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tué; car nous sommes alés contre le com» mandement Mahommet, qui nous commande » que nous gardons le nostre seigneur aussi » comme la prunelle de nostre œil; et vesci en >> cest livre le commandement tout escript. Or escoutez, fait-il, l'autre commandement Ma» hommet qui vient après. » Il leur tournoit un foillet ou livre que il tenoit, et leur moustroit l'autre commandement Mahommet, qui estoit tel : « En l'asseurement de la foy occi l'ennemi ‚» de la loy.» Or gardez comment nous avons mes» fait contre les commandemens Mahommet, de » ce que nous avons tué nostre seigneur, et en>> core ferons nous pis se nous ne tuons le Roy, quelque asseurement que nous li aions donné; » car c'est le plus fort ennemi que la loy paien» nime est. » Nostre mort fu presque acordée; dont il avint ainsi, que un Amiraut qui estoit nostre adversaire, cuida que en nous deust touz occirre, et vint sur le flum, et commença à crier en sarrazinnois à ceulz qui les galies menoient, et osta sa touaille de sa teste et leur fist un signe de sa touaille; et maintenant il nous desancrerent et nous remenerent bien une grant lieue arieres vers Babiloine. Lors cuidames nous estre touz perdus, et y ot maint lermes plorées.

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196. Aussi comme Dieu voult, qui n'oublie pas les siens, il fu acordé entour solleil cou

>> notre soudan, car nous sommes allés contre le >> commandement de Mahomet qui nous ordonne >> que nous gardions notre seigneur comme la pru>> nelle de notre œil; et voici en ce livre ce com>>> mandement tout écrit. Or, écoutez, ajouta-t-il, >> l'autre commandement de Mahomet qui vient » après. » Et il leur tournoit un feuillet du livre qu'il tenoit, et leur montroit l'autre commandement de Mahomet qui étoit tel : « Pour la sûreté » de la foi, tue l'ennemi de la loi.» Or, voyez » comme nous avons méfait contre les commande>>ments de Mahomet, puisque nous avons tué >> notre seigneur, et encore ferons-nous pis, si >> nous ne tuons le roi, quelque sûreté que nous >> lui ayions donnée; car c'est le plus fort ennemi » qu'ait la loi païenne. » Notre mort fut presque décidée; et il en advint ainsi : Un émir qui étoit notre adversaire, croyant qu'on nous devoit tous occire, vint sur le fleuve et commença à crier en sarrasinois à ceux qui menoient les galères, et ôta sa toile (turban) de sa tête, et leur fit signe de sa toile, et sur le champ ils nous désancrèrent et nous ramenèrent bien une grande lieue en arrière vers Babylone. Lors crùmes-nous être tous perdus et il y eut maintes larmes plorées.

196. Mais comme Dieu voulut, lui qui n'oublie pas les siens, il fut convenu vers le soleil couchant que nous serions délivrés. Lors on nous ra

chant que nous serions delivrez. Lors nous ramena l'en, et mist l'en nos quatre galies à terre. Nous requeismes que en nous lessast aler. Il nous dirent que non feroient juesques à ce que nous eussions mangé; car ce seroit honte aus Amiraus se vous partiés de nos prisons à jeun. Et nous requeismes que en nous donnast la viande et nous mangerions; et il nous distrent que en l'estoit alé querre en l'ost. Les viandes que il nous donnerent, ce furent begues de fourmages qui estoient roties au solleil, pource que les vers n'i venissent, et œfs durs cuis de quatre jours ou de cinq; et pour honneur de nous en les avoit fait peindre par dehors de diverses couleurs.

197. En nous mist à terre et en alames vers le Roy, qu'il amenoient du paveillon là où il l'avoient tenu vers le flum, et venoient bien vingt mille Sarrazins les espées ceintes; touz après li à pié. Ou flum devant le Roy avoit une galie de Genevois, là où il ne paroit que un seul home desur. Maintenant que il vit le Roy sur le flum, il sonna un siblet, et au son du siblet saillirent bien de la sente de la galie quatre vingts arbalestriers bien appareillés, les arbalestrès montés, et mistrent maintenant les carriaus en coche. Tantost comme les Sarrazins le virent, il toucherent en fuie aussi comme berbis, que onques n'en demoura avec le Roy, fors

mena et l'on mit nos quatre galères à terre. Nous requimes qu'on nous laissât aller. Les Sarrasins nous dirent qu'ils ne le feroient que nous n'eussions mangé, car ce seroit, ajoutoient-ils, honte aux émirs que vous partiez à jeûn de nos prisons. Et nous requîmes qu'on nous donnât des vivres et que nous mangerions. Et ils nous dirent qu'on en étoit allé quérir au camp. Les vivres qu'ils nous donnèrent étoient des beignets de fromage rôtis au soleil afin que les vers ne s'y missent et des œufs durs cuits depuis quatre ou cinq jours; et par honneur pour nous, on les avoit fait peindre en dehors de diverses couleurs.

à

une

197. On nous mit à terre et nous allȧmes vers le roi qu'on amenoit du pavillon là où on l'avoit tenu vers le fleuve, et venoient tout après lui pied bien vingt mille Sarrasins, les épées ceintes. Il y avoit sur le fleuve, devant le roi, galère de Génois là où il ne paroissoit qu'un seul homme dessus. Quand il vit le roi sur le fleuve, il sonna un sifflet, et au son du sifflet, il sortit du fond de cale de la galère bien quatre-vingts arbalétriers bien appareillés, les arbalètes montées et le trait dessus. Dès que les Sarrasins les virent, ils prirent la fuite comme des brebis, de sorle

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Dans l'édition de Ducange on lit: il n'apparoissoit qu'ung foul.

que deux ou trois. Il geterent une planche à terre pour requeillir le Roy et le conte d'Anjou son frere, et monseigneur Geoffroy de Sergines, et monseigneur Phelippe de Annemos, et le maréchal de France que en appeloit Don Meis, et le Mestre de la Trinité et moy. Le conte de Poitiers il retindrent en prison jusques à tant que le Roy leur eust fait paier les deux cens mille livres que il leur devoit faire paier, avant que il partisit du flum, pour leur rançon.

198. Le samedi devant l'Ascension, lequel samedi est lendemain que nous feumes délivrés, vindrent prendre congié du Roy le coute de Flandres et le conte de Soissons, et pluseurs des autres riches homes qui furent pris ès galies. Le Roy leur dit ainsi, que il li sembloit que il feroient bien se il attendoient jusques à ce que le conte de Poitiers son frere feust delivrés. Et il distrent que il n'avoient pooir, car les galies estoient toutes appareillées. En leurs galies monterent et s'en vindrent en France, et en amenerent avec eulz le bon conte Perron de Bretaingne, qui estoit si malade que il ne vesqui puis que trois semaines et mourut sur mer. L'en commença à fere le paiement le samedi au matin, et y mist l'en au paiement faire le samedi et le dymanche toute jour jusques à la nuit, que on les paioit à la balance, et valoit chascune balance dix mille livres. Quant ce

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qu'il n'en demeura que deux ou trois avec le roi. Des Génois jetèrent une planche à terre pour recueillir le roi et le comte d'Anjou, son frère, et monseigneur Geoffroy de Sargines, et monseigneur Philippe de Nemours, et le maréchal de❘ France qu'on appeloit don Meis, et le maître de la Trinité et moi. Le comte de Poitiers fut retenu en prison jusqu'à tant que le roi eût fait payer les deux cent mille livres qu'il devoit payer pour leur rançon, avant de partir du fleuve.

198. Le samedi d'après l'Ascension, qui étoit le lendemain que nous fûmes délivrés, le comte de Flandres et le comte de Soissons, et plusieurs des autres riches hommes qui furent pris aux galères, vinrent prendre congé du roi; et le roi leur dit qu'il lui sembloit qu'ils feroient bien s'ils attendoient jusqu'à ce que le comte de Poitiers, son frère, fût délivré. Et ils dirent qu'ils ne le pouvoient, parce que les galères étoient toutes appareillées. Ils montèrent en leurs galères et s'en vinrent en France, et emmenèrent avec eux le bon comte Pierre de Bretagne, qui étoit si malade qu'il ne vécut depuis que trois semaines et mourut sur mer. On commença à faire le paiement le samedi au matin, et on mit à le faire le samedi, le dimanche tout le jour jusqu'à la nuit, qu'on payoit à la balance, et chaque balance valoit dix mille livres. Quand vint le dimanche au

vint le dymanche au vespre, les gens le Roy qui fesoient le paiement, manderent au Roy que il leur falloit bien trente mille livres ; que avec le Roy n'avoit que le roy de Sezille et le Mareschal de France, le Menistre de la Trinité et moy, et touz les autres estoient au paiement fere. Lors dis-je au Roy que il seroit bon que il envoiast querre le Commandeur et le Maréchal du Temple, car le mestre estoit mort; et que il leur requiest que il li prestassent trente mille livres pour délivrer son frere. Le Roy les envoia querre, et me dit le Roy que je leur deisse. Quant je leur oy dit, frere Estienne d'Otricourt, qui estoit Commandeur du Temple, me dit aussi : « Sire de Joinville, ce conseil que » vous donnés n'est ne bon, ne rèsonnable; car » vous savés que nous recevons les commandes » en tel maniere, que par nos seremens nous ne » les poons délivrer mès que à ceulz qui les nous >> baillent. » Assés y ot de dures paroles et de felonnesses entre moy et li. Et lors parla frere Renaut de Vichiers, qui estoit Maréchal du Temple, et dit ainsi : « Sire, lessiés ester la tençon du seigneur de Joinville et de nostre Commandeur; car aussi comme nostre Com» mandeur dit, nous ne pourrions riens bailler >> que nous ne feussions parjures; et de ce que >> le Seneschal vous loe que, se nous ne vous en » voulon prester, que vous en preignés, ne dit

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soir, les gens du roi, qui faisoient le paiement, mandèrent au roi qu'il leur manquoit bien trente mille livres; il n'y avoit alors avec le roi que le roi de Sicile et le maréchal de France, le maître de la Trinité et moi, et tous les autres étoient à faire le paiement. Lors je dis au roi qu'il seroit bon qu'il envoyat quérir le commandeur et le maréchal du Temple, car le maître étoit mort, et qu'il les requît de lui prêter trente mille livres pour délivrer son frère. Le roi les envoya quérir, et il me chargea de le leur dire. Quand je leur eus parlé, frère Etienne d'Otricourt, qui étoit commandeur du Temple, me répondit ainsi : << Sire de Joinville, ce conseil que vous donnez » n'est ni bon, ni raisonnable; car vous savez que >> nous recevons les commandes de telle manière » que, par nos serments, nous ne les pouvons dé» livrer qu'à ceux pour qui on nous les baille. » Assez il y eut des paroles dures et injurieuses entre moi et lui. Et lors parla frère Renault de Vichiers, qui étoit maréchal du Temple, et dit : « Sire, ne faites nulle attention à la dispute qui » est entre le seigneur de Joinville et notre com» mandeur, car, ainsi que dit notre commandeur, >> nous ne pourrions rien bailler que nous ne fus» sions parjures; et sachez que le sénéchal vous >> dit mal de vous conseiller que si nous ne vous en >> baillons vous en preniez, nonobstant que vous

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il pas moult grans merveilles, et vous en ferés » volenté, et se vous prenez du nostre, nous » avons bien tant du vostre en Acre, que vous » nous desdomagerés bien. » Je dis au Roy que je iroie se il vouloit; et il le me commenda. Je m'en alé en une des galies du Temple, en la mestre galie; et quant je voulz descendre en la sente de la galie là où le trésor estoit, je demandé au Commandeur du Temple que il venist veoir ce que je prenroie; et il n'i deigna onques venir. Le Maréchal dit que il venroit veoir la force que je li feroie. Si tost comme je fu avalé là où le tresor estoit, je demandé au Tresorier du Temple, qui là estoit, que il me baillast les clefz d'une huche qui estoit devant moy; et il qui me vit megre et descharné de la maladie, et en l'abit que je avoie esté en prison, dit que il ne m'en bailleroit nulles. Et je regardé une coignée qui gisoit illec, si la levai et dis que je feroie la clef le Roy. Quant le Maréchal vit ce, si me prist par le poing et me dit : « Sire, nous » véons bien que c'est force que vous nous fêtes, >> et nous vous ferons bailler les clez. » Lors commanda au Trésorier que en les me baillast. Et quant le Maréchal ot dit au Trésorier qui je estoie, et il en fu moult esbahi. Je trouvai que celle huche que je ouvri, estoit à Nichole de Choisi, un serjant le Roy. Je getai hors ce d'argnet que je y trouvai, et me lessoient ou chief

et je

de nostre vessel qui m'avoit amené. Et pris le Maréchal de France et le lessai avec l'argent, et sur la galie mis le Menistre de la Trinité. Le Maréchal tendoit l'argent au Menistre, et le Menistre le me bailloit ou vessel là où je estoie. Quant nous venimes vers la galie le Roy, commençai à hucher au Roy: « Sire, sire, »esgardés comment je suis garni. » Et le saint home me vit moult volentiers et moult liement. Nous baillames à ceulz qui fesoient le paiement, ce que j'avoie aporté. Quant le paiement fu fait, le Conseil le Roy qui le paiement avoit fait, vint à li, et li distrent que les Sarrazins ne vouloient délivrer son frere jusques à tant que il eussent l'argent par devers eulz. Aucuns du Conseil y ot qui ne louoient mie le Roy, que il leur delivrast les deniers jusques à tant que il r'eust son frere. Et le Roy respondit que il leur delivreroit, car il leur avoit couvent; et il li retenissent les seues couvenances se il cuidoient bien faire. Lors dit monseigneur Philippe de Damoes au Roy, que on avoit forconté aus Sarrazins une balance de dix mile livres. Et le Roy se courrouça trop fort, et dit que il vouloit que en leur rendist les dix mille livres, pource que il leur avoit couvent à paier les deux cens mile livres avant que il partisist du flum. Et lors je passé monseigneur Phelippe sur le pié, et dis au Roy qu'il ne le creust pas,

>> en ferez à votre volonté; et si vous prenez du >> nôtre, nous avons assez du vôtre à Acre pour >> nous en dédommager. » [ Je dis au roi que j'irois en quérir s'il le vouloit, et il me le commanda; je m'en allai en une des galères du Temple dans la maitre-galère; et quand je voulus descendre au fond de cale là où étoit le trésor, je demandai au commandeur du Temple qu'il vint voir ce que je prendrois, et il ne daigna oncques venir. Le maréchal dit qu'il viendroit voir la force que j'y ferois. Sitôt que je fus descendu là où étoit le trésor, je demandai au trésorier du Temple qui étoit là qu'il me baillåt les clefs d'un coffre qui étoit devant moi; et lui, qui me vit maigre et décharné de la maladie et avec l'habit que j'avois à la prison, dit qu'il ne m'en bailleroit aucune; et je vis une coignée qui étoit là, je la levai et dis que je ferois la clé du roi (que j'enfoncerois le coffre). Quand le maréchal vit cela, il me prit par le poing et me dit : « Sire, nous >> voyons bien que vous voulez nous faire vio>>lence; nous vous ferons bailler les clefs. » Lors il commanda au trésorier qu'on me les baillât. Et quand le maréchal eût dit au trésorier qui j'étois, il en fut moult ébahi. Je trouvai que ce coffre étoit à Nicole de Choisi, sergent du roi. J'en tirai l'argent qui étoit dedans, et je regagnai la proue

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du vaisseau qui m'avoit amené. J'avois avec moi le maréchal de France et je le laissai avec l'argent; je me fis suivre sur ma galère du maître de la Trinité. Le maréchal tendoit l'argent au maitre, et celui-ci me le bailloit. Ainsi fìmes-nous. Quand nous vinmes vers la galère du roi, je commençai à crier au roi : « Sire, sire, regardez coni>>ment je suis garni?» Et le saint homme me vit moult volontiers et avec joie. Nous baillâmes à ceux qui faisoient le paiement ce que j'avois apporté. Quand le paiement fut fait, le conseil du roi qui l'avoit fait vint à lui, et ils lui dirent que les Sarrasins ne vouloient délivrer son frère que quand ils auroient l'argent par devers eux. Il y en eut aucuns qui ne conseilloient pas au roi qu'il leur délivrât les deniers jusqu'à ce qu'il eût son frère. Et le roi répondit qu'il le leur délivreroit, car il leur avoit promis. Quant aux Sarrasins, ils n'avoient qu'à suivre leur convention, s'ils vouloient bien faire. Lors, monseigneur Philippe de Montfort dit au roi qu'on avoit trompé les émirs d'une balance de dix mille livres. Et le roi se courrouça très-fort et dit qu'il vouloit qu'on leur rendît les dix mille livres, parce qu'il étoit convenu de leur payer les deux cent mille livres avant qu'il quittat le fleuve. Et lors je passai devant monseigneur Philippe et dis au roi qu'il ne

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199. Moult de gens avoient loué au Roy que il se traisist en sa nef qui l'attendoit en mer, pour li oster des mains aus Sarrazins. Onques le Roy ne volt nullui croire, ainçois disoit que il ne partiroit du flum aussi comme il l'avoit couvent, tant que il leur eust paié deux cens mille livres. Si tost comme le paiement fu fait, le Roy, sans ce que nulz ne l'en prioit, nous dit que desoremez estoit son serement quitez, et que nous nous partissions de là et alissons en la nef qui estoit en la mer. Lors s'esmut nostre galie, et alames bien une grant lieue avant que l'un ne parla à l'autre, pour la méseaise que nous avions du conte de Poitiers. Lors vint monseigneur Phelippe de Montfort en un galion, et escria au Roy : Sire, sire, parlés à vostre frere le conte de Poitiers, qui

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le crût pas, car il ne disoit pas vrai, parce que les Sarrasins étoient les plus grands trompeurs, en fait de compte, qu'il y eût au monde, et monseigneur Philippe dit que je disois vrai, car il ne le disoit que par moquerie; et le roi dit que telle moquerie étoit de mauvaise saison. « Et je >> vous ordonne, ajouta-t-il, en s'adressant à mon>> seigneur Philippe, sur la foi que vous me de>> vez comme mon homme que vous êtes, que si » les dix mille livres ne sont payées, vous les >>> fassiez payer. >> }

199. Moult de gens avoient conseillé au roi qu'il se retirat dans sa nef qui l'attendoit en mer pour l'ôter des mains des Sarrasins; oncques le roi n'avoit voulu croire personne, mais il disoit qu'il ne quitteroit le fleuve, comme il en étoit convenu, tant qu'ils n'auroient pas payé les deux cent mille livres*. Sitôt que le paiement fut fait, le roi, sans que nul l'en priàt, nous dit que désormais, son serment étant accompli, nous partissions de là, et que nous allassions dans la nef qui étoit en mer. Lors, notre galère partit, et nous allâmes bien une grande lieue avant que l'un ne parlat à l'autre, à cause du regret que nous avions du comte de Poitiers. Lors, vint monseigneur le comte Philippe de Montfort dans un ga

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» est en cel autre vessel. » Lors escria le Roy: « Alume, alume; » et si fist l'en. Lors fu la joie si grant comme elle pot estre plus entre

nous.

200. Le Roy entra en sa nef, et nous aussi. Un poure pecherre ala dire à la contesse de Poitiers qu'il avoit veu le conte de Poitiers délivré, et elle li fist donner vingt livres de parisis.

201. Je ne veil pas oublier aucunes besoignes qui advindrent en Egypte tandis que nous y étions. Tout premier je vous dirai de monseigneur Gaucher de Chasteillon que un chevalier qui avoit non monseigneur Jehan de Monson, me conta que il vit monseigneur de Chasteillon en une rue qui estoit ou kasel là où le Roy fu pris, et passoit celle rue toute droite parmi le kasel, si que en véoit les champs d'une part et d'autre. En celle rue estoit monseigneur Gaucher de Chasteillon, l'espée au poing toute nue : quant il véoit que les Turs se metoient parmi celle rue, il leur couroit sus l'espée ou poing et les flatoit hors du kasel; et au fuir que les Turs fesoient devant li, il qui traioient aussi bien devant comme dariere, le couvrirent tous de pylez. Quant il les avoit chaciés hors du kasel, il se desflichoit de ces pylez qu'il

lion, et cria au roi : « Sire, sire, parlez à monsei>> gneur votre frère, le comte de Poitiers, qui est >> dans cet autre vaisseau. » Lors le roi s'écria: « Allume! allume! >>> ce que l'on fit; lors, la joie fut aussi grande parmi nous qu'elle pouvoit être.

200. Le roi entra dans sa nef et nous aussi. Un pauvre pêcheur alla dire à la comtesse de Poitiers qu'il avoit vu le comte délivré, et elle lui fit donner vingt livres parisis.

201. Je ne veux pas oublier aucunes choses qui advinrent en Egypte, tandis que nous y étions. Tout d'abord, je vous dirai de monseigneur Gaucher de Châtillon, qu'un chevalier qui avoit nom Jean de Monson, me conta qu'il vit ledit monseigneur de Châtillon dans une rue de Casel où le roi fut pris, laquelle rue traversoit tout droit le Casel, de manière qu'on voyoit les champs par un bout et par l'autre. Dans cette rue étoit monseigneur Gaucher de Châtillon, l'épée au poing et toute nue. Quand il voyoit que les Turcs se mettoient dans cette rue, il leur couroit sus l'épée au poing, et les chassoit hors de Casel, et, pendant la fuite que faisoient les Turcs devant lui, eux, qui tiroient aussi bien devant que derrière, le couvrirent tout de traits. Quand

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avoit sur li et remetoit sa cote à armes dessus li, et se dressoit sur ses estriers et estendoit les bras à tout l'espée, et crioit : « Chasteillon, >> chevalier ! où sont mi preudhommes ? » Quant il se retournoit et il véoit que les Turs estoient entrés par l'autre chief, il leur recouroit sus l'espée ou poing et les en chasçoit; et ainsi fist par trois foiz en la maniere desus dite. Quant l'Amiraut des galies m'ot amené devers ceulz qui furent pris à terre, je enquis à ceulz qui estoient entour li; ne onques ne trouvai qui me deist comment il fut pris, fors que tant que monseigneur Jehan Foninons le bon chevalier, me dit que quant en l'amenoit pris vers la Massourre, il trouva un Turc qui estoit monté sur le cheval de monseigneur Gauchier de Chasteillon, et estoit la culière toute sanglante du cheval; et il li demanda que il avoit fait de celi à qui le cheval estoit, et li respondi que il li avoit coupé la gorge tout à cheval, si comme il apparut à la culiere qui en estoit ensanglantée du sanc.

202. Il avoit un moult vaillant home en l'ost, qui avoit à non monseigneur Jaque de Castel, evesque de Soissons. Quant il vit que nos gens s'en revenoit devers Damiete, il qui avoit grant

il les avoit chassés de Casel, il se défléchoit (se débarrassoit) de ces traits qu'il avoit sur lui, et remettoit sa cotte d'armes, se dressoit sur ses étriers et étendoit les bras avec l'épée, et crioit : << Châtillon, chevalier! où sont mes prud'hom» mes? » Quand il se retournoit, il voyoit que les Turcs étoient entrés par l'autre bout de la rue, et il leur recouroit sus l'épée au poing et les en chassoit. Ainsi, fit-il par trois fois de la manière dessus dite. Quand l'amiral des galères m'eut amené devers ceux qui furent pris à terre, je m'enquis de messire Gaucher à ceux qui l'avoient accompagné*, et ne trouvai oncques qui me ditcomment il avoit été pris, si ce n'est monseigneur Jean Fonimons, le bon chevalier, qui me dit que quand on l'amenoit prisonnier à la Massoure, il trouva un Turc qui étoit monté sur le cheval de monseigneur Gaucher de Châtillon; la croupière du cheval étoit toute sanglante, et il demanda au Turc ce qu'il avoit fait de celui à qui étoit le cheval, et le Turc lui répondit qu'il lui avoit coupé la gorge, tout à cheval, comme il paraissoit à la croupière qui étoit toute couverte de sang.

202. Il y avoit un moult vaillant homme dans l'armée, qui avoit nom monseigneur Jacques de Castel, évêque de Soissons. Quand il vit que nos

* Les autres éditions portent je m'enquis de ses gendarmes; ce n'est pas aux gendarmes de l'amiral des galères que Joinville s'enquit, mais aux prisonniers qui

desirrier de aler à Dieu, ne s'en voult pas revenir en la terre dont il estoit né; ainçois se hasta d'aler avec Dieu, et feri des esperons et assembla aus Turs tout seul, qui à leur espées l'occistrent et le mistrent en la compaignie Dieu ou nombre des martirs.

203. Endementres que le Roy attendoit le paiement que sa gent fesoient aux Turs pour la délivrance de son frere le conte de Poitiers, un Sarrazin moult bien atiré et moult léal home de cors, vint au Roy et li presenta lait pris en pos et fleurs de diverses manieres, de par les enfans le Nasac qui avoit esté Soudanc de Babiloine, et li fist le présent en françois ; et le Roy li demanda où il avoit apris françois, et il dit que il avoit été crestian; et le Roy li dit : « Alez» vous-en, que à vous ne parlerai-je plus. » Je le traïs d'une part et li demandai son couvine; et il me dit qu'il avoit esté né de Provins, et que il estoit venu en Egypte avec le Roi Jehan, et que il estoit marié en Egypte et grant riche home. Et je li diz: « Ne savez-vous pas bien que se » vous mouriés en ce point, que vous iriez en enfer; » et il dit : « Oyl, » car il estoit certein que nulle n'estoit si bone comme la crestienne. « Mès je doute se je aloie vers vous, la poureté

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gens s'en revenoient vers Damiette, lui, qui avoit grand désir d'aller à Dieu, ne s'en voulut pas revenir au pays où il étoit né, mais se hàta d'aller à Dieu et donna des éperons et attaqua les Turcs tout seul, et eux, avec leurs épées, l'occirent et le mirent en la compagnie de Dieu, au nombre des martyrs.

203. Pendant que le roi attendoit que ses gens fissent aux Turcs le paiement pour la délivrance de son frère le comte de Poitiers, un Sarrasin moult bien mis et moult bel homme, vint au roi et lui présenta du lait en pot et des fleurs de diverses manières de la part des enfants de Nasac, qui avoit été soudan de Babylone, et il lui fit son présent en françois, et le roi lui demanda où il avoit appris le françois, et le Sarrasin lui dit qu'il avoit été chrétien; et le roi lui dit : « Allez-vous» en, car à vous ne parlerai-je plus. » Je le tirai à part, et le questionnai sur son état; il me dit qu'il étoit né à Provins, et qu'il étoit venu en Egypte avec le roi Jean (de Brienne), et qu'il s'y étoit marié et étoit grand riche homme; et je lui dis: «Ne savez-vous pas bien que si vous mou>> riez en cet état, vous iriez tout droit en enfer; >> et il dit : « Oui, » car il étoit certain que nulle loi n'étoit si bonne que la loi chrétienne. « Mais je >> crains, ajouta-t-il, si j'allois avec vous, la pau

avaient accompagné Châtillon. La phrase dans ces édi

tions est tout au moins louche.

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