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d'une cotte de maille qui lui tombait jusqu'aux XIVe siècle avait travaillé aux Mémoires du sénégenoux; on ajouta plus tard au monument une chal, il est probable qu'il n'aurait pas épargné les épitaphe latine que nous ne citerons point ici, citations de l'antiquité grecque ou latine; il n'auparce qu'elle est pleine d'emphase et qu'elle s'é- | rait pas manqué, à propos de la croisade de saint loigne trop du style lapidaire. On y remarque Louis, de rappeler, comme les chroniqueurs toutefois deux dates importantes, l'année où na- contemporains, les conquêtes d'Alexandre ou quit Jean, sire de Joinville, 1224, et l'année où il le siége de Troie, et de mêler parfois les dieux mourut, l'an 1319. Les princes de Lorraine qui d'Homère aux saints du paradis. L'auteur des avaient succédé aux sires de Joinville furent aussi Mémoires connaît peu l'histoire des Grecs et ensevelis dans les caveaux de l'église de Saint- des Romains; il cite dans son ouvrage une ou Laurent; ces tombeaux furent respectés jusqu'à deux expressions latines, mais c'est le latin des l'époque de la révolution; le fanatisme révolution- prières les plus communes de l'Eglise; on peut naire les profana comme les tombes royales de juger par cela même que le sénéchal était Saint-Denis, et tandis qu'on jetait au vent la cen- peu familier avec la langue de Cicéron et de dre de saint Louis, ce qui restait de son fidèle Virgile. L'antiquité est citée une fois ou deux ami le sénéchal éprouvait le même sort. Cepen- dans son livre; il lui arrive même de comparer dant le peuple de la cité se souleva à la vue de saint Louis à Titus; mais on doit croire qu'il emcette profanation, et força les autorités du lieu à prunta cette comparaison à quelques savants docfaire ensevelir avec une certaine pompe les restes teurs de la suite du roi. On voit partout dans les des sires de Joinville et des princes de Lorraine; Mémoires du sénéchal un homme qui se met à ces restes furent placés dans le cimetière de la son aise, qui ne songe point au public, qui ne ville, où ils sont encore sans aucun monument ni s'est point imposé de règle; l'historien de Louis IX aucun signe qui les fasse reconnaître. L'église de rapporte les événements à mesure qu'il s'en souSaint-Laurent n'existe plus, et les monumens vient et sans aucune préparation; il ne s'occupe qu'elle renfermait sont détruits ou dispersés. Dès pas même des transitions, car il change souvent l'année 1790, le duc d'Orléans, prince de Join- de sujet, et lorsqu'il passe d'un sujet à un auville, avait vendu les bâtimens du château; il les tre, il se contente de répéter: Nous reprenons avait vendus à la condition qu'on les démolirait, notre matière, et nous dirons ainsi. Il répète et cette condition n'a été que trop bien remplie, même quelquefois ce qu'il a dit, sans prendre car des peupliers et des sapins couvrent mainte- soin d'en avertir son lecteur; il a divisé, il est nant la colline où s'élevait le biau chastel que vrai, son livre en deux parties, ce qui sentirait le sire de Joinville, partant pour la guerre sainte, un peu la méthode; mais il y a bien quelque chose n'osait regarder, de peur que le cœur ne lui fail- à redire à cette division qui n'éclaircit rien et qui lit d'attendrissement *. est à peu près inutile.

Il ne nous reste de Joinville que ses Mémoires, et c'est à ce précieux monument historique que nous devons maintenant nous arrêter. Nous avons peu de chose à ajouter pour faire connaître cette production si originale et si intéressante. On a dit du sire de Joinville ce qu'on a dit de VilleHardouin, qu'il ne savait pas écrire; nous ne partageons point cette opinion. Après avoir lu attentivement les Mémoires du sénéchal, tout ce qu'on peut penser raisonnablement, c'est qu'un sien clerc a tenu la plume lorsqu'il les rédigeait. On peut croire qu'il avait peu l'habitude d'écrire, et qu'il n'avait pas surtout la prétention de faire un livre. Mais il y a loin de là à l'ignorance qu'on lui suppose; si le sire de Joinville n'écrivait pas, c'est qu'il ne voulait pas s'en donner la peine; il a fait faire son livret pour obéir à la reine de Navarre, et peu importe qu'un autre y ait mis la main, si c'est lui qui l'a dicté, si son esprit, ses sentiments, son génie y respirent à chaque page. Il est aisé de reconnaître dans l'ouvrage de Joinville le ton d'un noble chevalier ou d'un grand seigneur, et le ton des chevaliers ou des grands seigneurs n'était pas celui des clercs et des savants de la même époque. Si un clerc, si un savant du XIIIe ou du

On peut voir d'autres détails dans des notes historiques sur Joinville, publiées par M. Jules Fériel. 1 vol. in-8°.

Si les Mémoires de Joinville avaient été rédigés par un autre que lui, il est probable qu'on au rait parlé de la vie et des actions du sénéchal avec moins de simplicité et de réserve qu'il ne le fait lui-même. Lorsqu'il nous raconte les périls qu'il a courus, les grands combats auxquels il a pris part, il rend toujours grâce à Dieu et à monseigneur saint Jacques de l'avoir sauvé; dans son récit de la grande bataille de Mansourah, il nous dit seulement qu'il a reçu cinq blessures, et que son cheval en a reçu dix-sept; le bon sénéchal, qui avait fait tant de prodiges de bravoure, avoue qu'en plusieurs occasions il a eu grand peur, ce qu'il n'aurait pas laissé dire à un autre. Lorsqu'on lit Joinville, il semble qu'on l'écoute et qu'on soit rangé en cercle autour de lui pour l'entendre; la bonne foi respire dans tout ce qu'il nous dit; cette bonne foi est chez lui comme une espèce de verve, comme une inspiration poétique qui anime ses paroles et lui fait presque toujours rencontrer l'expression la plus vraie et appris de saint Louis à haïr le mensonge, on voit la plus pittoresque. Lors même qu'il n'aurait pas que son bon naturel l'aurait empêché de mentir; tous ses lecteurs sont bien persuadés qu'il ne mentirait pas, même pour justifier et pour faire valoir le héros qu'il aime et qu'il veut nous faire aimer.

avoir l'histoire de saint Louis dans leurs archives; on dut en faire d'abord un grand nombre de copies; et c'est à ce grand nombre de copies. qu'il faut attribuer la quantité de variantes, de chan

La franchise n'est pas la seule qualité de l'historien; on retrouve partout, dans son livre, les manières polies et le caractère d'un homme aimable et bon; l'amour de soi, la haine d'autrui, l'esprit | de jalousie qui ont inspiré tant d'auteurs de Mé-gements, d'altérations qui ont dû embarrasser moires, ne se montrent point dans Joinville; sans cesser d'être véridique, il dit rarement du mal de ceux avec qui il a vécu; il a quelque légère rancune contre les Templiers, qui lui avaient nié un dépôt, mais c'est un tort qu'il paraît avoir oublié en le racon- | tant; il avait vu à Mansourah beaucoup de gens du bel-air qui fuyaient comme des bobans, mais il ne les nomme point, parce qu'ils sont morts et qu'il respecte la mémoire des trépassés. Ses récits ne laissent jamais voir cette humeur chagrine qui n'est que trop commune à ceux qui, dans un âge avancé, racontent l'histoire des temps qu'ils ont vus. Il ne se reporte au temps de sa jeunesse que pour prendre les couleurs vives et la naïve simplicité du premier âge de la vie; on peut dire qu'il n'y a rien de si animé, de si vif, de si jeune en un mot, que le style et la manière de raconter du sire de Joinville. Le langage naïf de son temps donne sans doute beaucoup d'intérêt à sa narration; mais ce langage même reçoit aussi quelque charme de la tournure de son esprit et de son caractère enjoué. Pour moi, sa lecture me plaît tellement, qu'en écrivant cette notice les expressions du sénéchal se présentent à tout moment sous ma plume, et que je ne puis m'empêcher de les copier. Il y a vingt ans, lorsque je publiai l'Histoire des Croisades, où je racontais la captivité et les revers héroïques de saint Louis, la critique me reprocha d'avoir trop cité Joinville; j'aime à penser qu'on ne me ferait pas le même reproche aujourd'hui; peut-être même me saurat-on quelque gré d'avoir souvent pris le langage du sénéchal, et d'avoir en quelque sorte emprunté sa voix pour parler de lui et de son livre.

Les Mémoires de Joinville ne sont pas seulement un précieux monument pour l'histoire nationale; mais ils se rattachent aussi à l'histoire de notre littérature; la langue que parlait le sénéchal est mieux connue qu'elle ne l'était il y a un siècle; je regrette néanmoins qu'elle soit moins étudiée sous le rapport littéraire que sous le rapport historique; je regrette que les études des derniers temps ne se soient pas portées sur le génie et le caractère de cette langue, qui a aussi ses finesses et ses beautés qu'il faut connaître; ses règles, sa logique, sa poésie qu'il faudrait montrer à la jeunesse. Nous avons des cours pour toutes les langues mortes, pour toutes les langues vivantes, et la langue que parlaient nos aïeux, personne n'est chargée de l'enseigner. L'Italie a une chaire spécialement consacrée à expliquer le Dante; pourquoi n'en aurions-nous pas une pour expliquer nos vieux poètes et nos vieux historiens!

On doit croire que jamais ouvrage français n'avait excité tant de curiosité et trouvé autant de lecteurs que les Mémoires de Joinville; beaucoup de princes, beaucoup de riches abbayes voulurent

les érudits. Estienne Pasquier remarquait que de son temps, et avant lui, lorsqu'un bon livre avait paru en vieux français, les copistes le transcrivaient, non selon la naïve langue de l'auteur, ains selon la leur; la langue française, au xiv siècle, perdait chaque jour quelques mots, quelques tournures, quelques vieilles locutions, et, pour rendre l'histoire de Joinville plus facile à lire, on en corrigeait ce qu'elle avait de suranné dans l'expression et dans le style. Ce qui était arrivé pour les copistes, ne manqua pas d'arriver aussi pour les éditeurs, lorsque les manuscrits commencèrent à se répandre par la voie de l'impression. Ce fut en 1547 qu'on imprima pour la première fois les Mémoires de Joinville; Antoine de Rieux en trouva une copie à Beaufort en Yalée, au pays d'Anjou, parmi de vieux registres et papiers qui avaient appartenu au roi Réné de Sicile; l'ouvrage fut imprimé à Poitiers et dédié au roi de France, François I". Dans sa dédicace, l'éditeur déclare que cette histoire était un peu mal ordonnée et mise en langage assés rude, qu'en conséquence, il l'a polie et mise en meilleur ordre. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'un ami de Pierre de Rieux vante, dans une préface, le service que l'éditeur de Joinville a rendu aux lettres, le loue beaucoup des changements qu'il a faits à cette histoire, et demande pour lui le prix de son œuvre tant soit peu sacrilége, en nous disant qu'il y a autant de mérite à polir un diamant qu'à le tirer de la mine.

En 1668, Claude Mesnard, lieutenant en la prevôté d'Angers, publia une nouvelle édition des Mémoires de Joinville, d'après un manuscrit trouvé parmi les papiers d'un monastère de Laval. L'auteur, dans sa préface, ne manque pas de relever les altérations qu'on a fait subir à l'histoire de saint Louis dans l'édition de Poitiers; il reproche au premier éditeur d'avoir poli ou plutôt gâté le langage de l'auteur, et plaint le pauvre Joinville d'avoir été traité comme le malheureux Hippolyte dans Ovide; on devrait croire, d'après cela, que Claude Mesnard aura plus de respect pour le texte original de son auteur, et qu'il lui rendra, pour me servir de ses propres expressions, son premier embonpoint, qu'il lui rendra toutes les qualités qui le distinguent, la grâce et le naturel qui lui appartiennent, qu'il lui fera surtout parler sa langue, la langue du XIVe siècle. Malheureusement le nouvel éditeur ne remplit aucune de ses promesses; l'histoire de saint Louis est presque aussi méconnaissable, au moins pour la langue, dans l'édition de Claude Mesnard que dans celle de Pierre de Rieux. Il y a quelquefois dans l'esprit d'un siècle éclairé des contradictions dont on ne saurait se rendre compte, et des entraînements qu'on ne peut expliquer;

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il y avait alors dans les opinions littéraires quelque chose qui faisait prendre des auteurs comme Joinville pour des diamants, et quelque chose qui portait les gens instruits à dédaigner la manière et le style de ces auteurs, au point de vouloir les refaire et les changer en tout point. La langue française tendait alors plus que jamais à perdre cette naïveté, cette vivacité naturelle qu'elle avait eue dans son enfance; cette simplicité de style qui fait le charme des récits de Joinville était chaque jour moins sentie, moins appréciée par une génération qui ne parlait plus que grec et latin, et pour qui la langue des chevaliers et des barons n'était plus qu'un dialecte grossier, un idiôme gaulois, une langue qu'il fallait laisser à des barbares. C'est sous l'influence de ces préjugés et de cet esprit de dédain pour ce qu'on avait écrit dans notre langue du moyen-âge, que le savant Ducange donna une nouvelle édition de Joinville; cet érudit, qui avait poussé si loin l'étude de nos antiquités, et qui connaissait si bien les époques reculées de notre histoire, n'avait pu trouver de manuscrits qui eussent pu lui faire connaître le texte original; il ne put consulter pour son travail que les éditions précédentes dont nous venons de parler; il avait peut-être aussi moins de goût littéraire que de profond savoir; ce qu'il admirait le plus dans Joinville, ce n'était peut-être | ni son élégante simplicité, ni la tournure piquante de son esprit, ni le naturel exquis qui en fait le charme à nos yeux. Ainsi manquant de bons manuscrits, et n'ayant pas tout ce qu'il fallait pour apprécier les qualités de Joinville, il ne put corriger les fautes de ses prédécesseurs, et son édition, comme celles qui avaient paru avant lui, ne fut qu'une imitation très imparfaite de l'original qui restait toujours inconnu pour le public.

les archives du gouvernement de Bruxelles, et apporté à Paris par le maréchal de Saxe; il était beaucoup plus complet que tous ceux qu'on avait trouvés jusque-là : le texte du récit s'y rapproche bien plus du langage qu'on parlait au temps de Joinville; ce manuscrit renfermait en outre beaucoup de traits de mœurs, de particularités piquantes, de faits historiques qui ne sont point dans Ducange et dans les éditions précédentes; cette précieuse copie fut imprimée au Louvre par les soins de MM. Caperonier, Millot et Sallier. On doit louer les éditeurs pour les notes savantes qu'ils ont ajoutées à l'ouvrage; mais ce qu'il faut louer surtout, dans leur édition, c'est le respect religieux qu'ils ont montré, comme je viens de le dire, pour le texte présumé de Joinville; il est facile de juger au premier coup d'œil que cette édition l'emporte de beaucoup sur toutes les autres, non seulement par l'exécution, mais par la fidélité et l'exactitude, ce qui nous l'a fait préférer pour cette collection des Mémoires*.

Les lecteurs à qui le vieux langage est familier, nous en sauront gré; ils comprendront mieux le récit de Joinville, car la véritable physionomie d'un auteur nous aide quelquefois à entendre ses paroles, de même que la physionomie animée d'un homme qui parle devant nous, nous fait mieux comprendre ses discours et donne souvent une expression plus vive à ses pensées. Cependant, la langue du xiv⚫ siècle est encore ignorée d'un grand nombre de lecteurs, et le texte de Joinville serait pour eux un livre fermé, si l'on n'y joignait une traduction; il nous eût été facile de traduire l'histoire du sénéchal dans la langue d'aujourd'hui, mais cette langue s'éloigne encore plus de la naïveté de Joinville que celle des traducteurs ou des éditeurs du xvie et du xvir siècle. Nous avons donc pris le parti d'en donner une version, qui fût moins inintelligible que Joinville, et qui cependant ne parût pas une nouveauté; nous avons quelquefois emprunté à Pierre de Rieux, à Mesnard et à Ducange, ce que chacun avait de bien. Ainsi cette version nous montrera Joinville, non dans la langue que parlait le

Cependant, il faut le dire, ces versions de Joinville n'étaient pas restées sans lecteurs; si on n'y retrouvait plus la langue du sénéchal, on y retrouvait du moins un air de vétusté, quelque chose d'ancien qui n'était pas sans charmes pour les gens éclairés. Vers le milieu du siècle dernier, on fit la dé-sénéchal, non dans la langue du XIXe siècle, mais couverte d'un nouveau manuscrit de Joinville; ce nouveau manuscrit fut trouvé, dit-on, dans

* Voici quelles sont les principales éditions de Joinville:

1° Histoire de saint Louis, par Joinville, in-4o; imprimée à Poitiers en 1547; éditeur, Antoine-Pierre de Rieux, dédiée à François I".

2 Idem, in-4°; publiée en 1617 par Claude Mesnard, lieutenant en la prevôté d'Angers.

3. Idem, in-folio; publiée en 1668, par Charles Dufresne, sieur Ducange, aidé des lumières de M. d'Herouval,

au moins dans celle d'Amyot, de Froissard et de Comines.

qui lui communiqua les trésors historiques de la Chambre des comptes.

4 Il y a à la Bibliothèque du Roi un manuscrit de Joinville, trouvé chez un particulier à Lucques; mais il est prouvé que ce manuscrit ne remonte pas au-delà du xvII' siècle. La Bibliothèque du Roi possède aussi le manuscrit qui servit à l'édition du Louvre. Il a été fait une réimpression en 1822, par un sieur Paul Ger

vais.

HISTOIRE DE SAINT LOUIS.

PREMIÈRE PARTIE.

1. A son bon Seigneur Looys, filz du roy de France, par la grace de Dieu roy de Navarre, de Champaigne et de Brie conte Palatin, JEHAN sire DE JOINVILLE, Son Seneschal le Champaigne, salut et amour et honneur et son servise appareillé. Chier Sire, je vous foiz à savoir que ma dame la Royne vostre mere qui moult m'amoit, à cui Dieu bonne merci face, me pria si a certes comme elle pot que je li feisse faire un livre des saintes paroles et des bons faiz nostre Roy Saint Looys, et je les y oi en convenant et à l'aide de Dieu le livre est assouvi en deux parties.

2. La premiere partie si devise comment il se gouverna tout son temps selone Dieu et selone l'Eglise, et au profit de son regne.

La seconde partie du livre si parle de ses granz chevaleries et de ses grans faiz d'armes. Sire, pour ce qu'il est escript: fai premier ce qu'il afiert à Dieu, et il te adrescera toutes tes

PREMIÈRE PARTIE.

1. A'son bon seigneur Louis, fils du roi de France, par la grâce de Dieu, roi de Navarre, comte palatin de Champagne et de Brie; Jean, sire de Joinville, son sénéchal de Champagne, salut et amour et honneur, et à son service tout préparé. Cher sire, je vous fais savoir que madame la reine, votre mère, qui moult m'aimoit et à qui Dieu fasse miséricorde, me pria, autant qu'elle put, de lui faire faire un livre des saintes paroles et bonnes actions de notre roi saint Louis, et je le lui promis, et, avec l'aide de Dieu, le livre est achevé en deux parties *.

2. La première partie dit comment il se gouverna, toute sa vie, selon Dieu et selon l'Eglise, et à l'avantage de son royaume. La seconde partie parle de ses grandes chevaleries et de ses grauds faits d'armes. [ Sire, parce qu'il est écrit: fais d'abord ce qui appartient à Dieu et il t'assistera dans tout ce que tu voudras faire ; j'ai fait

Cette préface ne ressemble point à celle de l'édition de Mesnard que Ducange a copiée ou imitée.

autres besoignes, ai je fait escrire ce qui afiert aus troiz choses desus dites; c'est à savoir, ce qui afiert au profit des ames et des cors, et ce qui afiert au gouvernement du peuple.

3. Et ces autres choses ai je fait escrire aussi à l'onneur du vrai cors Saint, pour ce que par ces choses desus dites en pourra veoir tout cler, que oncques homme lay de nostre temps ne vesqui si saintement de tout son temps, dès le commencement de son regne jusques à la fin de sa vie. A la fin de sa vie ne fus je mie; maiz le conte Pierre d'Alançon son filz y fu, qui moult m'aima, qui me recorda la belle fin que il fist, que vous trouverez escripte en la fin de cest livre; et de ce me semble il que en ne li fist mie assez quant en ne le mist ou nombre des martirs, pour les grans peinnes que il souffrit ou pelerinage de la Croiz, par l'espace de six ans que je fu en sa compaignie; et pource meismement que il ensuit Nostre Seigneur ou fait de la Croiz. Car ce Diex morut en la Croiz; aussi

écrire ce qui appartient aux trois choses susdites savoir ce qui concerne le salut des ames, le bien de l'Eglise et le gouvernement du peuple **. ]

3. Et ces choses, je les ai fait écrire aussi à l'honneur de sa personne vraiment sainte, pour qu'on voie clairement par elles que nul de notre âge ne vécut oncques si saintement tout son temps, dès le commencement de son règne jusqu'à la fin de sa vie. [Je n'étois point présent quand il trépassa; mais le comte Pierre d'Alençon, son fils', y étoit qui moult m'aima et qui me rappela la belle fin qu'il fit, laquelle vous trouverez écrite à la fin de ce livre.] Et il me semble qu'on ne l'en a point assez loué, puisqu'on ne l'a pas mis au nombre des martyrs, pour les grandes peines qu'il souffrit au pélerinage de la croix, par l'espace de six ans que je fus en sa compagnie, et parce qu'il suivit même l'exemple de notre Seigneur Jésus-Christ jusqu'à la croix; car Dieu mourut sur la croix : aussi fit-il, puisqu'il étoit croisé quand il mourut à Tunis.

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fist il, car croisiez estoit il quant il fut à Thunes.

4. Le second livre nous parlera de ses granz chevaleries et de ses granz hardemens, lesquiez sont tiex que je li vi quatre foiz mettre son cors en avanture de mort, aussi comme vous orrez ci après, pour espargnier le doumage de son peuple.

5. Le premier fait là où il mist son cors en avanture de mort, ce fu à l'ariver que nous feimes devant Damiete, là où tout son conseil li loa, ainsi comme je l'entendi, que il demourast en sa neif, tant que il veist que sa chevalerie feroit, qui alloit à terre. La reson pourquoy en li loa ces choses si estoit tele, que se il arrivoit avec eulz, et sa gent estoient occis et il avec, la besoigne seroit perdue; et se il demouroit en sa neif, par son cors peust-il recouvrer a reconquerre la terre de Egypte, et il ne voult nullui croire, ains sailli en la mer tout armé, l'escu au col, le glaive ou poing, et fu des premiers à terre.

6. La seconde foiz qu'il mist son cors en avanture de mort, si fu tele, que au partir qu'il fist de la Masourre pour venir à Damiete son conseil li loa, si comme l'en me donna à entendre, que il s'en venist à Damiete en galies; et ce conseil li fu donné si comme l'en dit

4. Le second livre nous parlera de ses grandes chevaleries et de ses grandes hardiesses qui sont telles, que je le vis quatre fois mettre sa personne en aventure de mort, comme vous l'ouïrez ci-après, pour empêcher le dommage de son peuple.

5. La première fois où il mit sa personne en aventure de mort, fut au débarquement que nous fimes devant Damiette; là, où tout son conseil l'engagea, ainsi que je l'entendis, à demeurer en sa nef jusqu'à ce qu'il vit ce que feroient ses chevaliers qui alloient à terre; la raison pourquoi on lui conseilla cette chose, étoit que s'il arrivoit avec eux et que ses gens fussent occis et lui avec, l'expédition seroit perdue; et que s'il demeuroit en sa nef, il pourroit par lui-même recouvrer et reconquérir la terre d'Egypte; et il ne voulut croire personne: mais il saula dans la mer, l'escu au col, le glaive au poing, et fut des premiers à terre.

6. La seconde fois qu'il mit sa personne en aventure de mort, fut au départ de la Massoure pour venir à Damiette; on lui conseilla, comme on me le donna à entendre, de s'en venir à Damiette en galée; et ce conseil lui fut donné, ainsi qu'on le rapporte, pour que s'il arrivoit quelque méchief à ses gens, il pût les délivrer de prison; et ce conseil lui fut spécialement donné à cause du mauvais état où il étoit par plusieurs mala

pource que se il li mescheoit de sa gent, par son cors les peust delivrer de prison. Et spécialement ce conseil li fu donné pour le meschief de son cors où il estoit par plusieurs maladies qui estoient teles: car il avoit double tierceinne et menoison moult fort, et la maladie de l'ost en la bouche et ès jambes. Il ne voult onques nullui croire; ainçois dist que son peuple ne lairoit i ja, mez feroit tele fin comme il feroient. Si li en avint ainsi, que par la menoison qu'il avoit, que il li convint le couper le fonz de ses braiez, et par la force de la maladie de l'ost es pena il le soir par plusieurs foiz, aussi comme vous orrez ci-après.

7. La tierce foiz qu'il mist son cors en avanture de mort, ce fu quant il demoura un an en la sainte terre, après ce que ses freres en furent venuz. En grant avanture de mort fumes lors; car quant le Roy fu demouré en Acre, pour un home à armes que il avoit en sa compaignie, ceulz d'Acre en avoient bien trente, quant la ville fut prise. Car je ne sai autre reson pourquoy les Turz ne nous vindrent prenre en la ville, fors que pour l'amour que Dieu avoit au Roy, qui la poour metoit ou cuer à nos ennemis, pourquoi il ne nous osassent venir courre sus. Et de ce est escript: Se tu creins Dieu, si te creindront toutes les reins qui te

dies; car il avoit la fièvre double tierce, la dyssenterie moult fort et le mal de l'armée qui se portoit à la bouche et aux jambes. Il ne voulut croire personne, et dit ainsi qu'il ne laisseroit point son peuple, mais qu'il feroit telle fin que sa gent feroit. Aussi advint-il que par la dyssenterie qu'il avoit, il lui fallut, le soir, couper le fond de son haut-de-chausses, et que le même soir, par la maladie de l'armée, il s'évanouit plusieurs fois comme vous ouïrez ci-après.

7. La troisième fois qu'il mit sa personne en aventure de mort, fut quand il demeura un an dans la Terre-Sainte, après que ses frères en furent partis. En grande aventure de mort fùmesnous alors; car quand le roi fut resté à Acre, pour un homme d'armes qu'il avoit avec lui, ceux d'Acre en avoient bien trente, lorque la ville ful prise*, et je ne sais d'autres raisons, pourquoi les Turcs ne vinrent pas nous prendre, sinon que Dieu, pour l'amour qu'il avoit au roi, mit la peur au cœur de nos ennemis, afin qu'ils n'osassent nous courir sus. En effet, il est écrit: Si tu crains Dieu, ainsi te craindront toutes les choses qui te verront. En ce séjour, le roi fit tout contre son conseil, comme vous ouïrez ci-après. Il mit

* Joinville parle ici de la prise d'Acre par les Egyptiens en 1290, événement qui eut lieu peu d'années avant qu'il écrivit ses Mémoires.

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