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verront. Et ceste demourée fist il tout contre son Conseil, si comme vous orrez ci-après. Son cors mist il en avanture pour le peuple de la terre garantir, qui eust esté perdu deslors, se il ne se feust lors reniez.

8. Le quart fait là où il mist son cors en avanture de mort; ce fu quant nous revenismes d'outremer et venismes devant l'ille de Cypre, là où nostre neif hurta si malement que la terre là où elle hurta, enporta trois toises dù tyson sur quoy nostre neif estoit fondée. Après ce le Roi envoia querre quatorze mestres nothonniers, que de celle neif, que d'autres qui estoient en sa compaignie, pour li conseiller que il feroit; et touz li loerent, si comme vous orrez ci-après, que il entrast en une autre neif; car ils ne veoient pas comment la neif peust souffrir les copz des ondes, pource que les clous de quoy les planches de la nef estoient attachiez, estoient touz eloschez. Et moustrerent au Roy l'exemplaire du peril de la nef, pource que à l'aler que nous feismes outremer, une nef en semblable fait avoit esté perie et je vi la femme et l'enfant chiez le conte de Joyngny, qui seulz de ceste nef eschaperent.

9. A ce respondi le Roy : « Seigneurs, je voi » que se je descens de ceste nef, que elle sera » de refus, et voy que il a céans huit cens per

sa personne en aventure de mort pour garantir le peuple du pays, qui eût été perdu dès lors, s'il ne se fût renié.

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» sonnes et plus; et pource que chascun aime >> autretant sa vie comme je faiz la moie, n'ose>> roit nulz demourer en ceste nef, ainçois de» mourroient en Cypre; parquoy, se Dieu plait, je ne mettrai ja tant de gent comme il a céans » en peril de mort; ainçois demourrai céans » pour mon peuple sauver. » Et Dieu à cui il s'attendoit, nous saulva en peril de mer bien dix semaines, et venimes à bon port, si comme vous orrez ci-après. Or avint ainsi que Olivier de Termes, qui bien et vigoureusement c'estoit maintenu outremer, lessa le Roy et demoura en Cypre, lequel nous ne veismes puis, d'an et demi après. Aussi destourna le Roy le doumage de huit cens personnes qui estoient en la nef.

10. En la dareniere partie de cest livre parlerons de sa fin, comment il trespassa sainte

ment.

11. Or diz je à vous, mon Seigneur le roy de Navarre, que je promis à ma dame la Royne vostre mere, à cui Diex bone merci face, que je feroie cest livre; et pour moy aquitier de ma promesse, l'ai je fait. Et pource que ne voi nullui qui si bien le doie avoir comme vous qui estes ses hoirs, le vous envoie je, pource que vous et vostre frere et les autres qui l'orront, y puissent prendre bon exemple, et les

» et plus, et comme chacun aime autant sa vie » comme j'aime la mienne, nul n'oseroit demeu>> rer en cette nef, mais tous resteroient en Chy>> pre; c'est pourquoi, s'il plaît à Dieu, je ne >> mettrai pas tant de gens qu'il y a céans, en » péril de mort; je demeurerai donc céans pour » sauver mon peuple. » Et Dieu, en qui il espéroit, nous sauva du péril où nous fumes en mer bien dix semaines, et nous vinmes à bon port, comme vous ouïrez ci-après. Or, il advint que Olivier de Termes, qui s'étoit bien et vigoureusement maintenu outre-mer, laissa le roi et demeura en Chypre, lequel depuis nous ne vimes qu'un an et demi après. Ainsi le roi détourna la perte de huit cents personnes qui étoient dans la nef.

8. La quatrième fois où il mit sa personne en aventure de mort, ce fut quand nous revinmes d'outre-mer et vinmes devant l'île de Chypre ; là notre nef heurta si rudement que trois toises de la quille sur laquelle elle étoit appuyée furent emportées. Le roi envoya chercher quatorze maîtres nautonniers tant de cette nef que d'autres nefs qui étoient en sa compagnie, pour savoir ce qu'il devoit faire, et tous lui conseillèrent, comme vous ouïrez ci-après, d'entrer dans une autre nef, car ils ne voyoient pas comment la sienne pourroit souffrir les coups de la mer, parce que les clous qui attachoient les planches de la nef étoient tous déplacés. Ils rappelèrent au roi, pour exemple du péril qu'il couroit, que lors de notre passage d'outre-mer, une nef, en sembla-saintement. ble cas, avoit été perdue; et je vis chez le comte de Joigny, la femme et l'enfant qui seuls échappèrent de cette nef *.

9. A cela le roi répondit : « Seigneurs, je vois » que si je descends de cette nef, elle sera de >> rebut, et qu'il y a dedans huit cents personnes

'Joinville vit cette femme et cet enfant chez le comte de Joigny à Paphos, pendant son premier séjour en Chypre.

10. Dans la dernière partie de ce livre, nous parlerons de sa fin et dirons comment il trépassa

11. Or, dis-je à vous, monseigneur le roi de Navarre, que je promis à madame la reine **, votre mère, à qui Dieu fasse miséricorde, que je ferois ce livre; aussi, pour acquitter ma promesse, l'ai-je fait, et comme je ne vois personne qui le doive avoir si bien que vous, qui êtes son héritier **, je vous

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exemples mettre à œuvre, par quoy Dieu leur en sache gré.

12. En nom de Dieu le tout puissant, je Jehan sire de Joyngville, seneschal de Champaigne, faiz escrire la vie nostre Saint Looys, ce que je vi et oy par l'espace de six anz, que je fu en sa compaignie ou pelerinage d'outremer, et puis que nous revenimes. Et avant que je vous conte de ses grans faiz et de sa chevalerie, vous conterai je que je vi et oy de ses saintes paroles et de ses bons enseignemens, pour ce qu'ils soient trouvez l'un après l'autre, pour edefier ceulz qui les orront. Ce saint home ama Dieu de tout son cuer et ensuivi ses œuvres; et y apparut en ce que, aussi comme Dieu morut pour l'amour que il avoit en son peuple, mist il son cors en avanture par plusieurs foiz pour l'amour que il avoit à son peuple, et s'en feust bien soufers se il vousist, si comme vous orrez ci-aprés. L'amour qu'il avoit à son peuple parut à ce qu'il dit à son ainsné filz en une moult grant maladie que il ot a Fontenne Bliaut : « Biau filz, fist il, je te pri que >> tu te faces amer au peuple de ton Royaume; >> car vraiement je ameraie miex que un Escot >> venist d'Escosse et gouvernast le peuple du Royaume bien et loialment, que tu le gou>> vernasse mal apertement. » Le saint ama tant

verité que neis aux Sarrazins ne voult il pas mentir de ce que il leur avoit en convenant, si comme vous orrez ci-aprés. De la bouche fu il si sobre, que onques jour de ma vie je ne ly oi deviser nulles viandes, aussi comme maint richez homes font; ançois manjoit pacientment ce que ses queus li appareilloient devant li. En ses paroles fu il attrempez; car onques jour de ma vie je ne li oy mal dire de nullui, ne onques ne li oy nommer le dyable, lequel nous est bien espandu par le royaume, ce que je croy qui ne plait mie à Dieu. Son vin trempoit par mesure, selonc ce qu'il véoit que le vin le pooit soufrir. Il me demanda en Cypre pourquoi je ne metoie de l'yaue en mon vin, et je li diz que ce me fesoient les phisiciens qui me disoient que j'avoie une grosse teste et une froide fourcelle, et que je n'en avoie pooir de enyvrer. Et il me dist que il me décevoient; car se je ne l'apprenoie en ma joenesce, et je le vouloie temprer en ma vieillesse, les goutes et les maladies de fourcelle me prenroient, que jamez n'auroie santé; et se je bevoie le vin tout pur en ma vieillesse, je m'enyvreroie touz les soirs; et ce estoit trop laide chose de vaillant home de soy enyvrer.

13. Il me demanda, se je vouloie estre honorez en ce siecle et avoir paradis à la mort, et

l'envoie, pour que vous et votre frère, et ceux qui le liront, y puissiez prendre bons exemples et les mettre en œuvre; ce dont Dieu et NotreDame vous sachent gré.

12. Au nom de Dieu tout-puissant, moi, Jean, sire de Joinville, sénéchal de Champagne, fais écrire la vie de notre saint roi Louis, et ce que je vis et ouïs par l'espace de six ans que je fus en sa compagnie, au voyage d'outre-mer et depuis que nous fùmes revenus. Et avant que je vous raconte ses grands faits et sa chevalerie, je vous conterai ce que j'ai vu et ouï de ses saintes paroles et de ses bons enseignements pour qu'ils se trouvent ici dans un ordre convenable, afin d'édifier ceux qui les entendront. Ce saint homme aima Dieu de tout son cœur et agit en conformité de cet amour. Il y parut bien en ce que de même que Dieu mourut pour l'amour qu'il avoit pour son peuple, de même le roi mit son corps en aventure de mort, et qu'il eût bien évité s'il eût voulu, comme on verra ci-après. L'amour qu'il avoit pour son peuple parut dans ce qu'il dit à son fils aîné, en une grande maladie qu'il eut à Fontainebleau: « Beau fils, lui dit-il, >>> je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton >> royaume, car vraiment j'aimerois mieux qu'un >> Ecossois vint d'Ecosse et gouvernât le peuple du >> royaume bien et loyalement, que tu le gouver

»> nasses mal à point. » Il aima tant la vérité qu'il ne voulut pas refuser même aux Sarrasins ce qu'il leur avoit promis, comme vous le verrez plus loin. Il fut si sobre sur sa bouche, que oncques de ma vie je ne l'entendis ordonner de lui servir nulles viandes comme font maints riches hommes; mais il mangeoit patiemment ce que ses cuisiniers apportoient devant lui. Il fut modéré dans ses paroles, car oncques de ma vie je ne l'ouïs dire mal de personne, ni oncques l'entendis nommer le diable dont le nom est si répandu dans le royaume, ce qui, je crois, ne plaît point à Dieu. Il trempoit son vin en proportion de ce qu'il voyoit que le vin pouvoit lui faire mal; il me demanda un jour dans l'île de Chypre pourquoi je ne mettois pas de l'eau dans mon vin, et je lui dis que les médecins me l'ordonnoient, en me disant que j'avois une grosse tête et un estomac froid, et que je ne pouvois m'enivrer; et le roi me dit qu'ils me trompoient, car si je ne le trempois dans ma jeunesse et que je le voulusse faire en ma vieillesse, la goutte et les maux d'estomac me prendroient, que jamais je n'aurois de santé, et que si je buvois le vin tout pur en ma vieillesse, je m'enivrerois tous les jours, et que c'étoit une trop vilaine chose pour un vaillant homme de s'enivrer.

13. Il me demanda si je voulois être honoré

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14. Il me dit que je me gardasse que je ne desmentisse, ne ne desdeisse nullui de ce que il diroit devant moi, puis que je n'y auroie ne pechié ne doumage ou souffrir, pource que des dures paroles meuvent les mellées dont mil homes sont mors.

15. Il disoit que l'en devoit son cors vestir et armer en tele maniere, que les preudeshomes de cest siecle ne deissent que il en feist trop, ne que les joenes homes ne deissent que il feist pou. Et ceste chose me ramenti le pere le Roy qui or rendroit est, pour les cottes brodéez à armer que en fait hui et le jour, et li disoie que onques en la voie d'outremer là où je fuz, je n'i vi cottes brodées, ne les Roy ne les autrui. Et il me dit qu'il avoit tiex atours brodez de ses armes, qui li avoient cousté huit cens livres de Parisis. Et je li diz que il les eust miex employez se li les eust donnez pour Dieu, et eust fait ses atours de bon cendal enforcié de ses armes, si comme son pere faisoit.

16. Il m'apela une foiz et me dist: « Je n'ose » parler à vous pour le soutil sens dont vous estes, de chose qui touche à Dieu; et pour ce

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» ai je apelé ces freres qui ci sont, que je vous » veil faire une demande. » La demande fu tele: Seneschal, fist il, quel chose est Dieu ? et je li diz: « Sire, ce est si bone chose que meilleur »> ne peut estre. Vraiement, fist il, c'est bien respondu; que ceste response que vous avez faite, est escripte en cest livre que je tieng en » ma main. Or vous demande je, fist il, lequel » vous ameries miex, ou que vous feussiés mesiaus, ou que vous eussiés fait un pechié mor» tel? » Et je qui onques ne li menti, li respondi que je en ameraie miex avoir fait trente, que estre mesiaus. Et quant les freres s'en furent partis, il m'apela tout seul et me fist seoir à ses piez, et me dit : « Comment me deistes vous » hier ce?» Et je li diz que encore li disoie je, et il me dit : « Vous deistes comme hastis mu»sarz; car nulle si laide mezelerie n'est comme » d'estre en pechié mortel, pource que l'ame qui est en pechié mortel, est semblable au dyable; parquoy nulle si laide meselerie ne » peut estre. Et bien est voir que quant l'omme » meurt, il est guerie de la meselerie du cors; » mès quant l'omme qui a fait le pechié mortel meurt, il ne sceit pas, ne n'est certeins que il » ait eu tele repentance que Dieu li ait par» donné; parquoy grant poour doit avoir que » celle mezelerie li dure tant comme Diex yert » en paradis. Ci vous pri, fist il, tant comme

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dans ce siècle et avoir le paradis après ma mort. je lui dis: Oui; et il reprit : « Gardez-vous donc » de ne faire, de ne dire, à votre escient, aucune >> chose que vous ne pussiez avouer, si tout le » monde la savoit, et ne pussiez dire : j'ai fait » cela, j'ai dit cela. »>

14. Il me dit pareillement de ne jamais démentir ni dédire aucun de ce qu'il diroit devant moi, à moins que je n'eusse péché ou dommage à en souffrir; vu que des dures paroles naissent des mêlées dont mille hommes sont morts.

» vous parler, à cause de l'esprit subtil* dont vous » êtes doué, de chose qui touche à Dieu; et pour >> cela j'ai appelé ces frères qui sont ici; car je vous » veux faire une demande. » La demande fut celleci : « Sénéchal, dit-il, qu'est-ce que Dieu ? Et je ré»pondis: Sire, c'est si bonne chose que meilleure » ne peut être. Vraiment? reprit le roi; c'est » bien répondu; car cette réponse que vous avez » faite est écrite en ce livre que je tiens en main. » Or, je vous demande, dit-il, lequel vous aime>> riez mieux ou d'être lépreux, ou d'avoir fait un » péché mortel? » Et moi qui oncques ne lui mentis, je répondis que j'aimerois mieux en avoir fait trente que d'être lépreux. Et quand les frères furent partis, il m'appela tout seul, me fit asseoir à ses pieds, et me dit : « Comment m'avez-vous » dit cela? » Et je lui dis qu'encore je le disois, et il reprit : « Vous parlez sans réflexion comme un » étourdi; car il n'y a si vilaine lèpre comme » celle d'être en péché mortel, parce que l'àme >> qui y est, est semblable au diable d'enfer. C'est >> pourquoi nulle lèpre ne peut être si laide. Et

15. Il me disoit que l'on devoit vêtir et armer. son corps de telle manière, que les prud'hommes de ce siècle ne pussent dire qu'on en fit trop et les jeunes gens qu'on n'en fit pas assez. Et cela me rappelle le père du roi qui règne à présent; devant moi, à l'occasion des cottes brodées qu'on fait aujourd'hui pour les armes, je lui disois que onques en la voie d'outre-mer où j'étois, je ne vis cottes brodées ni au roi ni à d'autres, et il me dit qu'il avoit à ses armes tels atours brodés qui lui avoient coûté cent livres parisis. Et je lui dis qu'il auroit mieux fait s'il les eût employées» bien est vrai que quand l'homme meurt il est

au service de Dieu, et s'il eût fait ses atours de bonne étoffe de soie battue à ses armes, comme faisoit son père.

» guéri de la lèpre du corps; mais quand l'homme

* Dans l'édition de Ducange, ce passage offre un sens

16. Il m'appela une fois et me dit : « Je n'ose différent. C. D. M., T. I.

12

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18. Il ama tant toutes manieres de gens qui Dieu créoient et amoient, que il donna la connestablie de France à monseigneur Gilles le Brun qui n'estoit pas du royaume de France, pource qu'il estoit de grant renommée de croire Dieu et amer. Et je croy vraiement que tel fu il.

19. Maistre Robert de Cerbone pour la grant renommée que il avoit d'estre preudomme, il le faisoit manger à sa table. Un jour avint que il manjoit de lez moy l'un à l'autre ; et nous reprist et dit : « Parlés haut, fist il, car voz com»paignons cuident que vous mesdisiés d'eulz.

>> qui a fait le péché mortel meurt, il ne sait pas >> ni n'est certain qu'il ait eu tel repentir que Dieu » lui ait pardonné. Aussi grande peur doit-il avoir » que cette lèpre lui dure autant que Dieu sera » en paradis. Ainsi, je vous pric, ajouta-t-il, tant » que je puis, que vous ayiez à cœur, pour l'a>>mour de Dieu et de moi, d'aimer mieux que tout » mal de lèpre et toute autre maladie advienne à >> votre corps, plutôt que le péché mortel advienne » à votre âme. »

17. Il me demanda si je lavois les pieds aux pauvres le jour du grand jeudi (jeudi-saint). « Sire, lui dis-je, fy, fy en malheur, jamais les >> pieds de ces vilains ne laverai-je.—Vraiment?

reprit-il; c'est mal parlé. Car vous ne devez pas » avoir en dédain ce que Dieu a fait pour notre »enseignement. Aussi je vous prie, pour l'amour » de Dieu et pour l'amour de moi, que vous vous » accoutumiez à laver les pieds des pauvres. »

18. Le roi aima tant toutes manières de gens qui croient en Dieu et qui l'aiment, qu'il donna la connétablie de France à monseigneur Gilles Lebrun qui n'étoit pas du royaume de France, parce qu'il avoit grande renommée de croire en Dieu et de l'aimer. Et je crois vraiment que tel fut-il.

19. Le roi faisoit manger à sa table maître Robert de Cerbone (Sorbon), à cause du grand renom qu'il avoit d'être prud'homme. Un jour il arriva qu'il mangeoit près de moi, et que nous devisions l'un à l'autre. « Parlez baut, nous dit le

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>> Se vous parlés au manger de chose qui vous » doie plaire, si dites haut; ou se ce non, si » vous taisiés. » Quant le Roy estoit en joie, si me disoit : « Seneschal, or me dites les raisons » pourquoy preudomme vaut miex que beguin.. Lors si encommençoit la tençon de moy et de maistre Robert. Quant nous avions grant piesce desputé, si rendoit sa sentence et disoit ainsi : Maistre Robert, je vourroie avoir le nom de preudomme, mès que je le feusse, et tout le re» menant vous demourast; car preudomme est si grant chose et si bonne chose, que neis au » nommer emplist il la bouche. Au contraire, disoit-il, que male chose estoit de prendre de l'autrui; car le rendre estoit si grief, que neis » au nommer le rendre escorchoit la gorge par >> les erres qui y sont, lesquiex senefient les » ratiaus au diable, qui touz jours tire ariere » vers li ceulz qui l'autrui chastel veulent rendre. Et si soutilment le fait le dyable, car aus grans usuriers et aus granz robeurs, les at» tice il si que leur fait donner pour Dieu ce » que il devroient rendre. » Il me dist que je deisse au roi Tibault de par li, que il se preist garde à la meson des Preescheurs de Provins que il faisoit, que il n'encombrast l'ame de li pour les granz deniers que il y metoit. Car les

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>> roi, car vos compagnons croient que vous médi>> tes d'eux. Si vous parlez, en mangeant, de choses » qui doivent plaire, parlez haut; sinon, taisez» vous. » Quand le roi étoit en gaîté, il me disoit : » Sénéchal, dites-moi les raisons pourquoi pru>> dhomme vaut mieux que dévot*? » Alors commençoit la dispute entre moi et maître Robert, et quand nous avions bien disputé, le roi rendoit sa sentence et disoit : «Maître Robert, je voudrois avoir » le nom de prud'homme, mais que je le fusse vrai>>ment et que tout le reste vous demeurât; car pru» d'homme est si grande et si bonne chose, que >> même le nom emplit la bouche. Il disoit, au con>> traire, que mauvaise chose étoit de prendre le >> bien d'autrui; car le mot rendre étoit si rude que, >> même à le prononcer, il écorchoit la gorge à cause >> des rr qui y sont, lesquels rr signifient rentes au » diable, qui toujours tire vers lui en arrière ceux >> qui veulent rendre les biens d'autrui. Et le diable >> le fait bien subtilement, car il séduit tellement >> les grands usuriers et les grands larrons, qu'il >> leur fait donner à l'Eglise ce qu'ils devroient ren» dre à qui il appartient. » Là-dessus il me dit de dire de sa part au roi Thibault, son fils, qu'il prit garde à ce qu'il faisoit, et qu'il n'encombrat pas son ame, croyant être quitte par les grands deniers qu'il

Le texte porte béguin, qui veut dire dévot ou religieux Mesnard et Ducange ont mis jeune homme; ce qui ne répond point au sens des paroles du roi.

sages homes tandis que il vivent, doivent faire du leur aussi comme executeurz en devroient faire, c'est à savoir que les bons executeurz desfont premierement les tors faiz au mort, et rendent l'autrui chatel, et du remenant de l'avoir au mort sont aumosnes.

20. Le saint Roy fu à Corbeil à une Penthecouste, là où il ot quatrevins chevaliers. Le Roy descendi après manger ou prael desouz la chapelle, et parloit à l'uys de la porte au conte de Bretaigne, le pere au duc qui ore est, que Dieu gart. Là me vint querre mestre Robert de Cerbon, et me prist par le cor de mon mantel et me mena au Roy, et tuit li autre chevalier vindrent après nous. Lors demandai je à mestre Robert: «Mestre Robert, que me voulez-vous? >> Et me dist: Je vous veil demander se le Roy » se séoit en cest prael, et vous vous aliez seoir » sur son banc plus haut que li, se en vous en » devroit bien blasmer. Et je li diz que oil. Et il me dit: Dont faites vous bien à blasmer, quant vous estes plus noblement vestu le Roy; car vous vous vestez de vair et de vert, » ce que li Roy ne fait pas. Et je li diz: Mestre Robert, salve votre grace, je ne foiz mie à » blasmer se je me vest de vert et de vair, ear >> cest abit me lessa mon pere et ma mere;

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que

donnoit et laissoit à la maison des frères prêcheurs de Provins. Car les hommes sages, pendant qu'ils vivent, doivent faire comme les bons exécuteurs de testament qui d'abord réparent les torts faits par le défunt et rendent le bien d'autrui, et du reste du bien du mort font des aumônes.

20. Le roi fut à Corbeil un jour de Pentecôte; il y avoit bien là trois cents chevaliers. Le roi descendit après avoir mangé au pré qui est au bas de la chapelle, et il parloit à l'entrée de la porte au comte de Bretagne, père du duc d'aujourd'hui, que Dieu garde! Là, maître Robert de Sorbon vint me trouver et me prit par mon manteau, et me mena au roi; tous les autres chevaliers vinrent après nous. Alors je demandai à maître Robert ce qu'il me vouloit ; et il me dit: << Je veux vous demander: si le roi s'asseyoit dans » ce pré, et si vous, vous alliez vous asseoir sur son >> banc plus haut que lui, ne devroit-on pas vous en » blamer? Et je lui dis que oui; et il reprit : Vous » êtes donc bien à blâmer, quand vous êtes plus no» blement vêtu que le roi; car vous vous vêtez de » vert et de vair, ce que le roi ne fait pas. Et je lui >> dis Mattre Robert, sauf votre gràce, je ne suis » pas à blâmer si je me vêtis de vert et de vair, car » mon père et ma mère m'ont laissé cet habit; mais

Philippe-le-Bel, fils de Philippe-le-Hardi. Joinville écrivit ses Mémoires dans les dernières années de Philippe-le-Bel.

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» vostre pere et vostre mere, et estes vestu de plus riche camelin que le Roy n'est. « Et lors je pris le pan de son seurcot et du seurcot le Roy, et li diz: « Or esgardez se je diz voir.» Et lors le Roy entreprist à deffendre mestre Robert de paroles, de tout son pooir.

21. Après ces choses mon seigneur ly Roys appella mon seigneur Phelippe son filz, le pere au Roy qui ore est, et le roy Tybaut, et s'assist à luys de son oratoire et mist la main à terre, et dist : « Séez vous ci bien près de moy, pour» ce que en ne nous oie.-Ha Sire, firent il, nous » ne nous oserions asseoir si près de vous. » Et il me dist: «< Seneschal, séez vous ci. » Et si fiz je si prés de li, que ma robe touchoit à la seue; et il les fit asseoir après moy et leur dit : « Grant mal apert avez fait, quant vous estes mes filz, >> et n'avez fait au premier coup tout ce que je >> vous ai commandé, et gardés que il ne vous

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» c'est vous qui êtes à blâmer, car vous êtes fils » de vilain et de vilaine, et vous avez laissé l'habit » de votre père et de votre mère, et vous êtes » vêtu de plus riche camelin que n'est le roi. » Et lors je pris le pan de son manteau et le pan du manteau du roi, et lui dis : « Or, regardez si je >> dis vrai. » Et lors le roi entreprit de défendre de paroles maître Robert de tout son pouvoir.

21. Après ces choses, monseigneur le roi appela monseigneur Philippe, son fils, le père du roi d'aujourd'hui et le roi Thibault, et s'assit à la porte de son oratoire, et mit la main à terre, et dit : a-Asseyez-vous ici bien près de moi, pour qu'on >> ne nous entende pas**.-Ha! sire, répondirent» ils, nous n'oserions nous asseoir si près de vous. » Et il me dit : « Sénéchal, asseyez-vous ici. » Et je m'assis si près de lui que ma robe touchoit à la sienne; et il les fit asseoir auprès de moi, et leur dit : « Grand mal avez fait, quand vous qui êtes » mes fils, n'avez pas fait du premier coup ce que >> je vous ai commandé; gardez-vous que cela vous │» arrive jamais. » Et ils dirent que plus ne le feroient. Et alors le roi me dit qu'il nous avoit appelés pour me confesser qu'à tort il avoit défendu mattre Robert contre moi. «Mais, ajouta-t-il, je » le vis si ébahi, qu'il avoit bien besoin que je

Mesnard et Ducange ont mis: qu'on ne nous voye pas; l'édition du Louvre porte: ne nous oie, subjonctif du verbe ouïr.

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