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outre; et lors passa li Roys et sa bataille après | li, et touz les autres barons après; fors que monseigneur Gautier de Chasteillon qui fist l'arriere garde, et à l'entrer en la barbacane rescout monseigneur Erart de Walery, monseigneur Jehan son frere, que les Turs enmenoient pris.

162. Quant tout l'ost fu entrée dedans, ceulz qui demourerent en la barbacane furent à grant meschief; car la barbacane n'étoit pas haute, si que les Turs leur traioient devisée à cheval, et les Sarrazins à pié leur getoient les motes de terre enmi les visages. Touz estoient perdus se ce ne feust le conte d'Anjou, qui puis fu roy de Sezile, qui les ala rescours et les enmena sauvement. De celle journée enporta le pris monseigneur Geoffroy de Mussanbourg, le pris de touz ceulz qui estoient en la barbacane.

163. La Vegile de quaresme pernant vi une merveilles que je vous veil raconter; car ce jour meismes fu mis en terre monseigneur Hue de Landricourt, qui estoit avec moy à baniere. Là où il estoit en biere en ma chapelle, six de mes chevaliers estoient appuiez sur pluseurs saz pleins d'orge; et pource que il parloient haut en ma chapelle et que il faisoient noise au prestre, je leur alai dire que il se teussent, et leur dis que

passés outre; et alors le roi passa et sa bataille après lui, et tous les autres barons ensuite, hors monseigneur Gauthier de Châtillon qui faisoit l'arrière-garde, et qui, à l'entrée de la barbacane, secourut monseigneur Erard de Valery et monseigneur Jean, son frère, que les Turcs emmenoient prisonniers.

162. Quand toute l'armée fut passée, ceux qui demeurèrent dans la barbacane furent bien mal à l'aise, car la barbacane n'étoit pas haute; de sorte que les Turcs à cheval tiroient à eux de visée, et les Sarrasins à pied leur jetoient des moltes de terre au visage. Tous étoient perdus, n'eût été le comte d'Anjou qui depuis fut roi de Sicile, lequel alla les secourir, et les emmena à sauveté. Monseigneur Geoffroy de Mussenbourg emporta le prix de cette journée sur tous ceux qui étoient en la barbacane.

163. La veille de carême-prenant je vis une merveille que je vous veux raconter. Car ce même jour fut mis en terre monseigneur Hue de Landricourt, qui avoit bannière dans ma compagnie. Lorsqu'il étoit dans sa bière en ma chapelle, six de mes chevaliers étoient appuyés sur des sacs pleins d'orge; comme ils parloient haut dans ma chapelle, et, par leur bruit, interrompoient le prêtre, je leur allai dire de se taire, et que c'étoit vilaine chose à des chevaliers et à des gentilshommes de parler tandis qu'on chantoit la messe; et ils commencèrent à me rire, et me di

vileinne chose estoit de chevaliers et de gentilzhomes qui parloient tandis que l'en chantoient la messe. Et il me commencierent à rire, et me distrent en riant, que il li remarieroit sa femme; et je les enchoisonai et leur dis que tiex paroles n'estoient ne bones ne beles, et que tost • avoient oublié leur compaingnon et Dieu en fist tel vengance que lendemain fu la grant bataille du quaresme prenant, dont il furent mort ou navrez à mort, parquoy il couvint leur femmes remarier toutes six.

164. Pour les bleceures que j'oie le jour de quaresme prenant, me prist la maladie de l'ost, de la bouche et des jambes, et une double tierceinne, et une reume si grant en la teste que la reume me filoit de la teste parmi les nariles; et pour lesdites maladies acouchai au lit malade en la mi-quaresme: dont il avint ainsi que mon prestre me chantoit la messe devant mon lit en mon paveillon, et avoit la maladie que j'avoie. Or avint ainsi, que en son sacrement il se pasma. Quant je vi que il vouloit cheoir, je, qui avoie ma cote vestue, sailli de mon lit tout deschaus et l'embraçai, et li deis que il feist tout à trait et tout belement son sacrement, que je ne le leroie tant que il l'auroit tout fait. Il revint à soi, et fist son sacrement et parchanta sa messe

rent en riant qu'ils parloient de remarier la femme d'icelui-ci, messire Hue, qui étoit dans la bière, et je les blàmai et leur dis que telles paroles n'étoient ni bonnes ni belles; qu'ils avoient trop tôt oublié leur compagnon. Et Dieu en fit telle vengeance que le lendemain fut la grande bataille de carême-prenant où ils furent blessés à mort. Par quoi il convint de remarier leurs femmes à tous six.

164. A cause des blessures que j'avois reçues le jour de carême-prenant, la maladie de l'armée me prit à la bouche et aux jambes, et une fièvre double-tierce et un rhume si grand au cerveau que l'humeur me couloit de la tête par les narines; et à cause de ces maladies, je me mis au lit à la micarême; d'où il advint que mon prêtre me chantoit la messe devant mon lit, dans mon pavillon; il avoit la maladie que j'avois. Or pendant qu'il disoit la messe, il se pâma. Quand je vis qu'il alloit tomber, moi qui avois vêtu ma cotte, je sautai de mon lit nu-pieds et le reçus dans mes bras, et lui dis de faire tout à loisir et tout bellement son sacrement, et que je ne le laisserois pas jusqu'à ce qu'il eût fini. Il revint à soi et fit son sacrement, et acheva de chanter sa messe, et oncques depuis ne la chanta *.

* Les autres éditions portent qu'il mourut incontinent. On verra plus loin qu'il ne mourut pas ce jour-là, et qu'il fut tué par les Sarrasins.

d'ilec demourer que mourir ne le convenist li et sa gent, il ordena et atira que il mouvroit le mardi au soir à la nuitier, après les octaves de | Pasques, pour revenir à Damiete. Le Roy commanda à Josselin de Cornaut, et à ses freres et aus autres engingneurs, que il copassent les cordes qui tenoient les pons entre nous et les Sarrazins; et riens n'en firent. Nous nous requeillimes le mardi après diner de relevée, et deux de mes chevaliers que je avoie de remenant de ma mesniée. Quant ce vint que il commença à anuitier, je dis à mes mariniers que il tirassent leur ancre et que nous en alissions aval; et il distrent que il n'oseroient, pource que les galies

toute entièrement, ne onques puis ne chanta. 165. Après ces choses prist le Conseil le Roy et le Conseil le Soudanc journée d'eulz accorder. Le traitié de l'acorder fu tel, que l'en devoit rendre au Soudanc Damiete, et le Soudanc devoit rendre au roy le réaume de Jérusalem; et li dut garder le Soudanc les malades qui estoient à Damiete et les chars salées, pource que il ne mangoient point de porc; et les engins le Roy, jusques à tant que le Roy pourroit r'envoier querre toutes ces choses. Il demanderent au Conseil le Roy quel seurté il donroient par quoy il r'eussent Damiete, ou le conte d'Anjou, ou le conte de Poitiers. Les Sarrazins distrent que il n'en feroient riens se en ne leur lessoit le cors le Royau Soudanc, qui estoient entre nous et Damiete, en gage; dont monseigneur Geffroy de Sergines, le bon chevalier, dit que il ameroit meix que les Sarrazins les eussent touz mors et pris, que ce que il leur feust reprouvé que il eussent lessié le Roy en gage. La maladie commença à engregier en l'ost en tel maniere, que il venoit tant de char morte ès gencives à nostre gent, que il convenoit que barbiers ostassent la char morte, pource que il peussent la viande mascher et avaler aval. Grant pitié estoit d'oir brere les -gens parmi l'ost, auxquiex l'en copoit la char morte; car il bréoient aussi comme femmes qui traveillent d'enfant.

nous occiroient. Les mariniers avoient fait graus feus pour requeillir les malades dedans leur galies, et les malades s'estoient trait sur la rive du flum. Tandis que je prioie le marinier que nous en alissions, les Sarrazins entrerent en l'ost; et vi à la clarté du feu que il occioient les malades sur la rive. Endementres que il tiroient leur ancre, les mariniers qui devoient mener les malades couperent les cordes de leur ancres et de leur galies, accoururent en nos petiz vessiaus, et nous enclorrent l'un d'une part et l'autre d'autre part, que à pou se ala que il ne nous afondrerent en l'yaue. Quant nous fumes escha

166. Quant le Roy vit que il n'avoit pooir pés de ce péril et nous en alions contreval le

165. Après ces choses, le conseil du roi et le conseil du soudan prirent jour pour s'accorder. Le traité d'accord fut tel: on devoit rendre Damiette au soudan, et le soudan devoit rendre au roi le royaume de Jérusalem. Il devoit garder les malades qui étoient à Damiette et les viandes salées, parce que les Sarrasins ne mangeoient point de porc, et les engins du roi, jusqu'à ce que le roi pût renvoyer quérir toutes ces choses. Les ennemis demandèrent au conseil du roi quelle sûreté il donneroit pour la reddition de Damiette. Le conseil du roi leur offrit pour otage un des frères du roi jusqu'à ce qu'ils eussent Damiette, ou le comte d'Anjou, ou le comte de Poitiers. Les Sarrasins dirent qu'ils n'en feroient rien, si on ne leur laissoit la personne du roi en gage; à quoi monseigneur Geoffroy de Sargines, le bon chevalier, répondit qu'il aimeroit mieux que les Sarrasius les eussent tous tués et pris que de s'entendre reprocher d'avoir laissé le roi en gage. La maladie commença à augmenter dans le camp de telle manière qu'il venoit à nos gens tant de chairs mortes aux gencives qu'il fallut que les chirurgiens les ôtassent pour qu'ils pussent macher la viande et l'avaler; c'étoit grand'pitié d'ouïr crier dans le camp les gens auxquels on coupoit les chairs mortes; car ils crioient comme des femmes qui sont en travail d'enfant.

166. Quand le roi vit qu'il ne pouvoit demeurer là, sans que lui et ses gens mourussent, il ordonna et régla qu'il décamperoit le mardi au soir, à l'entrée de la nuit, après l'octave de Pàques, pour retourner à Damiette. Le roi commanda à Josselin de Cornaut et à ses frères et autres ingénieurs, de couper les cordes qui tenoient les ponts entre nous et les Sarrasins; et rien n'en firent. Nous nous reliràmes dans nos vaisseaux le mardi après dîner de relevée, moi et deux de mes chevaliers que j'avois de reste de ma compagnie. Quand il vint à faire nuit, je dis à mes mariniers de lever l'ancre et de nous descendre aval; et ils me dirent qu'ils n'oseroient, parce que les galères du soudan, qui étoient entre nous et Damielle, nous occiroient. Les mariniers avoient fait de grands feux entre nous et Damiette pour recevoir les malades dans leurs galères, et les malades s'étoient retirés sur la rive du fleuve. Tandis que je priois le marinier de nous faire partir, les Sarrasins entrèrent dans le camp, et je vis à la clarté du feu qu'ils tuoient les malades sur la rive. Pendant qu'ils tiroient leurs ancres, les mariniers qui devoient emmener les malades, coupèrent les cordes de leurs ancres et de leurs galères, et accoururent sur nos petits vaisseaux et nous pressèrent l'un d'un côté l'autre de l'autre, de manière qu'il s'en fallut peu qu'ils ne nous coulassent à fond.

flum, le Roy, qui avoit la maladie de l'ost et menoison moult fort, se feust bien garanti ès galies se il vousist; mès il dit que, se Dieu plest, il ne léroit jà son peuple. Le soir se pasma par plusieurs foiz; et pour la fort menuison que il avoit, li convint coper le fons de ses braies toutes les foiz que il descendoit pour aler à chambre. L'on escrioit à nous qui nagions par l'yaue, que nous attendissions le Roy; et quant nous ne le voulions attendre, l'en traioit à nous de quarriaus; par quoy il nous couvenoit à rester tant que il nous donnoient congé de nager.

167. Or vous dirai comment le Roy fut pris, ainsi comme il meismes le me conta. Il me dit que il avoit lessié la seue bataille et s'estoit mis entre li et monseigneur Geffroy de Sargines et en la bataille monseigneur Gautier de Chasteillon, qui fesoit l'ariere garde; et me conta le Roy que il estoit monté sur un petit roncin, une houce de soye vestue, et dit que dariere li ne demoura de touz chevaliers ne de touz serjans, que monseigneur Geffroy de Sergines, lequel amena le Roy jusques à Quazel, là où le Roy fut pris; en tel maniere que li Roys me conta que monseigneur Geffroy de Sergines le deffendoit des Sarrazins, aussi comme le bon vallet

Quand nous fumes échappés à ce péril et que nous suivions le cours du fleuve, le roi, qui avoit moult fort la maladie de l'armée, (le scorbut et la dyssenterie) *, se fût bien garanti dans les galères s'il eût voulu; mais il dit que s'il plaisoit à Dieu, il n'abandonneroit pas son peuple. Le soir, il se pama plusieurs fois, et à cause de la forte dyssenterie qu'il avoit, il fallut souvent couper le fond de ses braies. On nous crioit, à nous qui naviguions, d'attendre le roi, et quand nous le voulions attendre, on nous jetoit des traits d'arbalête, et il nous falloit rester jusqu'à ce qu'on nous donnât liberté de naviguer.

167. Or vous dirai comment le roi fut pris, ainsi que lui-même me le conta. Il me dit qu'il avoit laissé sa bataille et s'étoit mis, lui et monseigneur Geoffroy de Sargines, en la bataille de monseigneur Gauthier de Chatillon qui faisoit l'arrièregarde. Et me conta le roi qu'il étoit monté sur un petit ronsin, couvert d'une housse de soie, et dit que derrière lui il ne resta de tous les chevaliers et sergents que monseigneur Geoffroy de Sargines, lequel amena le roi jusqu'à Casel **, là où le roi fut pris. Le roi me conta que monseigneur Geoffroy de Sargines le défendoit des Sarrasins, comme le

* Dans cet endroit le récit de Pierre de Rieux, de Mesnard et de Ducange n'est pas intelligible, les phrases qu'on lit ici ne s'y trouvent point.

**Casel est le nom générique que les croisés donnaient à des villages. Le casel dont il est ici question, ne peut être que Baramoun bâti sur la rive

deffent le hanap son seigneur des mouches; car toutes les foiz que les Sarrazins l'aprochoient, il prenoit son espie, que il avoit mis entre li et l'arçon de sa selle, et le metoit desous s'essele et leur recouroit sus et les chassoit ensus du Roy, et ainsi mena le Roy jusques à Kasel, et le descendirent en une meson, et le coucherent ou giron d'une bourjoise de Paris aussi comme tout mort, et cuidoient que il ne deust ja veoir le soir. Illec vint monseigneur Phelippe de Montfort, et dit au Roy que il véoit l'Amiral à qui il avoit traitié de la treve; que se il vouloit il iroit à li pour la treuve refaire en la maniere que les Sarrazins vouloient. Le Roy li pria que il y alast et que il le vouloit bien. Il ala au Sarrazin, et le Sarrazin avoit ostée sa touaille de sa teste, et osta son anel de son doy pour asseurer que il tenroit la treve. Dedans ce avint une si grant meschéance à nostre gent, que un traistre serjant, qui avoit à non Marcel, commença à crier à nostre gent : « Seigneurs chevaliers, ren

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dés vous, que li Roys le vous mande, et ne

faites pas occirre le Roy. » Touz cuiderent que le Roy leur eust mandé, et rendirent leur espées aus Sarrazins. L'Amiraut vit que les Sarrazins amenoient nostre gens prins. L'Amiraut

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bon serviteur défend des mouches la coupe de son seigneur, car toutes les fois que les Sarrasins l'approchoient, il prenoit son épée qu'il avoit mis entre lui et l'arçon de sa selle, et la mettoit sous son aisselle et leur couroit sus, et les écartoit de la personne du roi; et ainsi mena le roi jusqu'à Casel où on le descendit dans une maison et où on le coucha au giron d'une bourgeoise de Paris, comme tout mort, et on croyoit qu'il ne devoit pas voir le soir. Là, vint monseigneur Philippe de Montfort qui dit au roi qu'il avoit vu l'émir avec qui il avoit traité de la trève; que si le roi le vouloit, il retourneroit à lui pour la refaire en la manière que les Sarrasins voudroient. Le roi le pria d'y aller, et lui dit qu'il le vouloit bien. Philippe de Montfort alla au Sarrasin; le Sarrasin avoit ôté son turban de sa tête; Montfort ôta l'anneau de son doigt pour l'assurer qu'il tiendroit la trève. Pendant ce temps advint un grand malheur à nos gens. Un traître sergent, qui avoit nom Marcel, commença à crier : « Seigneurs chevaliers, ren>> dez-vous, le roi vous le mande, ne faites pas >> occire le roi. » Tous crurent que le roi l'avoit mandé, et ils rendirent leurs épées aux Sarrasins. L'émir voyant que les Sarrasins amenoient

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dit à monseigneur Phelippe que il n'aferoit pas | estoient sur la rive de l'yaue à cheval, si grant

que il donnast à notre gent treves, car il véoit bien que il estoient pris. Or avint ainsi que monseigneur Phelippe, que toute nostre gent estoient pris, et il ne le fu pas, pource que il estoit message. Or a une autre mauvese maniere ou païs en la paiennie, que quant le Roy envoie ses messages au Soudanc, ou le Soudane au Roy, et le Roy meurt ou le Soudanc avant que les messages reviengnent, les messages sont prisons et esclaves, de quelque part que il soient, ou Crestiens ou Sarrazins.

168. Quant celle meschéance avint à nos gens que il furent pris à terre, aussi avint à nous qui fumes prins en l'yaue, ainsi comme vous orrez ci après; car le vent nous vint devers Damiete, qui nous toli le courant de l'yaue, et les chevaliers que le Roy avoit mis en ces courciers pour nos malades deffendre, s'enfouirent. Nos mariniers perdirent le cours du flum et se mistrent en une noe; dont il nous couvint retourner arieres vers les Sarrazins.

169. Nous qui alions par yaue, venimes un pou devant ce que l'aube crevast, au pessage là où les galies au Soudanc estoient, qui nous avoient tolu à venir les viandes de Damiete. Là ot grant hutin; car il traioient à nous et à nostre gent qui

nos gens prisonniers, dit à monseigneur Philippe qu'il ne convenoit pas qu'il donnât trève à notre armée, car il voyoit bien que nos gens étoient pris. Or il advint ainsi que, nos gens étant pris, monseigneur Philippe ne le fut pas, parce qu'il étoit messager*. Il y a une mauvaise coutume au pays de la païennie, c'est que quand le roi envoie ses messagers au soudan ou le soudan au roi, si le roi ou le soudan meurt, avant que les messagers reviennent, les messagers sont prisonniers et esclaves, de quelque part qu'ils soient, ou chrétiens ou Sarrasins.

168. Quand ce malheur d'être faits prisonniers advint à nos gens qui étoient à terre, il nous arriva de l'être aussi à nous qui étions sur l'eau, comme vous allez l'apprendre, car le vent nous vint de Damiette, lequel nous enleva le courant de l'eau, et les chevaliers que le roi avoit mis dans ses vaisseaux pour défendre nos malades, s'enfuirent. Nos mariniers, perdant le cours du fleuve, se mirent dans une anse, et il nous fallut ainsi retourner en arrière vers les Sarrasins.

169. Nous qui allions par eau, nous vinmes un peu avant que l'aube parût au passage où étoient les galères du soudan qui nous avoient enlevé les

* Il y a dans les autres éditions une phrase qui nous paraît ici nécessaire au sens de ce qui suit : « Et voyant » messire Philippe que tous les gens du roi étoient pris, >> il fut bien ébahi; car il savoit bien que nonobstant qu'il

foison de pyles à tout le feu grejois, que il sembloit que les estoiles du ciel chéissent.

170. Quant nos mariniers nous eurent ramenez du bras du flum là où il nous orent enbatus, nous trouvames les courciers le Roy que le Roy nous avoit establiz pour nos malades deffendre, qui s'en venoient fuiant vers Damiête. Lors leva un vent qui venoit devers Damiete si fort, que il nous toli le cours de l'yaue. A l'une des rives du flum et à l'autre, avoit si grant foison de vaisseles à nostre gent qui ne pooient aler aval, que les Sarrazins avoient pris et arrestez, et tuoient les gens et les getoient en l'yaue, et traioient les coffres et les harnois des nefs que il avoient gaaingnées à nostre gent. Les Sarrazins qui estoient à cheval sus la rive traioient à nous de pyles, pource que nous ne voulions aler à eulz. Ma gent m'orent vestu un haubert à tourner, lequel j'avoie vestu, pour les pyles qui chéoient en notre vessel ne me blecassent. En ce point ma gent, qui estoient en la pointe du vessel aval, m'escrierent : « Sire, sire, vos mariniers, pource » que les Sarrazins vous menacent, vous velent » mener à terre. » Je me fiz lever par les bras, si féble comme je estoie, et trais m'espée sur eulz, et leur diz que je les occiroie se il me menoient

vivres qui venoient de Damiette; il y eut là un grand combat, car ils tiroient à nous et à nos gens qui étoient à cheval sur la rive, si grande quantité de traits avec le feu grégeois, qu'il sembloit que les étoiles tombassent du ciel.

170. Quand les mariniers nous eurent ramenés du bras du fleuve où ils nous avoient engagés, nous trouvâmes les vaisseaux du roi qui avoient été établis pour défendre nos malades, lesquels s'en venoient en fuyant vers Damiette. Lors, il s'éleva de ce côté un vent si fort, qu'il nous ôta le cours de l'eau. A l'une des rives du fleuve et à l'autre, il y avoit grand nombre de vaisseaux à nos gens, qui ne pouvoient descendre, et que les Sarrasins avoient pris et arrêtés. Ils tuoient nos gens et les jetoient dans l'eau, et ils tiroient des nefs qu'ils avoient gagnées sur nous, les coffres et les bagages. Les Sarrasins à cheval qui étoient sur la rive, nous lançoient des traits, parce que nous ne voulions aller à eux. Mes gens m'avoient donné une cotte de mailles qui servoit dans les tournois; je m'en étois vêtu, pour que les traits qui tomboient dans ma nef ne me blessassent. Dans ce moment, mes gens, qui étoient à la pointe du vaisseau, en avant, me crièrent : « Sire, sire,

>> fût messager de la trève, tantôt il seroit aussi pris et ne » savoit à qui avoir recours. Or, en Payennie y a une >> très mauvaise coutume, etc. »

à terre; et il me respondirent que je preisse lequel que je vourroie, ou il me menroient à terre, qu il me ancreroient enmi le flum jusques à tant que le vent feust choit ; et je leur dis que j'amoie miex que il m'encrassent enmi le flum, que ce que il me menacent à terre là où je veoie nostre occision: et il m'ancrerent.

171. Ne tarda guères que nous vemes venir quatre galies du Soudane, là où il avoit bien mil homes. Lors j'appelai mes chevaliers et ma gent, et leur demandai que il vouloient que nous feissions, ou de nous rendre aus galies le Soudanc, ou de nous rendre à ceulz qui estoient à terre. Nous accordames touz que nous amions miex que nous nous randissions aus galies le Soudanc, pource que il nous tendroient ensemble; que ce que nous nous randissions à ceulz qui sont à terre, pource que il nous esparpilleroient et vendroient aus Béduyns. Lors dit un mien scélerier qui estoit né de Doulevens: « Sire, je ne m'acorde » pas à ceste conseil. » Je li demandai auquel il s'acordoit, et il me dit : « Je m'acorde que nous » nous lessons touz tuer, si nous en irons touz » en paradis. » Mès nous ne le creumes pas.

172. Quant vi que prenre nous escouvenoit, je prins mon escrin et mes joiaus et les getai ou flum, et mes reliques aussi. Lors me dit un de

>> vos mariniers vous veulent mener à terre, parce » que les Sarrasins vous menacent. » Je me fis lever par les bras, si faible que j'étois, et tirai mon épée sur eux, et leur dis que je les occirois s'ils me menoient à terre, et ils me répondirent que je prisse le parti que je voudrois, ou d'être mené à terre, ou d'être ancré au milieu du fleuve jusqu'à tant que le vent fût tombé; et je leur dis que j'aimois mieux qu'ils m'ancrassent au milieu du fleuve, que d'être mené à terre, là où je voyois notre occision; et ils m'ancrèrent.

171. Il ne tarda guère que nous vimes venir quatre galères du soudan, où il y avoit bien mille hommes; lors j'appelai mes chevaliers et mes gens, et leur demandai ce qu'ils vouloient que nous fissions, ou de nous rendre aux galères du soudan ou à ceux qui étoient à terre. Nous nous accordâmes à préférer nous rendre aux galères du soudan, parce qu'on nous retiendroit ensemble, plutôt que de nous rendre à ceux qui étoient à terre, parce qu'ils nous éparpilleroient et nous vendroient aux Bédouins. Lors, un mien clerc, qui étoit né à Dourlens, me dit : «Sire, je ne m'ac>> corde pas à ce conseil. » Et je lui demandai à quel conseil il s'accordoit, et il me répondit : « Je m'ac» corde à ce que nous nous laissions tous tuer, et » nous irons ainsi tous en paradis. » Mais nous ne le crùmes pas, car la peur de la mort nous pressoit trop fort.

172. Quand je vis qu'il convenoit de nous ren

mes mariniers : « Sire, se vous ne me lessiés dire que vous soiés cousins au Roy, l'en vous occirra touz, et nous avec. » Et je diz que je vouloie bien que il deist ce que il vourroit. Quant la première galie, qui venoit vers nous pour nous hurter nostre vessel en travers, oyrent ce, il geterent leur ancres près de nostre vessel. Lors envoya Diex un Sarrazin qui estoit de la terre l'empereour, et en vint noant jusques à nostre vessel, et m'embraça par les flancs et me dit : « Sire, » vous estes perdu se vous ne metés conseil en » vous; car il vous couvient saillir de vostre ves» sel sur le bec qui est teson de celle galie; et se » vous saillés, il ne vous regarderont ja, car il entendent au gaaing de vostre vessel. » Il me jeterent une corde de la galie, et je sailli sur l'estoc ainsi comme Dieu volt. Et sachiez que je chancelai; que se il ne fu sailli après moy pour moy soutenir, je feusse cheu en l'yaue.

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173. Il me mistrent en la galie, là où il avoit bien quatre-vingts homes de leur gens, et il me tint toujours embracié, et lors il me porterent à terre, et me saillirent sur le corps pour moy coper la gorge; car cilz qui m'eust occis cuidast estre honoré. Et ce Sarrazin me tenoit touzjours embracié, et crioit : « Cousin le Roy. » En tele maniere me porterent deux foiz par terre, et une

dre, je pris mon écrin et mes joyaux et les jetai dans le fleuve, et mes reliques aussi. Lors, un de mes mariniers me dit : « Sire, si vous ne me lais>>sez dire que vous êtes cousin du roi, l'on vous >>> occira tous et nous avec vous. » Et je lui répondis que je voulois bien qu'il dît ce qu'il voudroit. Quand les gens de la première galère qui venoit vers nous pour heurter notre vaisseau en travers, ouïrent cela, ils jetèrent leurs ancres près de nous. Lors, Dieu envoya un Sarrasin qui étoit de la terre de l'empereur, et s'en vint nageant jusqu'à notre vaisseau, et me prit par les flancs et me dit: << Sire, vous êtes perdu si vous ne mettez conseil >> en vous, car il vous convient de sauter de votre >> vaisseau sur l'avant de cette galère *, et si vous » sautez, ils ne prendront pas garde à vous, car >> ils ne sont occupés que du gain de votre vais» seau. » On me jeta une corde de la galère, el je sautai sur l'avant comme Dieu voulut. Et sachez que je chancelai, et que si le Sarrasin n'eût sauté après moi pour me souteuir, je fusse tombé dans l'eau.

173. Ils me mirent dans la galère où il y avoit bien quatre-vingts hommes des leurs, et le Sarrasin me tenoit toujours embrassé, et lors, ils me portèrent à terre et me sautèrent sur le corps pour me couper la gorge, car celui qui m'eût oc

* Les autres éditions portent que ce Sarrasin conseilla à Joinville de se jeter dans l'eau, et que Joinville se rendit à ce conseil ; ce qui n'est pas vraisemblable.

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