit jamais de plus magnifiques. Aussi aucun prince de son aage ne fut plus chery de ses vassaux ni plus universellement de tous. Il fut enterré près de son père en l'église de Saint-Estienne de Troyes. »>

Il nous semble que la traduction suivante du même passage se rapprocherait mieux du style de

Ville-Hardouin :

<< Tant chevaucha Geoffroy le maréchal pendant plusieurs journées, qu'il revint à Troyes en Champagne, et trouva son seigneur le comte Thibaut 'malade et indisposé; celui-ci fut très joyeux de sa venue. Quand Geoffroy lui eut conté la nouvelle comme quoi il avait si heureusement travaillé, Thibaut fut si joyeux qu'il dit qu'il chevaucherait, ce qu'il ne faisait plus, et Thibaut se leva du lit et chevaucha; mais, hélas! il sentit une grande souffrance, et ce fut la dernière fois qu'il chevaucha. Sa maladie augmenta et empira, au point qu'il fit son testament, et départit les fonds qu'il destinait au pélerinage, à ses hommes, à ses compagnons, dont plusieurs étaient vaillans, et personne alors n'avait plus d'hommes vaillans que lui... Ainsi mourut le comte, et ce fut un des hommes de ce monde qui fit la plus belle fin; il eut là grande foule assemblée, composée de son lignage et de ses vassaux; il ne sera point parlé du deuil qui se fit là ; il ne s'en fit jamais de plus grand pour un homme; cela devait bien être, car jamais homme de son âge ne fut plus aimé de ses vassaux et du reste du monde. Il fut enterré à côté de son père, dans l'église de monseigneur SaintEtienne à Troyes. »>

y

Ce que nous venons de faire pour une courte citation des Mémoires de Ville-Hardouin, nous aurions aimé à le faire pour les Mémoires tout entiers; nous avons osé penser que, traduite de la sorte, la relation du maréchal de Champagne aurait gardé peut-être de son charme pour les gens du monde à qui le vieux langage est peu familier; le temps nous manque pour exécuter ce travail qui sans doute ne nous eût pas rapporté beaucoup de gloire, mais qui aurait pu présenter de l'utilité et de l'agrément.

SUR LES DIFFÉRENTS MANUSCRITS ET ÉDITIONS DE VILLE-HARDOUIN.

LES manuscrits et les éditions ont leur histoire; cette histoire n'est pas une des choses les moins intéressantes dans un travail comme celui que nous entreprenons. Blaise de Vigenère, qui publia en 1585 les Mémoires de Geoffroy de Ville-Hardouin, dans une épître dédicatoire à la sérénissime seigneurie de Venise, parle d'un premier cahier de ces Mémoires, imprimé douze ans auparavant par l'ordonnance de la république; le préambule de ce cahier invitait tous ceux qui auraient quelque exemplaire de Ville-Hardouin, à le communiquer à Venise afin qu'on pût mettre plus correctement en lumière la relation du maréchal de Champagne et de Romanie; voilà pourquoi Vigenère, ayant eu en main un manuscrit de ces Mémoires, s'empressa de dédier son édition à la noble ville de Henri Dandolo. Nous n'avons pu découvrir aucun renseignement précis sur le premier cahier de Ville-Hardouin imprimé à Venise en 1573; il est probable que cette impression des Mémoires du maréchal laissait beaucoup à désirer. Aussi doit-on regarder Vigenère comme le premier qui ait donné une édition proprement dite de l'histoire de VilleHardouin; il fut encouragé dans son œuvre par Ludovic de Gonzague, duc de Nevers, dont il était gentilhomme. Le texte publié par Vigenère, divisé en neuf livres, offre le récit complet de Ville-Hardouin, mais la vieille langue du maréchal y est bien souvent estropiée. L'éditeur gentilhomme voulant sarcler la relation originale de plusieurs superfluités et redites capables d'offenser les lecteurs de son temps, crut devoir placer en regard du vieux texte une traduction qui rajeunît et purifiât VilleHardouin. Nous devons dire que malgré ses sarclures, la version de Vigenère se rapproche bien plus du ton de Ville-Hardouin que celle de Ducange; ajoutons aussi qu'on reconnaît dans la traduction de ce dernier de fréquents emprunts faits à la première traduction; malheureusement Ducange n'a pas emprunté ce qu'il y avait de plus simple et de plus fidèlement naïf.

En 1601, les Mémoires de Ville-Hardouin furent publiés à Lyon avec un texte plus correct et plus pur; le manuscrit qui servit aux éditeurs de Lyon provenait des Pays-Bas; François Contarini, procurateur de Saint-Marc, l'avait apporté à Venise, à son retour d'une ambassade auprès de l'empereur Charles V, en 1551, et le même ambassadeur l'avait apporté en France, où il était venu traiter d'une ligue contre les Turcs. Ici se présente une petite question. Ceux qui, en 1573, ont imprimé à Venise le premier cahier de Ville-Hardouin dont il a été question ci-dessus, pouvaient bien avoir connaissance du manuscrit de Contarini, puisque ce manuscrit fut apporté à Venise en 1551; s'il est vrai que ce cahier de Ville-Hardouin était incorrect et incomplet, cela prouve que les éditeurs ignoraient le texte de Contarini: comment donc se fait-il qu'ils l'aient ignoré?

En 1634, Paolo Ramusio, fils de Giovanni Bat

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