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On a remarqué que les deux premiers Mémoi- | par les grands vassaux de France. Jean, sire de

res historiques que nous ayons dans notre langue sont l'ouvrage de deux gentilshommes champenois qui ont vécu à peu près dans le même temps; tous les deux avaient pris part aux événements qu'ils nous ont racontés; tous les deux ont choisi la langue nationale, la langue des chevaliers et des barons, sans doute parce qu'ils ne connaissaient que celle-là. Dans les xi* et x° siècles, l'Occident et l'Orient avaient vu de grandes révolutions, et personne ne s'occupait de les raconter; seulement quelques cénobites tenaient registre des faits les plus remarquables, mais la plupart du temps, ces cénobites n'avaient point vu, ou ne savaient qu'imparfaitement ce qu'ils rapportaient dans leurs récits; ils écrivaient d'ailleurs dans une langue qu'on ne parlait ni dans les camps, ni à la cour, ni parmi le peuple, ni dans les assemblées politiques de la nation : l'histoire, faite ainsi, se trouvait reléguée et restait comme ensevelie dans l'obscurité des cloîtres. Alors dut venir la pensée à ceux qui se trouvaient mêlés aux grands événements de la politique et de la guerre, de sauver de l'oubli les hauts faits d'armes, les grands exemples de la vertu, les circonstances mémorables dont ils avaient été témoins; de là les Mémoires du maréchal de Champagne et du sire de Joinville; de là tous ces Mémoires historiques, composés et publiés jusqu'à l'époque présente, tous ces témoignages si précieux, toutes ces narrations si variées, si originales, si instructives, dont le genre et la forme semblent ignorés des autres peuples, chez les anciens comme chez les modernes, et qui forment un des caractères particuliers de notre littérature et de nos annales.

Jean, sire de Joinville, naquit au château de Joinville, dans le diocèse de Châlons-sur-Marne; il était allié aux comtes de Châlons et de Bourgogne, aux dauphins de Viennois; sa mère était la cousine-germaine de l'empereur d'Allemagne Frédéric II. Si l'on en croit certains auteurs, les seigneurs de Joinville auraient eu quelque parenté avec les comtes de Boulogne, et par conséquent avec l'illustre Godefroi de Bouillon. Les sires de Joinville s'étaient presque tous distingués dans les guerres saintes; Geoffroi Ier, sénéchal de Champagne, avait suivi Louis VII à la croisade; deux autres sires de Joinville, du nom de Geoffroi, partirent pour l'Orient; le premier y mourut, le second combattit glorieusement à côté du roi Richard. Un Simon de Joinville se signala au siége de Damiette en 1218; un autre Simon, qui fut le père de Joinville, ne s'enrôla point sous les bannières de la croix, et ne déploya son courage que pour la défense de son pays : ce fut lui qui défendit et sauva la capitale de la Champagne, assiégée

C. D. M., T. I.

Joinville, avait deux sœurs et trois frères, Geoffroi de Vaucouleurs, dont il parle dans ses Mémoires; Simon, seigneur de Gex et de Marnay; Guillaume, archidiacre de Salins et doyen de Besançon. Il était très-jeune encore lorsque son père mourut; il fut élevé à la cour de Provins et de Troyes, alors le séjour des maîtres de la science gaie: c'est là sans doute que le jeune Joinville prit cet enjoûment, ces manières élégantes et polies qu'admirèrent en lui ses contemporains et qui le firent rechercher à la cour des rois de France.

Le comte Thibault IV était parti pour la croisade dans l'année 1238; Joinville n'avait pu le suivre, parce qu'il avait à peine atteint sa quinzième année: il ne tarda pas néanmoins à être reçu chevalier, et peu de temps après, il épousa Alix de Granpré, cousine du comte de Soissons; au retour de la Terre-Sainte, Thibault lui donna la charge de sénéchal de Champagne que son père avait occupée.

Comme les rapports de Joinville avec Louis IX sont ce qu'il y a de plus intéressant dans sa vie, nous avons voulu d'abord savoir à quelle époque ces rapports avaient pu commencer; le sénéchal nous dit dans son histoire qu'il assista à une grande cour tenue par le roi Louis à Saumur; à cette fête, il tranchoit devant le roi de Navarre, son seigneur, mais alors il n'avait point encore pris le haubert, et n'avait pu être distingué par Louis IX. On doit croire que Joinville accompagna plusieurs fois Thibault à la cour de France; il fut sans doute aussi chargé de quelques messages auprès de Louis, qui put apprécier son caractère et son esprit; il est fàcheux que les Mémoires se taisent là-dessus, et qu'ils ne disent rien sur l'origine de cette noble amitié, que le temps n'altéra point, et qui semble durer encore pour la postérité; car, pour nous, les noms du bon sénéchal et du saint roi sont inséparables, et jamais nous ne nous ressouvenons de saint Louis sans nous ressouvenir aussi du sire de Joinville.

Lorsque Louis IX, après avoir pris la croix, fit un appel à la noblesse française, la chevalerie de la Champagne et de la Bourgogne ne devait pas manquer d'accourir sous ses drapeaux; il y avait alors une grande émulation pour les expéditions d'outre-mer parmi la noblesse de ces deux provinces; la Grèce, la Morée et plusieurs provinces de l'empire grec étaient alors gouvernées par des seigneurs bourguignons et champenois. Quoique Joinville fût marié depuis quatre ou cinq ans, et qu'il ne jouît pas encore de l'héritage paternel resté entre les mains de sa mère, il n'hésita pas à prendre les armes; la modicité de ses domaines ne l'arrêta point, et peut-être y trouva

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vait lui servir de demeure, en voyant se refermer sur lui la porte de sa cabine, il ne pouvait dissimuler son effroi, et ne concevait pas qu'on pût s'exposer sur une frêle nacelle à l'inconstance de la mer et des vents, surtout lorsqu'on estoit en estat de péché mortel. Quand on eut chanté le Veni Creator, et qu'on eut levé l'ancre, ses réflexions ne durent pas être moins tristes; car il se trouva en proie à toutes les souffrances de ce qu'on appelle le mal de mer. Les vents poussèrent d'abord le vaisseau vers les côtes de Barbarie, et la première terre qu'on aperçut fut une grosse montagne (sans doute l'île de Panthelerie); ce qui étonna le plus les chevaliers en cette circonstance, c'est qu'ils restaient à la même place, et qu'après avoir navigué le jour et la nuit, ils se retrouvaient toujours en vue de cette grosse montagne; ils avaient grand'peur que les Sarrasins

t-il un motif de plus, car l'espoir de s'enrichir était quelquefois pour les chevaliers une raison de s'enrôler sous les bannières de la croix. Joinville engagea tous ses biens pour se mettre en état de partir, et lui-même nous dit qu'il ne lui restait que douze cents livres de rente; il emmenait avec lui dix chevaliers, dont trois portaient bannières; ces dépenses étaient au-dessus de ses facultés; mais, comme je viens de le dire, l'Orient passait alors pour une terre couverte de trésors qui attendaient de nouveaux maîtres. Dans toutes ces guerres lointaines, l'usage était que, dans le partage du butin et des terres conquises, chaque chef obtenait une part proportionnée au nombre des soldats et des chevaliers qu'il avait emmenés avec lui; ainsi le sire de Joinville, comme tant d'autres, se ruinait afin d'obtenir quelque bonne principauté au-delà des mers; il faut ajouter que le brave sénéchal, en agissant ainsi, pen-d'Afrique ne vinssent les surprendre cette imsait qu'il faisait une chose agréable au roi de France, et que le pieux monarque deviendrait dans les misères d'une croisade une seconde providence pour tous ceux qui le suivraient, et qui se seraient dévoués, corps et biens, à son service et au service de Jésus-Christ.

possibilité de continuer leur route leur paraissait tenir du sortilége. Un prud'homme, le doyen de Marhu, pour obtenir la protection de Dieu, proposa de faire une procession sur le pont du navire; le pauvre Joinville, tout malade qu'il était, assista à la cérémonie, et se fit tenir par les bras pour Rien n'est plus attachant que la manière dont suivre la procession; quand la procession fut faite, le sire de Joinville nous parle des préparatifs de le navire put enfin s'éloigner de la montagne mauson départ; il venait de lui naître un fils qu'il apdite; on arriva en Chypre le 20 septembre 1249: pela Jean; tous ses vassaux vinrent le féliciter voilà tout ce que Joinville nous dit de sa traversée. vers Pâques fleuries; il resta plusieurs jours en Le roi de France était arrivé depuis plusieurs fêtes et en banquets avec son frère Vauquelour et semaines avec l'armée de la croisade: le sénétous les riches hommes du pays. Ils chantèrent chal alla le rejoindre à Nicosie, capitale de l'ile; tous les uns après les autres des chansons joyeu- après un mois de séjour, il ne lui restait plus que ses, et sans doute que les conquêtes qu'on allait douze vingt livres tournois; ses chevaliers qu'il ne faire en Orient ne furent pas oubliées dans ces payait plus, menaçaient de le quitter ; il nous dit chansons. Ces réjouissances avaient commencé le lui-même qu'il était sur le point de perdre coulundi de Pâques; quand on vint au vendredi, rage, lorsque Louis IX vint à son secours, et Joinville parla de son départ, et dit à tous ceux lui donna huit cents livres, somme qui surpasqui là estoient, que si on avait souffert quelque sait ses besoins, et dont il remercia Dieu et le roi dommage qui vint de lui, on n'avait qu'à parler, de toute son âme: le sénéchal passa en Chypre parce qu'il ne voulait point partir emportant un seul l'hiver de 1249 à 1250. On doit regretter qu'il n'ait denier à tort: il est probable que personne ne se point parcouru l'île de Chypre, et qu'il n'ait rien présenta pour demander justice, car on n'a pas d'or- dit des impressions qu'il dut éprouver à l'aspect dinaire de grandes réparations à demander à ceux d'un pays si rempli de souvenirs; mais telle était qui vont ainsi au devant de toutes les plaintes, et l'ignorance ou la pieuse préoccupation des croiqui se mettent dans un tel souci pour les dom-sés, que les plus belles contrées de l'Orient attimages qu'ils ont pu causer. Quelques jours après, le sire de Joinville se confessa à l'abbé de Cheminon, qui lui ceignit l'écharpe et lui donna le bourdon de pélerin; il alla ensuite en pélerinage, pieds nus et en chemise, à Blécourt, à SaintUrban et autres saints lieux du voisinage; quand il repassa devant le château de Joinville, où étaient restés sa femme et ses enfans, il n'osa tourner sa face de peur que le cœur ne lui allendrit de ce qu'il laissoil ses enfans et son chastel.

Joinville ne partit point avec saint Louis; il se rendit par Lyon à Marseille, où il avait loué une nef pour lui et ses chevaliers; l'aspect de la mer orageuse, la pensée de tous les périls qui l'attendaient sur les flots, durent lui causer quelque émotion; en entrant dans le navire étroit qui de

raient à peine leur attention, et que fidèles en ce point aux conseils des papes, ils allaient à Jérusalem sans jamais regarder ni à droite ni à gauche. Quand le printemps arriva, et que la mer devint plus navigable, l'armée chrétienne s'embarqua sur une flotte composée de plus de quinze cents voiles; après avoir éprouvé une violente tempête, on arriva, le lundi de Pâques, au rivage de Damiette, où les croisés trouvèrent grande compagnie à les attendre, et virent assembler sur la plage toute la puissance du soudan qui estoit très-belles gens à regarder. Le sire de Joinville fut un des premiers à débarquer; accompagné de ses chevaliers, du comte de Jaffa et de Baudouin de Reims, il s'arrêta devant une troupe nombreuse de Sarrasins; ils plantèrent leurs lances dans le sa

ble, présentant la pointe aux ennemis qui n'osèrent approcher. J'ai visité le lieu de débarquement, situé à une petite lieue de l'embouchure du Nil, à cinq quarts d'heure de l'ancienne Damiette, à quatre ou cinq lieues du lac Bourlos. J'ai parcouru la plaine sablonneuse où campa d'abord saint Louis, où se rangèrent en bataille Joinville et ses compagnons; l'aspect de cette rive m'a fait juger que la descente devait être facile, surtout par un temps calme; mais si les vents du nord avaient soufflé, toute la flotte pouvait se briser sur la côte. On sait que saint Louis convoqua un conseil pour savoir si l'on devait descendre à terre, avant l'arrivée des vaisseaux que les vents avaient séparés de la flotte; l'histoire rapporte plusieurs des raisons qui furent alléguées pour ne point perdre de temps. La raison véritable, celle qui réunit tous les avis, fut sans doute la crainte que le vent ne changeât et ne devint contraire. Le sable est si mouvant en cette partie de la côte, que la cavalerie devait avoir quelque peine à y faire ses évolutions, et tout l'avantage était aux gens de pieds qui conservaient leurs rangs et se couvraient de leurs armes; il faut ajouter que l'armée du soudan resta long-temps sans recevoir aucun ordre, et que le découragement s'était emparé des soldats et des chefs. Par une suite du désordre qui régnait dans l'armée des Sarrasins, toute la plaine, Damiette elle-même fut abandonnée, et le sire de Joinville ne pouvait assez s'étonner de la grâce que le Seigneur Dieu fit alors aux croisés en leur livrant une grande cité sans danger de leurs corps.

L'armée des croisés passa plusieurs mois à Damiette, et pendant tout ce temps, Joinville ne quitta guère le roi saint Louis; campé sur la rive gauche du Nil, il n'eut qu'à se défendre, comme les autres chevaliers, des surprises fréquentes et des attaques nombreuses des Arabes bédouins; ces Arabes bédouins venaient jusque dans les tentes chrétiennes, tuaient tout ce qu'ils rencontraient, et s'enfuyaient ensuite vers le soudan auquel ils allaient présenter les têtes qu'ils avaient coupées. On doit croire que pendant son séjour, le bon sénéchal, comme il l'avait fait en Chypre, ne s'occupa guère des monuments et des souvenirs de la vieille Egypte; la seule merveille du pays qui l'ait véritablement occupé, et qui lui ait paru digne de toute son attention, c'est le Nil; son opinion était que ce fleuve merveilleux vient du paradis terrestre, et que sur ses rives croissent la canelle et les autres épiceries que le vent abat des arbres, et qui sont emportées par le courant. Cette opinion de Joinville était celle des barons et des chevaliers, et même des évêques et des clercs qui suivaient les drapeaux de la croix; le sénéchal a mieux connu les mœurs et le caractère des bédouins, dont il nous parle avec assez de vérité dans ses Mémoires, et que nous avons retrouvés en plusieurs points tout-à-fait semblables à ce qu'il nous en dit.

Lorsque plus tard, l'armée chrétienne alla camper sur les bords du canal Aschmoun, appelé par les croisés le fleuve Rixi ouTanis, Joinville se trouva dans plusieurs combats; un jour entre autres, c'était le jour de Noël, les Turcs ayant passé le canal, vinrent attaquer le camp des chrétiens; beaucoup de pélerins s'étaient répandus dans les campagnes; le sénéchal était à dîner avec ses gens, il fallut tout à coup piquer des deux et courir sus aux Sarrasins. Après une attaque qui fut repoussée, le comte d'Anjou et Louis IX se chargèrent de garder le camp du côté de Mansourah; la garde du camp du côté de Damiette fut confiée au comte de Poitiers et au brave sénéchal; les Turcs revinrent plusieurs fois à la charge, mais soyez bien certains, nous dit le naïf historien de la croisade, qu'ils furent bien reçus et servis de même.

L'Aschmoun, ou le fleuve Rixi des croisés, devant lequel fut arrêtée l'armée chrétienne, n'est guère plus large que la Marne; mais son lit est très profond, et ses bords très escarpés. Tout ce qu'imaginèrent les ingénieurs de Louis IX pour franchir cet obstacle, fut de construire une chaussée, qui, à mesure que l'ouvrage avançait, était emportée par le courant; comme les travailleurs se trouvaient en butte aux pierres et aux javelots lancés par les Turcs qui occupaient la rive opposée, on avait construit, pour les protéger, des retranchements ou chastels en bois. Joinville fut un de ceux qui gardèrent les chastels, et Dieu sait quelles terreurs lui inspirait la vue du feu grégeois que lançaient jour et nuit les Sarrasins; il trouve à peine des expressions pour nous peindre ce feu grégeois, qui était gros comme un tonneau, long d'une demi-aune, qui ressemblait à la foudre venue du ciel, à un dragon volant dans l'air. Sitôt qu'on voyait arriver le feu, Joinville et les chevaliers se jetaient à genoux, et les coudes appuyés sur la terre, en criant merci à notre Seigneur en qui est toute puissance. Leur situation était d'autant plus cruelle, que s'ils quittaient leur poste, ils étaient ahontés ou déshonorés, et que s'ils restaient dans les chastels, ils pouvaient être tous ars et brûlés.

Quand on eut découvert un gué, on ne s'occupa plus que de traverser le canal; pour suivre ici les récits de Joinville, il n'est pas inutile de faire une description des lieux, tels que nous les avons vus. Le canal d'Aschmoun ou de Rixi, a son confluent à peu de distance de Mansourah; il coule du sudouest au nord-est; la ville de Mansourah est bâtie sur la rive orientale du Nil et domine une plaine qui s'étend à perte de vue; le lieu où les croisés trouvèrent un gué est à un mille et demi de la ville; l'espace où campait l'armée musulmane, et qui devint le théâtre de tant de combats sanglants, présente de toutes parts une surface plane, un terrain uni et coupé en plusieurs endroits par de petits canaux. J'ai parcouru cette plaine dans la saison même où les croisés y arrivèrent, c'est-àdire dans le temps où le Nil est bas; par conséquent, les lieux y présentaient le même aspect; j'ai pu facilement reconnaître l'endroit où l'armée

passa le canal, et la position occupée par les Sarrasins en avant de Mansourah; j'ai pu suivre la marche aventureuse du comte d'Artois, les exploits héroïques de saint Louis; je me suis arrêté dans la partie de la plaine où Joinville, retranché parmi des masures, frappait les Sarrasins à grands coups d'épée, et, dans le fort de la mêlée s'adressait quelquefois à monseigneur saint Jacques pour qu'il vint à son secours; j'ai reconnu le petit pont ou le poncel que le brave sénéchal défendit toute ́la journée contre une multitude d'ennemis, et je me suis ressouvenu, en voyant ce poncel, que le bon comte de Soissons, cousin de Joinville, lui disait à la même place: Laissons braire cette quenaille, et, par la coeffe Dieu, nous parlerons en ́core de celle journée en chambre devant les dames. Maîtres de la rive droite du Rixi, les chrétiens eurent encore beaucoup de combats à livrer; la victoire couronna toujours leurs armes; mais d'autres malheurs, d'autres périls que ceux des batailles, les attendaient dans ces belles plaines qu'ils venaient de conquérir; on était alors en carême, et les croisés ne mangeaient que des burbotes, poisson glouton, se nourrissant de corps morts; de plus, en ce pays ne pleuvoit nulle fois une goutte d'eau; c'est à ces deux causes que Joinville attribue les maladies dont l'armée chrétienne fut désolée. La plus grande de ces maladies était telle que la chair des jambes se desséchait jusqu'à l'os, et le cuir devenait couleur de terre, semblable à une vieille botte long-temps cachée derrière les coffres; en outre la chair des gencives pourrissait; à la fin, peu de gens échappaient à ce terrible fléau, et le signe de mort étoit quant on se prenoit à saigner du nez. Pour mieux nous guérir, ajoute le sire de Joinville, les vilains Turcs, qui savaient bien notre maladie, prirent le moyen de nous affamer; leur flotte était au-dessus de Mansourah, près du bourg de Semanour; ils transportèrent leurs navires, moitié par terre, moitié par les canaux qui arrosent le Delta, et vinrent se placer en embuscade sur le Nil, en face du bourg de Baramoun, au-dessous de l'armée chrétienne. Les barques qui apportaient des vivres au camp des croisés, tombèrent ainsi au pouvoir de l'ennemi, et toute communication se trouva interrompue entre Damiette et l'armée des chrétiens; une affreuse disette acheva de désoler le camp. Quant au pauvre sénéchal, il n'avoit ni pis ni mieux que les austres; il n'était pas encore guéri des blessures qu'il avait reçues dans la première bataille; il avait en outre le mal de jambes et de gencives dont tout le monde souffrait; de plus, le ruyme en la tête qui lui filoit à merveille par la bouche et par les narines, et avec tout cela une fièvre quarte dont Dieu nous garde. Si le sire de Joinville était ainsi malade, pareillement l'estoit son pauvre prestre. «Comme celui-ci chantoit >> messe devant moi (je laisse parler le sénéchal) » quand il fut à l'endroit de son sacrement, je le >> veois pasmer, et quant je vis qu'il vouloit se >> laisser tomber à terre, je me jettai hors de

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Toutes ces calamités ne permettaient plus aux croisés d'aller en avant; le signal de la retraite fut donné. Comme le roi avait pris la route de terre avec son armée, Joinville, toujours malade, ne put le suivre, et s'embarqua sur le Nil. Il s'était élevé un grand vent qui empêchait les barques de descendre; le navire que montait le sénéchal, qui était parti à la tombée du jour, n'avait pu faire qu'une lieue pendant la nuit; au lever du soleil, il se trouva à l'endroit où les Sarrasins avaient tendu leur embuscade et rassemblé leur flotte. Dès que les ennemis eurent aperçu sa galée, on tira une si grande quantité de flèches avec le feu grégeois, qu'il semblait que les étoiles chussent du ciel; d'autres navires chrétiens étaient déjà tombés au pouvoir des Musulmans, qui massacraient les prisonniers ou les jetaient à l'eau; les mariniers ne sachant quel parti prendre, jetèrent l'ancre au milieu du fleuve. Bientôt arrivèrent quatre navires du soudan; le sénéchal, couvert de son haubert et l'épée à la main, tint conseil avec ses chevaliers; on proposa de se rendre à une des galées des Sarrasins, et tous furent de cet avis, à l'exception d'un clerc qui disait qu'il fallait se faire tuer afin d'aller en paradis, ce qu'ils ne voulurent croire, car la peur de la mort les pressoit trop fort. Joinville prit alors un petit coffret où étaient ses joyaux et ses reliques, et le jeta dans le fleuve; un Sarrasin qui prit compassion de lui, vint l'aider en un si grand péril, et le conduisit dans un des vaisseaux du soudan; là était une multitude de gens furieux qui menaçaient de le tuer, et le bon Sarrasin qui l'accompagnait ne le quittait point et criait à ses compagnons : C'est le cousin du roi! c'est le cousin du roi! Joinville fut mené devant des officiers qui lui ôtèrent son haubert, et qui, le voyant malade, jetèrent sur lui une sienne couverture d'écarlate fourrée vert, que lui avoit donnée madame sa mère à son départ pour la croisade; on lui donna en même temps une ceinture blanche dont il se lia le corps, et un chaperonet qu'il mit sur sa tête. Alors il commença à trembler des dents, tant de la grant peur qu'il avoit, comme aussi de sa maladie. Il demanda à boire, et sitôt qu'il eut mis l'eau à sa bouche, cuidant l'envoyer aval, cette eau lui sortit par les narines; ses gens voyant cela commencèrent à plorer et à mener grand deuil, et dirent que leur maître était presque mort, et qu'il avait un apostume à la gorge qui allait l'étouffer : cependant un Sarrasin fit prendre à Joinville un remède, et son apostume fut guéri en deux jours avec l'aide de Dieu. Après quelques jours de captivité, le sénéchal, monté

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