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aroient creance que il ne se moveroient d'els. Et quant cil virent ce, si orent mult grant pitié, et plorérent mult durement.

61. Quant il virent lor seignors, et lor parenz, et lor amis chaoir à lor piez, si distrent que il en parleroient. Et se traistrent à une part, et parlérent ensemble, et la summe de lor conseils fu tels, que il seroient encor avec els, tresqu'à la Saint Michel, por tel convent, que il lor jureroient sor sainz loialment que des enqui en avant à quele eure que il les semonroient dedenz les quinze jors, que il lor donroient navie à bone foi, sanz mal engin, dont il porroient aller en Surie.

62. Ensi fu otroié et juré. Et lors ot grant joie par tot l'ost. Et se recueillérent es nés, et li chevaus furent mis es vissiers. Ensi se partirent del port de Corfol, la veille de Pentecoste qui fu м. et cc. ans et trois aprés l'incarnation nostre Seignor Jesu Christ. En enqui furent totes les nés ensemble et tuit li vissier, et totes les galies de l'ost, et assez d'autres nés de marcheans, qui avec s'erent aroutées. Et li jors fu bels, et clers, et li venz dols et soés: Et il laissent aller

furent vivement touchez, et le cœur leur attendrit de façon qu'ils ne peurent contenir leurs larmes.

61. Et particuliérement lors qu'ils virent leurs seigneurs, leurs plus proches parens et amis tomber à leurs pieds, ils témoignérent plus de ressentiment et dirent qu'ils en aviseroient ensemble. Là dessus ils se retirérent, et conferérent entre eux; le resultat de leur conseil fut qu'ils demeureroient encore avec eux jusqu'à la Saint Michel, à condition qu'on leur promettroit, et qu'on leur jureroit sur les saints Evangiles, que de là en avant, à toute heure qu'ils les en voudroient requerir, dedans la quinzaine ensuivant, ils leur fourniroient de bonne foy, sans aucune fraude, des vaisseaux pour passer en Syrie.

62. Ces conditions leur furent accordées, et jurées colemnellement: en suitte tous se rembarquérent dans les vaisseaux, et les chevaux furent passez dans les palandries: et ainsi firent voile du port de Corfou la veille de la Pentecoste, l'an de l'incarnation de nostre Seigneur mil deux cens trois, avec tous les vaisseaux tant palandries que galéres, et autres de l'armée navale, que nefs marchandes qui s'estoient associées de conserve avec cette flotte. Le jour estoit clair et serain, la mer bonace **, et le vent propre et doux, lors qu'ils se mirent en mer et làchérent les voiles au vent. Et moi Geoffroy mareschAL DE CHAMPAGNE

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les voilles al vent. Et bien TESMOIGNE JOFFROIS LI MARESCHAUS DE CHAMPAIGNE, qui ceste œuvre dicta, que ainc ni ment de mot à son escient, si com cil qui a toz les conseils fu, que one si béle chose ne fu veuë. Et bien sembloit estoire qui terre deust conquerre, que tant que on pooit veoir à oil, ne poit on veoir se voiles non de nés et des vaissiaus, si que li cuer des homes s'en esjoissoient mult.

63. Ensi coururent per mer tant que il vindrent à Cademelée (1) à un trespas qui sor mer siet. Et lors encontrérent deux nés de pelerins et de chevaliers et de serjanz qui repairoient de Surie. Et ce estoient de cels qui estoient allez al port de Marseille passer. Et quant ils virent l'estoire si belle et si riche, si orent tel honte, que ne il s'ousérent mostrer. Et li cuens Baudoins de Flandres et de Hennaut envoia la barge de sa nef, por savoir quel genz ce estoient, et il distrent qu'il estoient, et un serjant se lait correr contre val de la nef en la barge, et dist à cels de la nef : « Je vos claim tuite ce qui remaint en la nef dou mien, car je m'en iray avec cez, car il semble bien que il doivent terre conquerre.

D

autheur de cét œuvre, asseure n'y avoir rien mis qui ne soit de la verité, comme ayant assisté à tous les conseils, et que jamais on ne vit armée navale ny si belle, ny en si grand nombre de vaisseaux; en sorte qu'il n'y avoit personne qui ne jugeast en la voyant, qu'elle ne deust conquerir tout le monde; la mer tant que la veuë se pouvoit étendre, estant couverte de voiles et de navires: en sorte que cela faisoit plaisir à voir.

63. Ils cinglérent de la sorte en plaine mer, tant qu'ils vinrent au cap de Malée, qui est un détroit vers la Morée, où ils rencontrérent deux. navires chargez de pelerins, de chevaliers et de gens de pied, qui retournoient de Syrie, et estoient de ceux qui s'estoient allez embarquer au port de Marseille: lesquels quand ils apperceurent cette belle et magnifique flotte, en eurent une telle honte qu'ils ne s'ozérent monstrer. Le comte de Flandres envoya l'esquif de son vaisseau pour les reconnoistre, et savoir quelles gens c'estoient, ce qu'ils déclarérent. Et à l'instant un soldat se laissa couler du navire où il estoit dans l'esquif, et dit à ceux de sa compagnie : « Je re>> clame tout ce que vous avez du mien dans ce >> vaisseau, car je m'en veux aller avec ceux-cy >> qui me semblent bien estre en estat de conque» rir. » On luy en sceul fort bon gré et le receuton dans l'armée de bon œil. C'est pourquoy avec raison on dit en commun proverbe : Que de mil

(1) Le cap Malé, appelé aussi cap Matapan (assommeur d'hommes), appartient au rivage des Maniotes; il fait face à l'ile de Cérigo (l'ancienne Cythère).

A grant bien fu atornez a serjanz, et mult fu volentiers en l'ost veuz. Et porce dit on que de mil males voies puet on retorner.

64. Ensi corut l'ost trosque à Nigre. Si est une mult bone ysle, et une mult bone citez, que on appelle Nigrepont (1). Enqui si pristrent conseil li baron. Si s'en alla li marchis Boniface de Monferrat, et li cuens Baudoins de Flandres et de Hennaut à grant parties de vissiers et de galies avec le fil l'empereor Sursac de Constantinople, en une ysle que on appelle Andre (2), et descendirent à terre. Si s'armérent li chevaliers, et corurent en la terre; et la genz del païs vindrent à merci al fil l'empereor de Constantinople; et li donérent tant dou lor, que pais firent à lui, et r'entrérent en lor vaissiaus, et corurent par mer. Lors lor avint un grant domaiges, que uns halt home de l'ost, qui avoit nom Guis li chastellains de Coci morut, et fu gitez en la mer.

65. Les autres nés qui n'erent mie céle part guenchies, furent entrées en boque d'Avie (3). et ce est là ou il braz Saint Jorge (4) chiét en la grant mer, et corurent contre mont le braz tres

que a une cité que on appelle Avie, qui siet sor le braz Saint Jorge devers la Turquie mult béle et mult bien assise. Et enqui pristrent port, et descendirent à terre, et cil de la cité vindrent encontre els, et lor rendirent la ville, si com cil qui ne l'osoient defendre. Et il la firent mult bien garder, si que cil de la ville n'i perdirent vaillant un denier. Ensi sejornérent enki huict jorz por attendre les nés, et les galies et les vissiers qui estoient encor à venir. Et dedanz cel sejor pristrent des blez en la terre que il ére moissons, et il en avoient grant mestier, car il en avoient pou. Et dedanz ces huict jors, furent venu tit li vaissel et li baron, et Diex lor dona bon tens.

66. Lors se partirent del port d'Avie tuit ensemble. Si peussiez veoir flori le braz Saint Jorge contre mont de nés et de galies et de vissiers, et mult grant mervoille ére la bialtez à regarder. Et ensi corrurent contre mont le braz Saint Jorge, tant que il vindrent à Saint Estienne (5), à une abbaie qui ére à trois lieues de Constantinople, et lors virent tout à plain Constantinople. Cil des nés et des galies et des vissiers pristent port, et

mauvais chemins, on peut se remettre au bon, descendirent en terre. Les habitans sortirent au quand l'on veut.

64. Ils passérent de là jusques en Negrepont, qui est une isle, où il y a une bonne ville de mesme nom. Là les barons tinrent conseil et en suitte le marquis Boniface de Montferrat, et le comte de Flandres avec une partie des navires et galéres, et le prince de Constantinople tirérent à la volte d'Andros, où ils descendirent en terre; les gens de cheval firent une course dans l'isle, laquelle vint incontinent à l'obeïssance du fils de l'Empereur, et les habitans donnérent tant du leur qu'ils obtinrent de luy la paix : puis ils rentrérent dans leurs vaisseaux, et coururent en mer; auquel temps il leur arriva un grand malheur, par la mort de Guy chastelain de Couey, l'un des principaux barons de l'armée, dont le corps fut jetté dans la mer.

65. Les autres vaisseaux qui ne s'estoient pas détournez de ce costé-là, poursuivans le droit chemin, entrérent dans le détroit de l'Hellespont, qu'on appelle le bras de Sainct George, lequel vient se rendre dans la mer Egée et cinglérent tant contremont qu'ils abordérent à Abyde, ville forte et située du costé de la Natolie, à l'entrée de ce détroit, où ils allérent donner fonds, et

(1) Négrepont, l'ancienne Eubée, appelée par les Turcs Egriboz.

(2) L'ile d'Andros, appelée Andra par les Turcs, fournit aujourd'hui des serviteurs fidèles aux Francs qui habitent Smyrne et Constantinople.

(3) L'ancienne Abydos, maintenant entièrement détruite, à peu de distance des Dardanelles.

devant, et leur apportérent les clefs, n'ayans eu la hardiesse de se deffendre. Aussi on donna si bon ordre, qu'ils n'y perdirent la valeur d'un denier. Ils y sejournérent huict jours entiers pour attendre les vaisseaux qui estoient demeurez derriére. Et cependant ils se fournirent de bleds la autour, tant pource que c'estoit le temps de la moisson, que pource qu'ils en avoient grand besoin. Et dans les huit jours tous les vaisseaux et les barons arrivérent, Dieu leur ayant donné temps favorable.

66. Puis ils partirent tous de conserve du port d'Abyde, en sorte que vous eussiez veu le canal comme tapissé et parsemé de galéres et de palandries, qui rendoient de loin un merveilleux éclat à l'œil et à force d'avirons et de voiles surmontans le courant du bras arrivérent à Saint Estienne, qui est une abbaye à trois lieuës de Constantinople d'où ils commencérent à découvrir et voir à plein cette ville. Et ceux des vaisseaux et galéres qui vinrent à prendre port ayant jetté l'ancre, ceux qui ne l'avoient encor veuë, se mirent à contempler cette magnifique cité, ne pouvans se persuader qu'en tout le monde, il y en eust une si belle et si riche: particulierement quand ils

(4) L'Hellespont et même la Propontide sont appelés par les auteurs du moyen-âge Bras-de-Saint-George, à cause d'un monastère de ce nom que fit bâtir Constantin Monomaque, à l'endroit où se voit aujourd'hui le sérail des sultans de Constantinople.

(5) Aujourd'hui le village de San-Stéphano.

aancrérent lor vaissials. Or poez savoir que mult esgardérent Constantinople cil qui onques mais ne l'avoient véue, que il ne pooient mie cuidier que si riche vile peust estre en tot le monde. Cum il virent ces hals murs, et ces riches tours dont ére close tot entor a la reonde, et ces riches palais, et ces haltes yglises dont il i avoit tant que nuls n'el poist croire, se il ne le veist à l'oil et le lonc, et le lé de la ville que de totes les autres ére souveraine. Et sachiez que il n'i ot si hardi, cui le cuer ne fremist; et ce ne fu mie merveille, que onques si grant affaires ne fu empris de tant de gent puis que li monz fu

estorez.

67. Lors descendirent à terre li conte et li baron, et li dux de Venise, et fu li parlemenz ou moustier (1) Saint Estiene. La ot maint conseil pris, et doné. Totes les paroles qui la furent dites ne vos contera mie li livres; més la summe del conseil si fu tielx, que li dux de Venise se dreça en estant, et lor dist. Seignor, je sai plus | del convine de cest païs que vos ne faites, car altre foiz i ai esté (2). Vos avez le plus grant affaire et le plus perillous entrepris, que onques

apperceurent ses hautes murailles, et ses belles tours, dont elle estoit revestuë et fermée tout à l'entour, et ses riches et superbes palais, et ses magnifiques eglises qui estoient en si grand nombre, qu'à peine on se le pourroit imaginer, si on ne les voyoit de ses yeux, ensemble la belle assiette tant en longueur que largeur de cette capitale de l'Empire. Certes il n'y eut là cœur si asseuré, ny si hardy qui ne fremit: et non sans raison, veu que depuis la creation du monde jamais une si haute entreprise ne fut faite par un si petit nombre de gens.

67. Les comtes et barons, comme aussi le duc de Venise, descendirent en terre, et tinrent conseil en l'église de Saint Estienne, où plusieurs choses furent alleguées et debatuës, que je passe sous silence; aprés quoy le duc de Venise se leva de son siege, et parla en cette maniere : « Sei» gneurs, je connois un peu mieux que vous l'es>> tat et les façons d'agir de ce pays, y ayant esté >> autrefois; vous avez entrepris la plus grande » affaire et la plus perilleuse que jamais on aye >> entrepris : c'est pourquoy j'estime qu'il y faut >> aller sagement et avec conduite: car si nous >> nous abandonnons en la terre ferme, le pays >> estant large et spatieux, et nos gens ayans be>> soin de vivres, ils se répandront çà et là pour » en recouvrer: et comme il y a grand nombre

(1) Un kiosque appartenant au sultan Mahmoud, a remplacé l'église ou le moustier dont parle ici VilleHardouin. Du rivage de Saint-Etienne on découvre Constantinople.

(2) Henri Dandole était allé à Constantinople à l'épo

C. D. M. T. I.

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genz entreprissent. Porce si convendroit, que on ouvrast sagement. Sachiez se nos alons à la terre ferme, la terre est granz et large, et nostre genz sont povre et diseteus de la viande, si s'espandront par la terre por quérre la viande. Et il y a mult grant plenté de gent al païs : si ne porriens tot garder, que nos ne perdissiens, et nos n'avons mestier de perdre, que mult avons poi de gent a ce que nos volons faire. Il a isles (3) ci prés que vos poez veoir deci, qui sont habitées de genz, et laborées de blez et de viandes et d'autres biens. Alons i la prendre port, et recueillons les blés et les viandes del païs. Et quant nos aurons mis les viandes recueillies, alomes devant la ville, et ferons ce que nostre sires nos aura porveu. Quar plus seurement guerroie cil qui a la viande, que cil qui n'en a point. A cel conseil s'acordérent, li conte et li baron, et s'en r'alérent tuit a lor nés chascuns et à sez vaissiaus. Ensi repousérent cele nuit. Et al matin fu le jor de la feste mon seignor sainz Johan Baptiste en juing, furent drecies les banieres et li confanon és chastials des nés, et les hosches des escuz, et portenduz les borz des nés.

» de peuple dans le plat pays, nous ne sçaurions >> si bien faire que nous ne perdions beaucoup de »> nos hommes, dont nous n'avons pas de besoin » à présent, veu le peu de gens qui nous reste » pour ce que nous avons entrepris. Au surplus, il y a des isles icy prés, que vous pouvez ap» percevoir, qui sont habitées et abondantes en » bled, et autres biens et commoditez; allons y >> prendre terre, et enlevons les bleds et les vi>> vres du pays. Et quand nous aurons fait nos >> provisions, et que nous les aurons mises dans >> nos vaisseaux, alors nous irons camper devant » la ville, et ferons ce que Dieu nous inspirera. >> Car sans doute ceux qui sont ainsi pourveus de » vivres font la guerre plus seurement que ceux >> qui n'en ont point. » Tous les comtes et barons applaudirent à ce conseil, se remirent tous dans leurs vaisseaux, et y reposérent celle nuit: le lendemain matin, qui fut le jour de saint Jean Baptiste en juin, les banniéres et gonfanons furent arborez és chasteaux de pouppe, et aux hauts des masts et des hunds; et les escuz des chevaliers furent rangez le long de la pallemente pour servir comme de pavesade representans les creneaux des murailles des villes, chàcun jettant la veuë sur ses armes comme prevoyant bien que le temps approchoit qu'il les leur faudroit employer.

que de son ambassade auprès de l'empereur Manuel, comme nous l'avons dit plus haut.

(3) Ce sont les îles des Princes, au nombre de neuf; la plus importante de ces îles se nomme Prinkipos.

3

Chascuns regardoit ses armes tels com à lui convint que defisenssent, que par tens en aront mes

tier.

68. Li marinier traistrent les anchres, et laissent les voilles al vent aler, et Diex lor dona bon vent tel com a els convint, si s'en passent tres par devant Constantinople, si prés des murs et des tours, que à maintes de lor nés traist on. Si i avoit tant de gent sor les murs et sor les tours, que il sembloit que il n'aust se l'a non. Ensi lor destorna Diex sires le conseil qui fu pris le soir, de torner es ysles, ausi com se chascuns n'aust onques oy parler. Et maintenant traient à la ferme terre plus droit que il onques puent, et pristrent port devant un palais l'empereor Alexis, dont li leus estoit apellez - Calchidoines (1), et fu endroit Constantinople d'autre part del braz devers la Turchie. Cil palais fu un des plus biaux et des plus delitables que onques oël peussent esgarder de toz les deliz que il convient à cors d'home, que en maison de prince doit avoir.

69. Et li conte et li baron descendirent à la terre, et se hebergiérent el palais, et en la ville entor, et li plusor tendirent lor paveillons. Lors furent li cheval trait fors des vissiers, et li chevaliers et li serjans descendu à la terre a totes

68. Cependant les mattelots levérent les ancres, et mirent les voiles au vent, lequel frappant dedans à souhait, ils passérent le long et vis-à-vis de Constantinople, si prés des tours et des murailles, que les traits et coups de pierre donnérent en plusieurs de leurs vaisseaux, la courtine estans garnie et bordée de si grand nombre de soldats, qu'il sembloit qu'il n'y eut rien autre chose. Ainsi Dieu détourna la resolution qui avoit esté prise le soir precedent de descendre dans les isles, comme si jamais ils n'en eussent ouy parler; et s'en allérent à pleines voiles, le plus droit chemin qu'ils peurent, aborder en la terre ferme, où ils prirent port devant un palais de l'empereur Alexis au lieu appellé Chalcedon, vis-à-vis de Constantinople, au delà du détroit du costé de l'Asie. Ce palais estoit l'un des plus beaux et des plus agreables que jamais on ait veu, estant accompagné de toutes les delices et plaisirs que l'homme auroit peu souhaitter, et qui sont bien seans à un grand prince.

69. Les comtes et les barons descendirent en terre, et prirent leur logement dans ce palais, dans la ville, et aux environs, où la pluspart firent tendre leurs pavillons. Les chevaux à mesmes temps furent tirez hors des palandries,

(1) L'ancienne Chalcédoine a fait place à un village turc nommé Kadi-Keui (village des juges).

(2) Scutari, sur la rive Asiatique de la Propontide, ren

lor armes, si que il ne remest és vaissiaus que li marinier. La contrée fu belle et riche, et plenteurose de toz biens, et les moies des blez qui estoient moissoné parmi les champs; tant que chascuns en volt prendre, si en prinst, con cil qui grant mestier en avoient. Ensi séjournérent en cel palais lendemain. Et al tierz jor lor dona Diex bon vent, et cil marinier resachent lor anchres, et dreçent lor voiles al vent. Ensi s'en vont contre val le braz, bien une lieuë desor Constantinople à un palais qui ére l'empereor Alexis, qui ére appellez le Scutaire. Enki se ancréerent les nés, et les vissiers, et totes les galies.

70. Et la chevalerie qui ere hebergie el palais de Calcedoine alla costoiant Constantinople par terre. Ensi se hebergiérent sor le braz Sain Jorge à la Scutaire (2), et contre mont l'ost des François. Et quant ce vit l'emperére Alexis, si fist la soe ost issir de Constantinople, si le herberja sor l'autre rive d'autre part endroit als : si fist tendre ses paveillons, porce que cil ne peussent prendre terre par force sor lui. Ensi séjorna l'ost des François par nuef jorz; et se porcaça de viande cil que mestier en ot, et ce furent tuit cil de l'ost.

71. Dedanz cel sejor issi une compagnie de mult bone gent por garder l'ost que on ne li

et toute la cavalerie et infanterie prit terre, châcun ayant ses armes, en sorte qu'il ne demeura dans les vaisseaux que les mariniers. La contrée estoit belle, riche, plantureuse et abondante en tous biens et les grands tas de bled desja moissonné gisoient à l'abandon emmy les champs, chacun en pouvoit prendre sans contredit, ce qu'ils firent, en ayans grand besoin. Ils sejournérent en ce palais tout le lendemain et au troisiéme jour, Dieu leur ayant donné bon vent, les mariniers reserrérent leurs ancres, et dressans les voiles descendirent le courant du détroit une bonne lieuë au dessus de Constantinople, à un palais de l'empereur Alexis, appellé Scutari, où allérent surgir en la plage tant les vaisseaux ronds que les palandries et les galéres.

70. Cependant la cavalerie qui estoit logée au palais de Chalcedon, en partit, et alla costoyant Constantinople par terre se loger sur la rive du bras de Saint George à Scutari, au dessus de l'armée françoise. Ce que l'empereur Alexis ayant apperçeut fit sortir ses gens de Constantinople, et s'en vint loger sur l'autre bord vis-à-vis d'eux, et y fit tendre ses pavillons, à dessein de les empécher de prendre terre par force sur luy. Et ainsi l'armée françoise sejourna l'espace de neufjours,

ferme plus de 30,000 habitans musulmans et chrétiens. Les croisés campèrent dans la plaine où s'étend aujour→ d'hui le cimetière de Scutari.

ou il furent mult volentiers veuz, et departirent lor gaing si com il durent.

72. A l'autre jor aprés, envoia l'emperére Alexis uns messages às Contes et às barons, et ses lettres. Cil messages avoit nom Nicholas Rous, et ére nez de Lombardie, et trova les barons el riches palais del Scutaire, où il estoient à un conseil. Et les salua de par l'empereor Alexis de Constantinople. Et tendi ses lettres le marchis Bonifaces de Monferrat, et cil les reçut. Et furent lueus devant toz les barons. Et paroles i ot de maintes maniéres és lettres, que li livres ne raconte mie. Et aprés les autres paroles qui furent, si furent de creance, que l'om creist celui qui les avoit aportées, qui Nicholas Rous avoit nom. «< Biels sire, font il, nos avons veues voz lettres, et nos dient que nos vos creons. Et nos vos creons bien. Or dites ce que vos plaira. » Et li message estoit devant les barons en estant, et parla: « Seignor, fait il, l'empereor Alexis vcs

feist mal, et les forriers cherchiérent la contrée. En cele compaignie fu Odes li champenois de Chanlite, et Guillelmes ses freres, et Ogiers de Saint Cheron, et Manassiers de Lisle, et li cuens Giraz uns cuens de Lombardie qui ére de la maisnie del marchis de Montferrat; et orent bien avec als quatres vingts chevaliers de mult bone gent. Et choisiérent al pie de la montaigne paveillons bien à trois liuës de l'ost. Et ce estoit li megedux l'empereor de Constantinople, qui bien avoit cinq cens chevaliers de Grieu. Quant nostre gent les vit, si ordenérent lor gent en quatre batailles. Et fu lor conselx tielx que iroint combatre à els. Et quant li Grieu les virent, si ordenerent lors gens et lor batailles, et se rangiérent par devant lor paveillons et les attendirent, et nostre gent les alérent ferir mult vigueroisement. A l'aie de Dieu nostre Seingnor petiz dura cil estorz. Et li Grieu lor tornent les dos, si furent desconfiz à la premiere assemblée. Et li nostres les enchaucent bien une liuë grant. Là guaigné-mande que bien sèt que vos estes la meillor gent rent assez chevaus, et roncins, et palefroiz, et muls, et tentes, et paveillons, et tel gaing com à tel besoigne aferoit. Ensi se revindrent en l'ost,

durant lesquels ceux qui eurent besoin de vivres en firent provision, et l'on peut dire que ce fut toute l'armée.

qui soient sans corone, et de la meillor terre qui soit. Et mult se merveille por quoi, ne a quoi vos i estes venuz en son regne, que vos estes

au camp, où ils furent bien accueillis, et partagérent le butin comme ils devoient.

72. Le jour ensuivant l'empereur Alexis envoya un ambassadeur aux comtes et barons de l'armée, avec lettres de creance : cét ambassadeur s'appelloit Nicolas Roux, et estoit natif de Lombardie. Il les trouva assemblez au conseil dans le palais de Scutari, et les salüa de la part de

71. En ce même temps une compagnie de fort braves gens sortit en campagne pour aller faire la découverte et empécher les surprises et les fourrageurs par mesme moyen allérent sous leur escorte fourrager et piller la contrée. De laquelle trouppe, entre autres estoient Eudes le champe-l'Empereur son maistre, puis presenta ses lettres nois de Champlite, Guillaume son frere, Oger de Saint-Cheron, Manassés de l'Isle, et un seigneur nommé le Comte Gras, qui estoit de Lombardie, et de la suite du marquis de Montferrat, et avoient avec eux environ quatre-vingt chevaliers, tous vaillans hommes d'abord ils découvrirent de loin au pied d'un costau plusieurs tentes et pavillons à trois lieuës du camp : c'estoit le Grand Duc ou chef des armées de mer de l'empereur de Constantinople, qui avoit bien jusques à cinq cents chevaliers grecs. Quand ils les eurent reconnus ils se partagérent en quatre escadrons, avec resolution de les attaquer. Les Grecs d'autres parts se rangérent aussi en bataille devant leurs tentes, et les attendirent de pied ferme mais nos gens sans marchander davantage, les allérent charger; la meslée ne dura gueres, car les Grecs d'abord et au premier choc tournérent le dos, se rompant d'eux-mesmes, et les nostres leur donnérent la chasse une bonne lieuë. Ils gagnérent en cette rencontre nombre de chevaux, roucins, palefroiz et mulets; ensemble les tentes et pavillons, et generalement ce qui est de l'attirail des trouppes. Et ainsi retournérent

au marquis Boniface de Montferrat qui les reçeut, et furent leuës en presence de tous les barons: elles contenoient plusieurs choses, et particuliérement que l'on eust à ajouster toute croiance au porteur, dont le nom estoit Nicolas Roux. Surquoy les barons luy dirent : « Beau Sire, »> nous avons veu vos lettres, qui portent que »> nous ayons à ajouster foy à ce que vous nous » direz, exposez donc vostre charge, et dites ce » qu'il vous plaira. » L'ambassadeur qui estoit debout devant eux leur parla en ces termes : « Seigneurs, l'Empereur m'a comandé de vous >> faire entendre qu'il n'ignore pas que vous »> ne soyez les plus grands et les plus puis» sans princes d'entre ceux qui ne portent point » de couronne, et des plus valeureux pays qui >> soient en tout le reste du monde : mais il » s'étonne pourquoy, et à quelle occasion, vous >> estes ainsi venus dans ses terres, vous estans >> ehrestiens, et luy pareillement chrestien. Il >> sçait assez que le principal dessein de vostre » voyage est pour recouvrer la Terre-Sainte et le >> saint sepulchre de nostre Seigneur si vous » avez besoin de vivres ou de toute autre chose

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