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monseigneur Guion Malvoisin de feu grejois, que à grant peinne le porent esteindre sa gent. 147. De la bataille monseigneur Guion Malvoisin descendoit la lice qui clooit nostre ost, et venoit vers le flum bien le giet d'une pierre poingnant. Dès illec si s'adreçoit la lice pardevant l'ost le comte Guillaume, et s'estendoit jusques au flum qui s'estendoit vers la mer. Endroit celi qui venoit devers monseigneur Guion Malvoisin, estoit la nostre bataille; et pource que la bataille le conte Guillaume de Flandres leur estoit encontre leur visages, il n'oserent venir à nous, dont Dieu nous fist grant courtoisie, car moy ne mes chevaliers n'avions ne haubers ne escus, pource que nous estions touz bleciés de la bataille du jour de quaresme prenant.

148. Le conte de Flandres et sa gent couru

rent sus moult aigrement et viguereusement, et à pié et à cheval. Quand je vi ce, je commandé à nos arbalestriers que il traisissent à ceulz à cheval. Quant ceulz à cheval virent que en les bleçoit par devers nous, ceulz à cheval toucherent à la fuie; et quant les gens le Conte virent ce, il lessierent l'ost et se ficherent par

147. De la bataille de monseigneur Guy de Malvoisin descendoit la lice (ou limite) qui enfermoit notre camp et venoit vers le fleuve jusque bien à un jet de pierre de plein poing; de l'autre côté, la lice se resserroit devant la troupe du comte Guillaume de Flandres et s'étendoit jusqu'au fleuve ** qui s'en alloit vers la mer. Près de ce fleuve, qui venoit du côté de monseigneur Guy de Malvoisin, étoit notre bataille, et comme celle du comte de Flandres étoit tout en face des ennemis, ils n'osèrent venir à nous, ce dont Dieu nous fit grande courtoisie, car moi et mes chevaliers n'avions point vêtu de hauberts (cottes de mailles) parce que nous étions tous blessés de la bataille du jour de carême-prenant.

148. Le comte de Flandres et ses gens coururent sus aux ennemis moult aigrement et vigoureusement et à pied et à cheval. Quand je vis cela, je commandai à nos arbalétriers qu'ils tirassent sur les Turcs qui étoient à cheval, et quand ceuxci virent qu'on les blessoit de notre côté, ils se mirent à fuir, et quand les gens du comte virent cela, ils quillèrent le camp et sautèrent par des

* Canal d'Achmoun.

Nil ou branche de Damiette. Cette partie du récit est très difficile à suivre; pour nous, ce n'est qu'après avoir parcouru les lieux, Joinville à la main, que nous avons pu comprendre la position des différents corps de bataille de l'armée chrétienne.

*** L'édition de Pierre de Rieux ajoute ici : « Et en >> cette bataille se montra vertueux et hardi messire Ar>> naul de Commenge, vicomte de Couzerans, dont j'ai >> ci-devant parlé, pour cuider secourir le comte, et por

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dessus la lice, et coururent sus aus Sarrazins à pié et les desconfirent : pluseurs en y ot de mors et pluseurs de leur targes gaaingnées. Là se prouva viguereusement Gautier de la Horgue, qui portoit la banniere monseigneur d'Apremont. 149. Après la bataille le conte de Flandres, estoit la bataille au conte de Poitiers le frere le Roy; laquele bataille du conte de Poitiers estoit à pié, et il tout seul estoit à cheval: laquele bataille du Conte les Turs desconfirent tout à net, et enmenoient le conte de Poitiers pris. Quand les bouchiers et les autres hommes de l'ost et les femmes qui vandoient les danrées oirent ce, il leverent le cri en l'ost, et à l'aide de Dieuil secoururent le Conte et chacierent de l'ost les Turs.

150. Après la bataille le conte de Poitiers, estoit la bataille monseigneur Jocerant de Branon des meilleurs chevalier qui feust en l'ost. Sa con, qui estoit venu avec le Conte en Egypte, gent avoit si afrée que touz ces chevaliers estoient à pié, et il estoit à cheval; et son filz monseigneur Henri et le filz monseigneur Jocerant de Nantum, et ceulz retint à cheval, pource que il estoient enfant. Par plusieurs fois

sus la lice et coururent sus aux Sarrasins à pied et les déconfirent. Plusieurs y en eut de tués, et plusieurs de leurs boucliers gagnés. Là se montra vigoureusement Gauthier de la Horgne, qui portoit la bannière de monseigneur d'Apremont.

149. Après la bataille du comte de Flandres étoit celle du comte de Poitiers, frère du roi; laquelle bataille du comte de Poitiers étoit à pied, et lui tout seul étoit à cheval. Les Turcs déconfirent cette bataille tout à net, et emmenèrent le comte de Poitiers prisonnier. Quand les bouchers et les autres hommes du camp et les femmes qui vendoient les denrées ouïrent cela, ils jetèrent des cris, et, à l'aide de Dieu, ils secoururent le comte et chassèrent les Turcs du camp ***.

150. Après la bataille du comte de Poitiers étoit la bataille de monseigneur Jocerant de Brancion qui étoit venu avec le comte en Egypte; c'étoit l'un des meilleurs chevaliers qui fût dans l'armée; ses gens étoient tous chevaliers à pied et lui étoit à cheval, et son fils, monseigneur Henri, et le fils de monseigneur Jocerant de Nanton, qui étoient encore enfants, étoient aussi à cheval. Par plusieurs

>> toit icelui de Commenge une bannière; et ses armes » étoient d'or à un bord de gueles, lesquelles (comme de>> puis il m'a conté) avoient été données à ses prédéces>>> seurs qui portoient le surnom d'Espagne anciennement >> par le roi Charlemagne, pour les grands services qu'i>>> ceux vicomtes de Couzerans lui avoient faits, lui étant >> en Espagne contre les infidèles et aussi qu'ils avoient >> chassé du hors pays de Commenge, les Sarrasins qui >> le tenoient occupé, et l'avoient remis en l'obéissance » du roi Charlemagne. »

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li desconfirent les Turs sa gent. Toutes les foiz que il veoit sa gent desconfirent, il feroit des esperons et prenoit les Turs par deriere; et ainsi lessoient les Turs sa gent par pluseurs foiz pour li courre sus. Toute voiz ne leur eust riens valu que les Turs ne les eussent touz mors ou champ, se ne feust monseigneur Henri de Coonne qui estoit en l'ost le duc de Bourgoingne, sage chevalier, et preus et apensé; et toutes les foiz que il véoit que les Turs venoient courre sus à monseigneur de Brancion du meschief de celle journée, que de vingt chevaliers que il avoit entourai-je ramenteu, pource que je croi que Dieu lui li, il fesoit traire les arbalestriers le Roy aus Turs | otroia, si comme vous pouez avoir veu ci devant. parmi la rivière; et toute voiz eschapa le sire de Crancion. En perdi douze sanz l'autre gent d'armes ; et il meimes fu si malement ajourné, que oncques puis sus ses piez n'aresta et fu mort de celle bleceure ou servise Dieu.

gent, car les Alemans brisent le moustier. Nous alames avec li et leur courumes sur les espées traites, et à grant peinne et à grant hutin les chassames du moustier. Quant ce fu fait, le | preudomme s'agenouilla devant l'autel, et cria à Nostre Seigneur à haute voiz, et dit : « Sire, je » te prie que il te preingne pitié de moy et m'oste » de ces guerres entre crestiens, là où j'ai » vescu grant piesce, et m'otroie que je puisse » mourir en ton servise, par quoy je puisse avoir » ton regne de paradis. >> Et ces choces vous

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152. Après la bataille le premier vendredi de quaresme, manda le Roy tous ses barons devant li, et leur dit : « Grant grace, fist-il, devons à

>> Nostre Seigneur, de ce que il nous a fait tiex >> deux honneurs en ceste semainne, que mardi » le jour de quaresme prenant nous les chassames » de leur herberges là où nous sommes logés; ce vendredi prochain, qui passé est, nous nous >> sommes deffendus à eulz, nous à pié et il à cheval; » et moult d'autres beles paroles pour eulz reconforter. Pource que il nous convient poursuivre nostre matiere, laquele il nous con

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fois les Turcs lui déconfirent ses gens, et toutes les fois qu'il voyoit ses gens déconfis, il donnoit des éperons et prenoit les Turcs par derrière; et ainsi les Turcs par plusieurs fois laissèrent ses gens pour courir sus à lui. Toutefois cela ne leur eût guère valu, et les Turcs les auroient tous tués, n'eût été monseigneur Henri de Coonne qui étoit en la bataille du duc de Bourgogne, sage chevalier, preux et hardi; car toutes les fois qu'il voyoit que les Turcs venoient courir sus à monseigneur de Brancion, il faisoit tirer les arbalétriers du roi, sur les Turcs à travers la rivière *. Et ainsi échappa le sire de Brancion au méchief de cette journée, mais de vingt chevaliers qu'il avoit avec lui, il en perdit douze, sans ses autres gendarmes. Et lui-même fut si maltraité que oncques depuis il ne se remit sur ses pieds et mourut de cette blessure reçue au service de Dieu, qui bien l'en a récompensé, ce devons croire.

151. Du seigneur de Brancion, je vous dirai que, quand il mourut, il avoit été à trente-six batailles et combats dont il avoit remporté le prix d'armes. Je le vis dans une armée que commandoit le comte de Châlons **, qui étoit son cousin ; il vint à moi et à mon frère, et nous dit le jour d'un vendredi-saint : « Mes neveux, venez avec >> moi pour m'aider vous et vos gens, car les Alle>> mands abattent et rompent le moustier de Mà

Ces mots à travers la rivière, sont nécessaires pour l'intelligence du récit; on ne les lit pas dans les autres éditions.

>> con.» Nous allâmes avec lui et courûmes sus aux Allemands, les épées nues, et, à grand'peine et grand travail, les chassâmes du moustier. Quand ce fut fait, le prud'homme s'agenouilla devant l'autel, et cria à notre Seigneur à haute voix, et dit : « Sire, je te prie de prendre pitié de >> moi et de m'ôter de ces guerres entre chrétiens, là » où j'ai trop long-temps vécu, et de m'octroyer que >> je puisse mourir à ton service, pour que je puisse >> avoir ton royaume de paradis. » Et je vous rappelle ces choses, parce que je crois que Dieu le lui octroya, tout comme vous pouvez avoir vu cidessus.

152. Après la bataille du premier vendredi de carême, le roi appela tous ses barons et leur dit : « Grandes graces nous devons à notre Seigneur » de ce qu'il nous a fait cette semaine deux hon>>neurs, tels que mardi, jour de carême prenant, >> nous avons chassé les ennemis de leurs héberge>>ments où nous sommes logés, et vendredi qui >> vient de passer, nous nous sommes défendus con>>tre eux à pied et à cheval. » Moult d'autres belles paroles leur disoit et remontroit tout doucement le bon roi; et ce faisoit-il pour les réconforter et donner toujours bon courage et confiance en Dieu. Poursuivons notre matière à laquelle il nous convient d'entremêler aucunes choses et les réduire à la mémoire pour faire entendre comment

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vient un pou entrelacier, pour faire entendre | signes que il metoient sus armes d'or, teles comment le Soudanc tenoient leur gent ordenéement et aréement; et est voir que le plus de leur chevalerie il avoient fet de gens estranges, que marcheans prenoient en estranges terres pour vendre, et il les achetoient moult volentiers et chierement; et ces gens que il menoient en Egypte prenoient en Orient, parce que quant l'un des roys d'Orient avoit desconfit l'autre, si prenoit les poures gens, que il avoit conquis et les vendoit aus marcheans, et les marcheans les revenoient vendre en Egypte.

153. La chose estoient si ordenée, que les enfans jusques à tant que barbe leur venoit, le Soudanc les nourrissoit en sa meson en tele maniere, que selonc ce que il estoient, le Soudanc leurs fesoit faire arcz à leur point; et sitost comme il enforçoient, il getoient leurs arcs en l'artillerie au Soudanc, et le mestre artillier leur baillet ars si fors comme il les pooit teser. Les armes au Soudanc estoient d'or; et tiex armes comme le Soudane portoit, portoient celle joene gent, et estoient appelez Bahariz.

154. Maintenant que les barbes leur venoient, le Soudanc les fesoit chevaliers, et portoient les armes au Soudanc; fors que tant que il y avoit difference, c'est à savoir ensignes vermeille, roses, ou bendes vermeilles, ou oisiaus, ou autres en

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les soudans entretenoient et exerçoient leurs gardes; il est vrai que la plus grande partie de leur chevalerie étoit composée d'étrangers que des marchands achetoient en terres étrangères pour les vendre, et les soudans les achetoient moult volontiers et chèrement. Ces gens qu'on amenoit en Egypte venoient d'Orient, car lorsqu'un des rois d'Orient avoit déconfi un autre roi, il prenoit les pauvres gens qu'il avoit faits prisonniers et les vendoit à des marchands, et ces marchands les amenoient en Egypte pour les vendre, comme j'ai dit devant.

153. Or, la chose étoit ainsi ordonnée : le soudan nourrissoit les enfants de ces gens, dans sa maison, jusqu'à ce que la barbe leur vint, et le soudan leur faisoit faire des arcs proportionnés à leur âge et à leur force, et sitôt que ces enfants pouvoient tirer leurs arcs dans l'artillerie du soudan, le maître artilleur leur bailloit un arc aussi fort qu'ils le pussent bander. Les armes du soudan étoient d'or, et ces jeunes gens portoient des armes semblables, et on appeloit leur troupe baharis.

154. Quand la barbe leur venoit, le soudan les faisoit chevaliers, et ils portoient les armes du soudan; mais ces armes avoient des différences, elles étoient ou vermeilles ou roses, ou à bandes vermeilles, ou bien c'étoient des oiseaux ou telles autres enseignes qu'il leur plaisoit mettre sur ar

comme il leur plesoit : et ceste gent que je vous nomme, appeloit l'en de la Haulequa; car les Beharis gesoient dedans les tentes au Soudanc. Quant le Soudanc estoit en l'ost, ceulz de la Haulequa estoient logie entour les heberges le Soudanc, et establiz pour le cors le Soudanc garder. A la porte de la heberge le Soudanc estoient logiez en une petite tente les portiers le Soudanc, et ses menestriers qui avoient cors sarrazinnois et tabours et nacaires; et fesoient tel noise au point du jour et à l'anuitier, que ceulz qui estoient delez eulz ne pooient entendre l'un l'autre ; et clèrement les oioit l'en parmi l'ost: ne les menestriers ne feussent ja si hardis que il sonnassent leur instrumens de jours, ne mais que par le mestre de Haulequa; don il estoit ainsi, que quand le Soudanc vouloit charger, il envoioit querre le mestre de Haulequa et li fesoit son commandement; et lors le mestre fesoit sonner les instrumens au Soudanc, et lors tout l'ost venoit pour oir le commandement au Soudanc; le mestre de la Haulequa le disoit, et tout l'ost le fesoit.

155. Quand le Soudanc se combatoit, les chevaliers de la Haulequa, selonc ce que il se prouvoient bien en la bataille, le Soudanc en fesoit amiraux, et leur bailloit en leur compaignie deux cens chevaliers ou trois cens; et comme

mes d'or; et cette troupe que je vous nomme, appeloit-on aussi de la haulequa (les gardes-ducorps du soudan), car les baharis couchoient sous les tentes du soudan. Quand le soudan étoit à l'armée, ceux de la haulequa étoient logés autour de son pavillon, et établis pour garder sa personne. A la porte du pavillon du soudan étoient logés, sous une petite tente, les portiers du soudan et ses ménétriers, qui avoient cors, tambours et nacaires; ceux-ci, au point du jour et à l'entrée de la nuit, faisoient tel bruit, que ceux qui étoient près d'eux ne pouvoient s'entendre les uns les autres; clairement les oyoit-on dans le camp. Les ménétriers n'auroient été si hardis que de sonner de jour de leurs instruments, sinon par l'ordre du maître de la haulequa. Quand le soudan vouloit donner des ordres, il envoyoit quérir le maître de la haulequa et lui faisoit son commandement; le maître faisoit sonner les instruments, et lors toute l'armée venoit pour ouïr le commandement du soudan; le maître de la haulequa le disoit et toute l'armée le faisoit.

155. Quand le soudan combattoit, les chevaliers de la haulequa se signaloient autant qu'ils pouvoient dans les combats, et le soudan, suivant leurs prouesses, les faisoit émirs ou leur bailloit une compagnie de deux cents ou trois cents chevaliers, et mieux ils faisoient, plus le soudan leur

donnoit.

mieux le fesoient et plus leur donnoit le Sou- | il en orent si grant despit, et touz les autres danc.

156. Le pris qui est en leur chevalerie si est tel, que quant il sont si preus et si riches que il n'y ait que dire, et le Soudanc a poour que il ne le tuent ou que il ne le deshéritent, si les fait prendre et mourir en sa prison, et à leur femme tolt ce que elles ont. Et ceste chose fist le Soudanc de ceulz qui pristrent le conte de Monfort et le conte de Bar: et autel fist Boudendart de ceulz qui avoit desconfit le roy de Hermenie; car pource que il cuidoient avoir bien, il descendirent à pié et l'alerent saluer là où il chaçoit aus bêtes sauvages; et il leur respondi : « Je ne vous >> salue pas ; » car il li avoient destourbé sa chace, et leur fist les testes coper.

157. Or revenons à nostre matiere et disons ainsi, que le Soudanc qui mort estoit, avoit un sien filz de l'aage de vingt-cinq ans, sage et apert et malicieus; et pource que il doutoit que il ne le desheritast, li donna un réaume que il avoit en Orient. Maintenant que le Soudanc fu mort, les Amirauls l'envoyerent querre, et sitost comme il vint en Egypte, il osta et tolli au Seneschal son pere, et au Connestable et au Mareschal les verges d'or, et les donna à ceulz qui estoient venus avec li d'Orient. Quant il virent ce,

156. Le pis qui est en leur chevalerie, c'est que, quand ils sont si preux et si riches qu'il n'y a rien à ajouter, si le soudan a peur qu'ils ne le tuent ou le dépouillent, il les fait prendre et mourir dans ses prisons, et ôte à leurs femmes ce qu'elles ont. C'est ce que fit le soudan à ceux qui firent prisonniers le comte de Montfort et le comte de Bar. Autant fit Bandocdar de ceux qui avoient déconfi le roi d'Arménie; car, comine ils s'attendoient à une récompense, ils descendirent à pied et l'allèrent saluer là où il chassoit aux bêtes sauvages, et il leur répondit malicieusement qu'il ne les saluoit mie, et qu'ils lui avoient fait perdre sa chasse, et de fait leur fit couper la tête.

157. Or, revenons à notre sujet, et disons que le soudan qui étoit mort avoit un fils de l'àge de vingt-cinq ans, sage, preux, hardi et jà malicieux, et parce qu'il craignoit qu'il ne le détronât, il lui avoit donné un royaume qu'il avoit en Orient. Quand le soudan fut mort, les émirs envoyèrent quérir ce fils, et sitôt qu'il fut venu en Egypte, il ôta et enleva au sénéchal, au connétable et au maréchal de son père, les verges d'or **, et les donna à ceux qui étoient venus avec lui d'Orient. Quand ces seigneurs virent cela, ils en eurent un grand dépit, ainsi que tous les autres qui

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aussi qui estoient du conseil le père, pour le despit que il leur avoit fait, et pource que il doutoient que il ne feist autel d'eulx comme son aïeul avoit fait à ceulz qui avoient pris le conte de Bar et le conte de Monfort, ainsi comme il est devant dit, il pourchacerent tant à ceulz de la Halequa, qui sont devant nommez, que le cors du Soudanc devoient garder, que il leur orent couvent que à leur requeste il leur occiroient le Soudanc.

158. Après les deux batailles devant dites, commencierent à venir les grans meschiez en l'ost; car au chief de neuf jours les cors de nos gens que il avoient tuez vindrent au dessus de l'yaue, (et dit l'en que c'estoit pource que les fielz en estoient pourriz ) vindrent flottant jusques au pont qui estoit entre nos deux os, et ne porent passer, pource que le pont joingnoit à l'yaue : grant foison en y avoit, que tout le flum estoit plein de mors dès l'une rive jusques à l'autres, et de lonc bien le giet d'une pierre menue. Le roy avoit loé cent ribaus qui bien y furent huit jours. Les cors aus Sarrazins qui estoient retaillés, getoient d'autre par du pont et lessierent aler d'autre part l'yaue; et les crestiens fesoient mettre en grant fosses l'un avec

avoient été du conseil du père, à cause du déshonneur qu'il leur avoit fait; et comme ils craignoient qu'il ne leur fit ce que son aïeul avoit fait à ceux qui avoient pris le comte de Montfort et le comte de Bar, ainsi qu'il vient d'être dit, ils négocièrent si bien avec ceux de la haulequa qui devoient garder la personne du soudan, que ceux-ci leur promirent qu'à leur requête ils occiroient le soudan.

158. Après les deux batailles dont nous avons parlé, commencèrent à venir les grands malheurs ; car, au bout de neuf jours, les cadavres de nos gens qu'ils avoient tués vinrent audessus de l'eau ( et l'on dit que c'étoit parce que les fiels en étoient pourris), en flottant jusques au pont qui étoit entre les deux camps du roi et du duc de Bourgogne et ils ne purent passer parce que le pont touchoit à l'eau. Il y avoit tant de corps morts que tout le fleuve en étoit couvert d'une rive à l'autre, sur la longueur d'un jet de petite pierre. Le roi avoit loué cent ribaux ou aventuriers pour débarrasser le fleuve : ils y furent bien huit jours occupés. Ils jetoient les corps des Sarrasins qui étoient circoncis de l'autre côté du pont dans l'eau, et les laissoient emporter au courant. Ils faisoient mettre les corps des chrétiens dans de grandes fosses. Dieu sache quelle puanteur et quelle pitié de connoître les grands personnages et tant de gens de bien qui y étoient ! Je vis là le chambellan du comte d'Artois qui

l'autre. Je y vis les chamberlans au conte d'Artois et moult d'autres, qui queroient leurs amis entre les mors; ne onques n'oye dire que nulz y feust retrouvez.

159. Nous ne mangions nulz poissons en l'ost tout le quaresme, mès que bourbetes; et les bourbetes mangoient les gens mors, pource que ce sont glous poissons; et pour ce meschief et pour l'enfermeté du pays, là où il ne pleut nulle fois goute d'yaue, nous vint la maladie de l'ost, qui étoit tel que la char de nos jambes sechoit toute, et le cuir de nos jambes devenoit tavelés de noir et de terre, aussi comme une vielz heuse; et à nous qui avions tele maladie venoit char pourrie ès gencives, ne nulz ne eschapoit de celle maladie que mourir ne l'en couvenist. Le signe de la mort estoit tel, que là où le nez seignoit il couvenoit mourir. A la quinzeinne après, les Turs pour nous affamer, dont moult de gent se merveillerent, prirent pluseurs de leur galies desus nostre ost, et les firent treinner par terre et mettre au flum qui venoit de Damiete, bien une lieue desous nostre ost; et ces galies nous donnerent famine, que nus ne nous osoit venir de Damiete pour apor

cherchoit le corps de son maître, et moult d'autres quérant leurs amis entre les morts. Mais oncques n'ai ouï dire qu'aucuns aient été retrouvés

159. Pendant tout le carême, nous ne mangeåmes, dans le camp, d'autres poissons que des barbottes **. Ces barbottes mangeoient les gens morts parce que ce sout des poissons gloutons : et pour cela et pour le mauvais air du pays, là où il ne tombe une seule goutte d'eau, il nous vint, dans le camp, une maladie telle que la chair de nos jambes se desséchoit, et la peau devenoit tavelée de noir et de terre, à la ressemblance d'une vicille botte qui a été long-temps cachée derrière les coffres. En outre, à nous autres qui avions cette maladie en la bouche, de ce que nous avions mangé de ces poissons, il nous pourrissoit la chair d'entre les gencives dont chacun étoit horriblement puant de la bouche. Et en la fin guère n'en échappoient de cette maladie, que tous ne mourussent; et le signe de mort qu'on y connaissoit continuellement étoit quand on se prenoit à saigner du nez; et tantôt on étoit bien assuré d'être mort de brief. Et pour mieux nous guérir, à bien quinze jours de là, les Turcs qui bien savoient notre maladie, pour nous affamer, prirent plusieurs de leurs galères au-dessus de notre camp et les trainèrent par terre, puis les remirent sur le fleuve *** qui couloit vers Da

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ter garnison contremont l'yaue pour leur galies. Nous ne sçeumes onques nouvelles de ces choses jusques à tant que un vaisselet au conte de Flandres, qui eschapa d'eulz par force, le nous dit, que les galies du Soudane avoient bien gaaingné quatre vingt de nos galies qui estoient venus vers Damiete, et tuez les gens qui estoient dedans.

160. Par ce avint si grant chierté en l'ost, que tantost que la Pasque fu venue, un beuf valoit en l'ost quatrevins livres, et un mouton trente livres, et un porc trente livres et un œf douze deniers, et un mui de vin dix livres.

161. Quant le Roy et les barons virent ce, il s'acorderent que le Roy feist passer son ost pardevers Babiloine en l'ost le duc de Bourgoingne, qui estoit sur le flum qui aloit à Damiete. Pour requerre sa gent plus sauvement, fist le Roy faire une barbacane devant le pont qui estoit entre nos deux os, en tel manière que l'en pooit entrer de deux pars en la barbacane à cheval. Quant la barbacane fu arée, si s'arma tout l'ost le Roy, et y ot grant assaut de Turs à l'ost le Roy. Toute voiz ne se mut l'ost ne la gent, jusques à tant que tout le harnois fu porté

miette, bien une lieue au-dessus de notre camp, ce dont moult de gens se merveillèrent; et ces galères nous donnèrent famine, parce que nul n'osoit venir à Damiette nous apporter provision en remontant le fleuve. Nous n'eûmes nouvelles de cela que quand un petit vaisseau du comte de Flandres, qui échappa par force aux galères des Turcs, nous dit qu'elles avoient bien gagné quatre-vingts des nôtres qui venoient de Damiette et tué les gens qui étoient dedans.

160. Par là advint si grande cherté dans le camp, que sitôt que la Pàques fut venue, un bœuf y valoit quatre-vingts livres, et un mouton trente livres et un porc trente livres, et un œuf douze deniers, et un muid de vin dix livres.

161. Quand le Roi et les barons virent cela, ils convinrent qu'on feroit passer l'armée de la plaine qui s'étendoit du côté de Babylone dans le camp du duc de Bourgogne, qui étoit sur le fleuve qui alloit à Damiette. Pour retirer ses gens avec plus de sûreté, le Roi fit faire une barbacane devant le pont qui étoit entre nos deux camps, de manière qu'on pouvoit entrer des deux côtés dans cette barbacane à cheval. Quand elle fut faite, toute l'armée du roi prit les armes, il y eut un grand assaut des Turcs au camp du roi. Toutefois ni le camp ni les gens du camp ne se murent jusqu'à ce que tous les bagages furent

et

** Ce poisson est appelé en Egypte Karmont. (Voyez le

6 volume de la Correspondance d'Orieut.) *** D'après les auteurs orientaux, ce transport se fit moitié par terre, moitié par des canaux.

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