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SUR LA FONDATION DE L'EMPIRE LATIN DE CONSTANTINOPLE.

INDICATION ANALYTIQUE DES SOURCES ET DES DOCUMENTS.

MÉMOIRES DE HENRI DE VALENCIENNES.

tesquieu; c'est le Granique plein de gloire qui dis-
paraît tout-à-coup dans un marais sans nom.
Il est impossible de ne pas suivre avec intérêt

valiers, aujourd'hui surtout que des révolutions parties d'Europe, menacent de faire et d'accomplir contre l'empire musulman ce que notre x® siècle fit contre l'empire grec. Nous ne rapporterons point ici tous les récits, tous les témoignages historiques relatifs à cette époque; la narration de Henri de Valenciennes, dont il sera question plus tard, est la seule que nous ayons cru devoir donner textuellement, parce qu'elle renferme beaucoup de faits et qu'elle est fort peu connue ; quant aux autres narrateurs, nous nous contenterons de les caractériser et d'en donner une idée suffisante, sauf à en extraire parfois quelques passages des plus curieux.

DANS le monde ancien et dans le monde du moyen- | âge, dans les époques les plus fécondes en grandes œuvres, vous ne trouverez rien de plus attachant, de plus magnifique, que la conquête de Constanti-le spectacle de ces rapides conquêtes de nos chenople par les Français et les Vénitiens. Un prêtre de Neuilly prêche la croisade; toute la fleur des guerriers de France se lève, et Venise, alors reine des mers comme aujourd'hui l'Angleterre, couvre les eaux de l'Adriatique de la plus belle et la plus nombreuse flotte qu'elle armât jamais. En ce temps-là, un jeune empereur proscrit s'en allait redemandant son trône; la croisade contre les Turcs usurpateurs du saint tombeau, devient une croisade contre un prince usurpateur d'une couronne. Mais que d'événemens imprévus, que de révolutions rapidement accomplies! Comme la destruction va vite quand elle se prend à de vieux empires corrompus! Dans un court intervalle, cinq empereurs passent du trône au cercueil, ou Commençons par le moine Gunther *, dont nous du trône à l'exil; Bysance, malgré ses bonnes mu- avons eu déjà occasion de parler dans notre notice railles et ses quatre cent mille habitants, est deux sur Ville-Hardouin. Gunther, témoin oculaire, a fois conquise par nos chevaliers, et des gens qui vu ou entendu tout ce qu'il raconte ; ses jugements croyaient ne se détourner que pour un moment du et ses récits doivent être précieusement recueillis chemin du pélerinage, fondent un empire et se par l'histoire. En lisant Ville-Hardouin, on sait distribuent l'antique héritage de cent rois de l'O- quelles étaient les pensées des princes et des cherient. Quels hommes que Beaudoin de Flandres et valiers; en lisant le moine chroniqueur, on conson frère Henri, le doge Dandolo, Boniface de naît l'opinion du clergé de la croisade et de la Montferrat, Ville-Hardouin, Conon de Bethune! foule des pèlerins. Lorsque Gunther expose les Quand on suit toute cette grande histoire, on croit raisons qui amenèrent les armes des Français conlire des récits fabuleux, et si nous voulions met- tre l'empire grec, il insiste surtout sur les secrets tre en parallèle les héros de ces narrations épi- desseins de la bonté divine qui préparait le retour ques avec les hommes de notre àge, nous dirions des Grecs à la sainte Eglise universelle; il trouve d'eux ce qu'Homère dit des héros de l'Iliade com- juste que cette nation soit punie par la perte de parés aux hommes de son temps, moins forts et tous ses biens, afin que les pélerins s'enrichissent moins habiles aux grandes choses. L'empire fran- | des dépouilles des superbes. Après avoir parlé du çais d'Orient tomba après une courte durée, faule premier siége de Constantinople et de la fuite de d'hommes, faute d'habitants. On sait quelle multi- l'usurpateur, Gunther donne un récit très étendu tude de pélerins suivait les armées de la première des événements qui suivirent; il s'arrête à peincroisade; si les compagnons de Godefroi avaient dre: 1° les embarras du jeune Alexis pressé d'un pris Constantinople, le nouvel empire eût pu se côté par les Latins, ses alliés, qu'il fallait satisfaire peupler de trois ou quatre cent mille Européens; au nom de la foi jurée, de l'autre, par la nation cette France d'Orient eût été pleine d'avenir, et grecque qui lui reprochait de la dépouiller et de sans doute que les destinées de l'Asie auraient par la vendre au profit des étrangers; 2o la situation là complètement changé. Mais les guerriers francs critique de l'armée française qui, après la mort qui soumirent Bysance n'avaient point de peuple du jeune empereur qu'elle a fait, se voit réduite à leur suite, et à cette époque l'enthousiasme des à la disette et au désespoir, à la nécessité de tencroisades était déjà singulièrement affaibli. Cetter à tout prix la conquête d'une capitale défenempire français, fondé avec tant d'éclat par des mains de géant, finit vite et finit sans gloire; ses premières pages sont de l'épopée, ses dernières, de la mauvaise chronique; c'est le Rhin qui se perd dans les sables, selon la belle image de Mon

C. D. M., T. I.

due par de bonnes murailles et par quatre cent mille habitants; puis viennent quelques détails militaires qu'on ne trouve ni dans Ville-Hardouin,

* Recueil de Canisius, tome III.

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SUR LA FONDATION DE L'EMPIRE LATIN DE CONSTANTINOPLE.

ginale du chroniqueur Henri; sa narration a de la netteté et de la couleur; il y a dans les descriptions et les peintures du chevalier plus d'habileté littéraire qu'on a coutume d'en trouver chez les bons chevaliers de ce temps-là. Le récit de la victoire remportée par l'empereur français contre Burille ou Borylas, roi des Bulgares, est un morceau dont le lecteur sera surtout frappé. L'importance et la nouveauté des faits, de nombreux traits de mœurs rendent très-attachante la lecture des Mémoires de Henri de Valenciennes. C'est toujours avec des paroles d'amour que le chroniqueur parle de l'empereur Henri; tout, jusqu'à sa noble contenance, jusqu'à son armure, excite l'admiration de l'historien; on sent qu'il n'a point vu sans orgueil un prince de son pays à la tête de ce nouvel empire; c'est le patriotisme qui lui a fait prendre la plume, et le chroniqueur semble dire à chaque page: réjouis-toi, Valenciennes, car tes enfants ont accompli de grandes choses! Le chroniqueur Henri peut être regardé comme le continuateur de Geoffroy de Ville-Hardouin; plusieurs fois il parle du maréchal, et ce qu'il nous en dit complète ce que nous savons sur l'illustre champenois. Le nom de Conon de Béthune est aussi un des noms qui figu- | rent dans les Mémoires de Henri de Valenciennes; là, comme dans les autres récits contemporains, Conon est l'homme éloquent de l'armée française; il porte la parole dans les grandes négociations, et presque toujours son noble et beau langage triomphe des esprits les plus rebelles,

comme Ulysse et Nestor dans l'armée des Grecs. La fin des Mémoires de Henri nous manque; on peut croire que son récit s'étendait jusqu'à la mort de l'empereur Henri (1216).

Nous ne nous arrêterons point à comparer entre eux Henri de Valenciennes et Geoffroy de Ville-Hardouin; leur manière de raconter est si différente, leur physionomie se ressemble si peu, que le lecteur le plus vulgaire peut le sentir. Naïve simplicité, noble bonhomie, briéveté, précision, tel est le caractère de Ville-Hardouin; Henri de Valenciennes n'a rien de tout cela. L'historien, ou plutôt le panégyriste de l'empereur Henri, écrit avec enthousiasme, s'arrête avec complaisance sur les plus petits faits, et se délecte au récit des victoires de ses compatriotes; il parle de religion comme un dévot pélerin, et de guerre comme un chevalier: on trouve une certaine imagination dans ses descriptions et ses peintures. L'œuvre dictée par Ville-Hardouin est une œuvre toute militaire, toute chevaleresque; la narration de Henri de Valenciennes, tout en demeurant fidèle à l'exactitude historique, se montre avec la libre et poétique allure d'un roman du moyen-âge. Nous avons cru devoir traduire ce récit, parce qu'il n'aurait pas été intelligible pour tout le monde. Toutefois nous avons cherché à conserver, autant que nous avons pu, les vieilles tournures de l'original. Les Mémoires de Henri de Valenciennes ne se trouvent point dans les collections de nos prédéces

seurs.

DE L'HISTOIRE DE VILLE-HARDOUIN,

D'APRÈS

LES MÉMOIRES DE HENRI DE VALENCIENNES.

C'EST DE HENRI, LE FRÈRE L'EMPEREOUR BAU-
DUIN, COMMENT IL FU EMPEREOUR DE CON-
STANTINOBLE APRÈS SON FRÈRE BAUDUIN QUI
DEMEURA DEVANT ANdrinople.

sour iaus la largheche de sa grace et de sa majesté; et quant il voit k'il s'atournent à malisse en persévérant cascun jour plus et plus en lor mauvaise errour, dont en prent il si cruel venganche comme nous trouvons en la divine page de sainte escripture. Non pour quant, au juer, ne ou rire, ne ou solacyer ne gist mie tous li maus; ne tous li biens ne regist mie d'autre part ou plourer, ne ou simple abyt porter, anchois se gist au coer de chascun. Et Diex, ki set et voit apertement les reputailles des coers, rend à chascun sa déserte selonc le divin ju

1. HENRI DE VALENCIENNES dist que, puisque li hom s'entremet de biel dire et de traitier, et il en est gracyés de tous discrés et autorisiés, bien se doit à cou travailler que il en sierche le vou de sa grace par traitement de plaine vérité; et pour ce voelt-il dire et traitier chelle chose dont il ait garant et tiesmoing de vérité, od les prudommes ki furent à la desconfiture de Henri l'empereour de Constantinoble, et de Bu-gement. Mais pour cou que je ne voel mie que rile, et voet que li hounours que nostre sire fist à l'empereour illoec et à chiaus de l'empire, soit seue communaument; car Henris vit oël à oël tous les fais ki là furent, et sot tous les consaus des haus homes et des barons; si dist en son premerain commenchement: Quant nostre sire voit que li hom et la feme sont en péchié et il tournent à repentanche, et puis vont à lavement de confiession, plourant en vraie repentanche de coer et soupirant, donkes esteut-il

TOUCHANT HENRI, FRÈRE DE L'empereur baudOUIN,
QUAND IL FUT EMPEREUR DE CONSTANTINOPLE, APRÈS
QUE LEDIT BAUDOUIN EUT SUCCOMBÉ DEVANT AN-
DRINOPLE.

1. Moi, Henri de Valenciennes, suis d'avis que lorsque quelqu'un s'entremet de bien dire et de raconter, et qu'il a pour cela les talents et qualités nécessaires, doit travailler à rechercher sur toutes choses la pleine vérité. Aussi veux-je dire et traiter ce dont j'ai été témoin, et que je peux garantir, touchant les prud'hommes qui se trouvèrent à la déconfiture, que Henri, l'empereur de Constantinople, fit de Burile. Je veux aussi que les honneurs, que notre Seigneur y fit à l'empereur et aux grands de l'empire, soient connus du public. Car moi Henri, je vis de mes propres yeux tous les faits qui eurent lieu là, et sus tous les conseils des hauts hommes et barons. Je dirai d'abord en commençant, que quand notre Seigneur voit que l'homme et la femme sont en péché et tournent à repentance, puis vont se purifier par la confession, pleurant et soupirant en vrai repentir de cœur, il leur accorde en conséquence les largesses de sa grâce et

il à aucun tort ou anui soit de tant traitier sor mon prologue, est-il mestier que jou retourne à traitier ceste oevre, dont Diex me prest par son plaisir, sens, forche et discresion dou parfournir,

2. Il avint, çou dist Henris, à une Pentecouste, que li empereres estoit à séjour en Constantinoble, tant que nouvelles li vinrent que Comain estoient entré en sa terre, et Blacois, et mult mau-menoient sa gent. Dont fist erraument li empereres semonre ses os; et quant elles furent

de sa majesté. Quand, au contraire, il voit qu'ils se tournent à malice, en persévérant chaque jour de plus en plus dans leur mauvaise erreur, il en prend une cruelle vengeance, comme nous le trouvons dans les divines pages des saintes Écritures. Le mal ne gist pas dans le jeu, ni dans le rire, ni dans les ébats qu'on peut prendre; et d'autre part, le bien ne gist pas dans les pleurs ni dans les habits simples qu'on peut porter; mais bien au cœur de chacun, et Dieu qui sait et voit apertement les replis des cœurs, rend à chacun ce qu'il mérite selon son divin jugement; mais comme je ne veux causer ni tort ni ennui à personne par un trop long prologue, il faut que je revienne à cette œuvre que Dieu veut bien que j'exécute, en me pretant le sens, la force et la discrétion qu'elle exige.

2. Or il advint, dis-je, qu'à une Pentecôte, l'empereur étant à Constantinople, nouvelles arrivèrent que les Comans et les Bulgares étoient entrés sur ses terres et maltraitoient fort ses peuples. Aussitôt l'empereur donne ordre de réunir ses armées, et quand elles furent assemblées, il commanda que tous les guerriers sortissent après lui et exécu

toute nostre gent n'avoit plus de armés fors que l'avant-garde et l'ariére-garde. Qui dont fust là, mult péust voir asprement paleter les uns contre les autres et bierser. Et pour cou que nostres gens n'estoient encore confiessés, s'il auques en furent espoenté, chou ne fu mie trop grant merveille; car se tout cil ki sont en Roménie fuissent encontre Burille, et il eust tout son pooir, et l'empereour eust en s'aide tous cheux qui furent en che païs de France, de Flandres et de Normendie, n'y porroient-ils rien conquerre, si Diex ne lor aidoit proprement.

assamblées, il commanda que tout s'en ississent aprés lui, et il fisent son commandement. Puis fist tant li empereres que il vint à toute s'ost en un prés (1) ki sont par delà Salembrie; si commanda s'ost à logier, et tant atendi iloec que tout furent assamblé, poi s'en faloit. Adont se mut de Salembrie, et chevaucha li empereres tout adies avant contre Comans et Blas; et tout adies croissoit li os de jour en jour. Que vaut che? Tant erra que il vint en uns prés par delà Andrenople. Et dont primes fut toute sa gent parvenue, si se logièrent. Lors prisent conseil que il iroient vers Blaque pour requerre la force et le aide d'un haut homme, qui avoit | nom Esclas, et estoit en guerre contre Burille qui ses cousins germains estoit, pour cou que cil Burille? li avoit tolue sa terre en traïson; et s'il pooient avoir l'aide de celui, il envaïroient Burille seurement. Lors commanda li empereres que li os chevauchast, come cil ki avoit mult grant désirier de trouver Burille son anemit; car Johannis ses oncles li avoit ochis son frère l'empereour Bauduin, dont il fut moult très-meschéoit de cheste emprise. Que vaut cou? II grant domages à la gent de Flandres et de Heinau. Que vous diroie-je? Li empereres vint Berna; là dormirent la nuit ; et quant ce vint à lendemain que li solaus fu levés, Burille lor vint en larechin et lor fist une envaïe; car de

tassent ses ordres; ensuite l'empereur fit si bien, qu'il arriva avec toute son armée dans des prés qui sont par delà Sélyvrée; il commanda alors qu'on logeat l'armée, et il attendit tant que tous furent réunis, peu s'en falloit. L'empereur partit donc de Sélyvrée et chevaucha tout droit contre les Comans et les Bulgares et l'armée s'augmentant de jour en jour. Quoi de plus, enfin ! il marcha tant qu'il vint en une plaine par delà Andrinople. Dès que toute l'armée y fut arrivée, elle s'y logea; lors on prit conseil qu'on iroit vers les Bulgares pour requérir la force et l'aide d'un haut personnage nommé Esclas (Asan, roi des Bulgares), lequel étoit en guerre contre Burille, un de ses cousins germains, parce que ce Burille lui avoit enlevé sa terre par trahison; et si l'on pouvoit avoir aide de cet Esclas, on envahiroit Burille plus sûrement. Alors l'empereur commanda que l'armée se mit en marche, parce qu'il avoit un très-grand désir de trouver Burille son ennemi; Johannice, oncle du dit Burille, ayant occis son frère Baudouin; ce qui fut un très-grand dommage pour la gent de Flandre et de Hainault. Que vous dirai-je? L'empereur vint à Berna. On y dormit la nuit, et quand vint le lendemain que le soleil fut levé, Burille vint se

(1) Nous avons vu ces prairies au nord-ouest de Sélyvrée; elles sont traversées par une rivière qu'on passe sur un pont de trente-deux arches. (Voyez la Correspondance d'Orient, tome II.)

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3. Uns chevaliers de Helemes, ki avoit à nom Liénars, preudom durement, et de mult trèsgrant pooir, pierchut tous premiers l'oergoel et le beubant ki estoit en iaus, et comment il bersoient cruelment la nostre gent. Si mist arrie-dos toute couardise, et se féri en iaus l'espée traite; mais non pourquant, pour cou qu'il assambla sans commandement, li preudome de l'ost disent k'il avoit fait un fol hardement, et que nus hom ne l'en devoit plaindre, se il li

n'ot point de sieute; si eust esté pris et retenu sans faille, si l'empereres ne fust; car par la grant courtoisie de son coer et par son grant hardement en prist la rescousse de son home. 4. Quant li empereres vit que Liénars ne pooit

crètement et fit une irruption. De tous nos gens, il n'y avoit plus d'armés que l'avant-garde et l'arrièregarde. Qui fut là put voir les uns se battre contre les autres: comme nos gens ne s'étoient pas encore confessés, ils furent épouvantés; et ce ne fut en merveille; car si tous ceux qui sont en Romanie eussent été contre Burille, et s'il eût eu toutes ses forces, l'empereur, quand même il auroit eu à son secours tous ceux de France, de Flandre et de Normandie qui sont dans ce pays, n'auroit rien pu y conquérir, si Dieu ne l'eût aidé visiblement.

3. Un chevalier de Hélèmes qui avoit nom Liénars, prud'homme courageux et de très grand pouvoir, aperçut le premier l'orgueil et la fierté qui étoient en eux et comment ils battoient cruellement les nôtres, à coups de traits. Mettant de côté toule couardise, il tomba l'épée nue sur eux; mais parce qu'il fit cela sans commandement, les prud'hommes de l'armée disoient qu'il avoit fait une folle entreprise, et que personne ne l'en devoit plaindre s'il lui en mésarrivoit. Quoi de plus? il n'avoit point de suite; il eût été pris et retenu sans doute, si l'empereur ne fût arrivé; car ayant égard à la grande courtoisie de son cœur et à sa grande hardiesse, il entreprit de secourir son homme,

4. Quand l'empereur vit que Liénars ne pouvoit échapper à la mort ou à la captivité, il monta sur un sien cheval noir; puis le piqua de l'éperon et s'avança vers un Bulgare; et venant à l'approcher,

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escaper sans mort ou sans prison, il monta sur un sien cheval morel, puis le hurta des espourons, et s'adrecha vers uns Blas. Si com il vint à l'approchier, il le fiert parmi le costé de la lanche, si que li fers en parut d'autre part; et cil ki le cop ne pooit soustenir, chiet à terre, com cil ki ne pot mais. Moriaus fu navrés en deus lieus. Et quant cil qui Liénars tenoient virent venir l'empereour tout embrasé de ire et de mautalent, il ne l'ont cure de attendre, anchois li ont guerpi Liénars, et s'en sont parti li uns çà et li autres là. Non pourquant Liénars fu navrés en la main, ne sai de sajete ou d'espée. Et lors li dist li empereres iréement : « Lié»> nars! Liénars! se Diex me saut! ki-c'onques »> vous tient pour sage, je vous tieng pour un fol; et bien sai que jou meismes serai blasmés pour vostre afaire. » Ensi com vous avez oï fu Liénars rescous par la main l'empereur; et li empereres meismes y alla auques folement armés; car il n'avoit de garnison pour son corps à celui point, fors que un tout seul gasigan; non pourquant il desconréa tous les Blas que il à ce point consievi. Et pour cou que il ot paour et doute que ses chevaus ne fust u mors u mehaigniés, il s'en est tourné le petit pas, le pignon el puing tout ensanglenté; et à son cheval reparoit auques k'il estoit esperounés par besoing, car li sanc li raioit par audeus les costes, et ossi estoit-il navrés en deus lieus. Mais

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il le frappa de sa lance au flanc, de manière que le fer sortit de l'autre côté. Le Bulgare, qui ne put soutenir le coup, tomba à terre comme quelqu'un qui | n'en peut plus. Le cheval noir fut blessé en deux endroits, et quand ceux qui tenoient Liénars virent venir l'empereur embrasé de colère et de fureur, ils n'eurent garde de l'attendre, et laissant Liénars, ils s'en allèrent les uns d'un côté, les autres d'un autre. Liénars fut pourtant blessé à la main, mais ne sais si ce fut d'une flèche ou d'un coup d'épée. Et l'empereur lui dit alors en courroux : « Liénars! » Liénars! Dieu me sauve! Si quelqu'un vous tient » pour sage, moi je vous tiens pour fou; et bien, sais » que moi-même serai blàmé pour votre affaire. » Ainsi, comme vous avez ouï, Liénars fut secouru par la main de l'empereur, et l'empereur lui-même y alla aussi follement armé, car il n'avoit pour se garantir le corps qu'un seul gasigan. Néanmoins, il mal mena tous les Bulgares qui étoient là; et comme il eut crainte et doute que son cheval ne mourût ou ne fût estropié, il revint au petit pas, sa lance à la poignée étoit ensanglantée. On voyoit que son cheval avoit été vivement éperonné, car le sang lui couloit sur les côtes et il étoit aussi blessé en deux endroits. Mais ceux de la suite de l'empereur ne savoient encore où il étoit allé, et ils en étoient fort dolents et fort déconcertés. Pour leur donner

à peine savoient encore cil de la compagnie l'empereour où il estoit alés, si en furent mult dolant et mult desconforté; et pour iaus donner reconfort, lor dist-il k'il fuissent tout à seur.

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5. Mais quant Pieres de Douai le vit, il s'en vint tout droit à lui, et se li dist : « Sire, sire, teus » hom com vous iestes, et qui tans preudomes » avez à garder et à gouverner come vous avez, » ne se doit mie si folement partir de ses gens » com vous en iestes partis à ceste fois. Or, sire, regardez donkes que se vous y fuissiez, par >> aucune mesaventure, ou mort ou pris, ne fuis>> siens-nous pas tout mort u tout déshounouré ? Oil, se Diex me saut. Nous n'avons chi autre » fermeté ne autre estandart fors tant seulement >> Dieu et vous. Or vos dirai bien une chose que jou voel bien que vous sachiez. Se vos une » autre fois vous vous enbatiez en autre tel point, dont Diex vous gart et nous aussi ! » nous vous rendomes chi endroit tout cou que >> nous tenons de vous. »

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du reconfort, il leur dit qu'ils fussent rassurés. 5. Mais quand Pierre de Douai le vit, il s'en vint tout droit à lui et lui dit : « Sire, sire, un homme » comme vous, et qui avez tant de prud'hommes à » garder et à gouverner, ne se doit point si fol>>>lement séparer de ses gens, comme vous avez » fait cette fois. Or, sire, voyez donc que si par >> malheur, vous eussiez été pris ou tué, nous n'eus>>sions pas nous-mêmes été tous tués, ou tous dés» honorés? Oui, Dieu me sauve! nous n'avons » d'autre force et d'autre étendart que Dieu et >> vous. Or je vous dirai une chose que je veux bien » que vous sachiez. Si une autre fois vous vous » exposiez à un pareil danger, dont Dieu vous » garde et nous aussi, nous vous remettrions aus» sitôt tout ce que nous tenons de vous. »

6. L'empereur entendant comment Pierre de Douai le réprimandoit pour son honneur, lui répondit débonnairement : « Pierre, Pierre, bien sais que » j'y suis allé trop follement, aussi je vous prie de » me le pardonner, et je m'en garderai une autre » fois. Mais ce Liénars qui s'étoit follement avancé >> en est la cause. Aussi je l'en ai blàmé et je lui >> en ai fait plus de honte que je ne devois. Cepen>> dant s'il y fût resté, c'eût été pour nous trop vi» laine chose; car la perte d'un tel prud'homme » que lui, cût été un dommage sans ressource, et

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