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La notice qui va suivre ne sera point une histoire de l'expédition d'outre-mer des Français et des Vénitiens dans les premières années du XIII siècle; nous nous proposons de tracer ici la biographie de Geoffroy de Ville-Hardouin, et non point le récit des événements lointains auxquels il prit souvent une noble part: l'histoire est une œuvre trop importante, trop élevée, pour qu'on l'enferme dans le cadre étroit d'une notice; d'ailleurs, le meilleur moyen de mettre en relief un personnage, ce n'est point d'accumuler autour de lui une foule d'événements qui peuvent le faire oublier. Les notices qu'on lira en tête des Mémoires de cette collection nouvelle seront la pure et simple expression de la physionomie de ceux qui les ont écrits ou qui les ont inspirés; on les comparera, si l'on veut, à ces portraits d'auteurs placés en tête des livres. En suivant dans sa vie le personnage à qui nous devrons tels ou tels mémoires, il est bien évident qu'il nous sera impossible de ne pas indiquer les faits auxquels son nom se mêle; ces sortes d'indications appartiennent tout naturellement au biographe. Notre tâche n'est pas de faire de l'histoire à côté des vieux narrateurs que nous publions, mais de faire en sorte que tous ces témoins du passé soient bien compris par le public. Les observations précédentes demandaient rigoureusement à trouver place au commencement de notre travail.

On sait que la famille des Ville-Hardouin était champenoise. Le château où naquit notre maréchal était situé à une lieue de la rivière de l'Aube, sur la rive gauche, à une lieue à l'est du bourg de Piney, à six lieues à l'est de Troyes; à la place du château se voit aujourd'hui un village du nom de Ville-Hardouin; au bas de ce village on reconnaît encore d'anciens fossés. Le hameau qui a hérité de l'emplacement et sans doute aussi des pierres du vieux castel, se trouve au penchant méridional d'une hauteur appartenant à une lé

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gère chaîne de collines. Nous ne ferons point l'historique de la maison de Ville-Hardouin, une des plus illustres maisons de France; nous ne dirons rien ici de Geoffroy de Ville-Hardouin, neveu du maréchal, de Guillaume de Ville-Hardouin, son autre neveu, tous deux conquérants et princes du Péloponèse, et dont l'empire se soutint mieux que les empires français de Bysance et de Thessalonique; il ne sera question ici que de VilleHardouin, l'auteur des Mémoires.

On ignore à quelle époque précise Geoffroy fut revêtu de la dignité de maréchal de Champagne, et quel âge il avait lorsqu'il prit la croix; les érudits croient pouvoir assigner l'année 1191 (1) comme étant l'époque probable où Geoffroy remplaça Guillaume son père dans la charge de maréchal, et conjecturent qu'il avait quarante-cinq ans au moins quand la trompette évangélique appelait les peuples à la croisade. Geoffroy eut deux frères et trois sœurs; ses deux frères furent Jean de Ville-Hardouin et Guy de Ville-Hardouin, que l'enthousiasme des saintes expéditions ne put arracher aux douceurs de leur région natale; ses trois sœurs furent Emmeline, qui embrassa la vie monastique dans l'abbaye de Froissy (2); Haye, qui se voua aussi à la religion dans l'abbaye de Notre-Dame de Troyes; sa troisième sœur, dont le nom ne nous est point parvenu, avait épousé Anseau de Courcelles; elle avait eu un fils qui suivit l'expédition de Constantinople et reçut sa part des dépouilles de l'empire grec. Notre maréchal champenois avait une femme nommée Jeanne, deux enfans, dont l'un s'appelait Erard, l'autre Geoffroy, et trois filles, Alix, Damerones et Marie; à l'exemple des barons pélerins, Geoffroy se prépara à la croisade par des prières et de pieuses donations; il offrit à l'église de Quincy (3) une terre qu'il possédait près le Puy de Chasseray (4), et donna toute la dime qui lui revenait de ses domaines de Longueville (5) à la cha

(3) Le village de Quincy est situé à 2 lieues et demie de Provins (Seine-et-Marne). Il existe un autre endroit du nom de Quincy, à 1 lieue et demie de Meaux, mais ce n'est pas de cet endroit qu'il s'agit ici.

(4) Il existe encore un village de Chasseray à 8 lieues de Troyes.

(5) Deux villages du nom de Longueville se trouvent, 1

pelle de Saint-Nicolas de Brandonvilliers (1). Les princes et les chevaliers de la croix pouvaient espérer que Jésus-Christ leur rendrait dans les pays d'outre-mer le centuple de leurs aumônes; tel baron qui, en partant, avait doté de quelques revenus une église de sa province, recevait en échange en Orient un duché ou un royaume.

Geoffroy de Ville-Hardouin était renommé pour la sagesse de ses conseils et sa parole éloquente; il fut un des six députés qui allèrent demander à la république de Venise des navires et des secours pour la sainte expédition. Il fut choisi pour porter la parole dans l'église de Saint-Marc en présence du doge et du peuple assemblé; le maréchal supplia les seigneurs de la république de prendre en pitié Jérusalem, qui était en servage de Turs, et d'accompagner les croisés de France au pays d'outre-mer afin de venger la honte de Jésus-Christ; il leur disait que nulles gens n'avaient si grant povoir qui sur mer soient comme eux; l'orateur ajoutait que les puissants | barons de France qui l'avaient envoyé lui et ses compagnons, leur avaient ordonné de se prosterner à leurs pieds et de ne point se relever avant que les seigneurs vénitiens n'eussent otroyé qu'ils auraient pitié de la Terre-Sainte d'outremer. En même temps les six messagers s'agenoillent mult plorant, et le doge et le peuple s'écrièrent tous d'une voix : Nos l'otrions, nos l'otroions. Cette résolution unanime avait été l'œuvre soudaine de l'éloquence de Ville-Hardouin; le lendemain, tous les traités furent signés et les chartes et patentes dressées. Geoffroy revenait en Champagne avec de bonnes nouvelles; mais la joie de son retour fit bientôt place au deuil. Le maréchal fut un de ceux que toucha le plus vivement la mort du seigneur Thibaut, à peine àgé de vingt-deux ans, qui avait pris la croix deux ans auparavant, au milieu des fêtes d'un tournoi, et qui expira avec le regret de n'avoir pu combattre les ennemis de Jésus-Christ. La comtesse Blanche, veuve de Thibaut, trouva en Ville-Hardouin un bon conseiller et un ferme défenseur dans ses négociations politiques avec Philippe-Auguste. Après la mort du jeune chef de la croisade, le duc de Bourgogne et le comte de Bar-le-Duc ayant refusé de le remplacer, ce fut Geoffroy qui engagea les barons champenois à proposer le commandement de l'armée à Boniface, marquis de Montferrat. Les avis du maréchal étaient accueillis comme autant d'inspirations salutaires; Geoffroy avait des rapports d'amitié ou de cousidération avec les principaux personnages du royaume, et la droi-| ture de ses jugements, jointe à une connaissance complète des affaires, lui donnait une puissante autorité; il était l'homme des négociations difficiles, le messager des remontrances délicates; c'est ainsi qu'on l'envoya auprès de Louis, comte de Blois, qui, marchant avec sa troupe, avait pris

aux environs de Troyes, l'un à 3 lieues d'Arcis, à 7 lieues de Troyes; l'autre à 3 lieues et demie d'Ervy, à 4 petites lieues de Troyes.

un autre chemin que Venise pour aller outremer. Le maréchal parvint à ramener le comte de Blois, et ce ne fut point là un médiocre service qu'il rendit à l'armée chrétienne.

Geoffroy avait pris à cœur cette grande entreprise; combien il est navré quand il raconte les divisions, les déplorables querelles qui éclatèrent parmi les pélerins à Venise, à Zara et à Corfou! Il se plaint surtout avec amertume des croisés qui voloient l'ost dépécier, qui queroient mal à l'armée. Aussi, lorsqu'après les discussions les plus malheureuses, la flotte chrétienne part enfin de Corfou pour faire voile vers Constantinople, on se sent ému en voyant la joie vive et l'enthousiasme du maréchal; c'est alors que Geoffroy se nomme comme l'auteur de cette histoire; et bien TESMOIGNE JOFFROIS LI MARESCHAUS DE CHAMPAIGNE, QUI CETTE OEUVRE DICTA. Frappé du spectacle de tant de navires chrétiens courant la vaste élendue des eaux, il s'écrie que onc si bèle chose ne fu veuë, et que li cuer des homes s'en esjoissoient

mull.

Uniquement préoccupé des grandes choses qu'il raconte, Ville-Hardouin, marchant droit à son but comme un bon croisé des premiers temps, ne songe point à la géographie des régions qu'il parcourt; il ne faut point chercher dans son récit la description d'une côte ou d'une île, les souvenirs que les âges antiques y ont laissés. Ainsi VilleHardouin, après un séjour de trois semaines dans l'île de Corfou, se contente de dire que cette île mult ère riche et plentureuse; le maréchal ne s'arrête guère qu'aux détails qui intéressent l'expédition dont il est l'historien; voilà pourquoi, dans le trajet sur mer, il ne néglige pas de nous apprendre si les journées sont belles, si les vents sont propices. Quand la flotte quitte Corfou, il ne s'inquiète point de savoir quelles sont les terres qu'il laisse au loin à l'horizon; peu lui importe si ces terres se nomment Leucade, Céphalonie, Itaque ou Zante; ce qu'il demande, c'est une heureuse et rapide traversée aussi s'écrie-t-il que li jors fu bels et clers et li vents dols (doux) et soés (bons). C'était en effet au mois de mai que les vaisseaux francs cinglaient vers Constantinople; ils avaient vent arrière sous le nord-ouest, qui est le vent du printemps dans ces parages: c'est ce vent du nord-ouest qui soufflait dans nos voiles, lorsqu'au mois de juin 1830, entraînés sur les mêmes mers, nous cherchions les rivages de la Grèce. La flotte chrétienne laissa à gauche, à l'est, Navarin et Modon que nous avons visités; Navarin, entouré aujourd'hui de ruines récentes sur un rivage désert; Modon, qui a relevé ses murailles avec une garnison française; les petits ilots stériles de Sapience, qui n'ont point connu les demeures de l'homme. Ville-Hardouin n'indique ni Coron, ni Calamata, mais seulement le cap Malée, que les marins ne regardent point

(1) Brandonvilliers, à 10 lieues de Châlons-surMarne.

sans effroi. La flotte, après avoir dépassé Cérigo, | Napoli de Malvoisie, Idra, le cap de Sunium et le golfe d'Athènes, va jeter l'ancre à Négrepont pour y tenir conseil; puis, se remettant en mer, elle traverse les eaux de Chio, de Lesbos, de Ténédos, entre dans l'Hellespont et prend terre à Abydos; l'expédition s'arrête là huit jours pour attendre le marquis de Montferrat et le comte de Flandre, qui s'étaient détournés vers l'ile d'Imbros pour y faire reconnaître le jeune prince Alexis. De tous les lieux célèbres que nous venons de nommer, Négrepont, Imbros et Abydos sont les seuls mentionnés par le maréchal. Nous qui avons passé par tous ces chemins, qui avons sillonné tous ces flots, parcouru toutes ces terres, combien nous aimerions à retrouver dans les descriptions de Ville-Hardouin une image de ce que nous avons vu! mais Ville-Hardouin ne s'est pas plus occupé des localités que tous nos vieux chroniqueurs pélerins; sa grande affaire était Constantinople, comme la grande affaire des anciens croisés était Jérusalem; et le bon maréchal n'aura pas eu à se reprocher d'avoir regardé à droite et à gauche. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que dans le trajet d'Abydos à Saint-Etienne, VilleHardouin a également négligé les lieux: que lui faisaient les campagnes de Troie avec leurs fleuves homériques, Lampsaque avec ses riches coteaux, Cisyque et le mont Dindyme, qui ne lui eussent rappelé ni les Argonautes, ni la déesse Cybele? Pour des gens qui se faisaient gloire de ne pas connaître Homère, de mépriser les arts profanes de la Grèce, ces sortes de lieux ne pouvaient avoir qu'un médiocre intérêt.

Au siége de Constantinople, Ville-Hardouin faisait partie de la légion commandée par Mathieu de Montmorency et Eudes de Champlite; nul doute que le brave maréchal n'ait pris une part glorieuse au siége et à la conquête de la ville impériale; mais ce narrateur fidèle, qui s'est plu à consigner dans ses Mémoires les actions d'éclat de chaque chevalier, se tait sur ses propres actes. On peut dire que les Mémoires de Ville-Hardouin sont moins ses propres mémoires que ceux de tous ses compagnons d'armes; cette humble réserve, cet oubli de soi-même, qu'on ne trouve point chez les guerriers de l'antiquité, est un des caractères de notre chevalerie chrétienne.

Après la fuite de l'usurpateur Alexis, lorsqu'Isaac remonta sur le trône de Bysance, Ville-Hardouin fut un des quatre ambassadeurs qui allèrent demander à l'empereur l'accomplissement des traités; il porta la parole à l'empereur, et l'invita à ratifier ces différentes conventions que le prince son fils s'était engagé à remplir: Isaac les ratifia par serment et bulles d'or, et les traités ainsi reconnus furent délivrés aux ambassadeurs. Plus tard, le prince Alexis oubliant ses promesses et ses traités avec les Francs, une autre ambassade, où se trouvait aussi Ville-Hardouin, somma fiè- | rement le jeune empereur de satisfaire aux conditions jurées. On sait comment les refus ingrats

d'Alexis amenèrent la guerre, et comment le vieil empire d'Orient devint un empire français.

Si Ville-Hardouin, dans sa modestie héroïque et chrétienne, n'avait point gardé le silence pour tout ce qui le touche particulièrement, nous pourrions le suivre avec intérêt prêtant l'appui de son épée à l'empereur Beaudoin, en différentes courses guerrières; mais en vain cherchons-nous le maréchal dans ces premières expéditions de l'empereur français; nous le retrouvons, en 1204, opérant la réconciliation de Beaudoin et de Boniface, marquis de Montferrat. Cette réconciliation, qui fit plus de bien au nouvel empire que des victoires remportées sur l'ennemi, est une gloire dans la vie de Ville-Hardouin. Boniface, à qui l'empereur avait concédé Thessalonique et ses dépendances, demandait à prendre possession de sa principauté, et voulait détourner l'empereur de se rendre à Thessalonique avec sa troupe. « Sire, lui avait-il dit, je te proi (je te prie) dès » que je puis ma terre conquerre sans toi, que tu »> ni entres, et se tu i entres, ne me semble mie >> que tu le faces por mon bien. » Le marquis ajoutait que si, malgré sa prière, l'empereur entrait dans ses terres, il se séparerait de lui. Beaudoin se montra sourd aux remontrances du marquis de Montferrat. On vit alors Boniface et l'empereur tourner les armes l'un contre l'autre, et donner aux Latins le scandale d'une violente division. On verra dans les Mémoires qui vont suivre comment, à la sollicitation des barons chrétiens, Ville-Hardouin parvint à ramener Boniface de qui il ère mult améz, et comment, par son intercession puissante, les deux princes rivaux conclurent la paix. La noble conduite du maréchal de Champagne pour amener cette réconciliation capitale, nous rappelle les habiles efforts de Nestor ou d'Ulysse, dans l'Iliade, pour apaiser les querelles d'Achille et d'Agamemnon. Après la sagesse de Ville-Hardouin et l'autorité influente de sa parole, ce qui nous frappe dans le récit de ces négociations, c'est l'audacieuse confiance avec laquelle les barons s'adressent au chef de l'empire, et la soumission facile du souverain. En ce temps-là, sur la terre d'outre-mer, les seigneurs et les chevaliers choisissaient leurs rois parmi des compagnons d'armes; un sentiment de fraternité inviolable liait les guerriers au prince couronné; et quand il s'agissait du salut de l'armée, toute majesté s'effaçait devant la nécessité des remontrances.

L'événement militaire où Ville-Hardouin déploya le plus de valeur et de capacité, fut la retraite des Français après la funeste bataille d'Andrinople, qui se livra le jeudi des foires (féries) de Pàques en 1205. Après avoir recueilli tous les débris de l'armée vaincue, il fallait les dérober aux poursuites du roi de Bulgarie; Rodosto était le point qu'il fallait atteindre pour échapper au péril, et d'Andrinople à Rodosto la troupe fugitive avait un espace de vingt-cinq lieues à franchir. On lève le camp au milieu des ténèbres de

la nuit, et avant que le jour n'arrive, la malheureuse troupe est déjà assez loin de son ennemi; mais l'ennemi se met à suivre ses traces. Geoffroy défendait l'arrière-garde et dirigeait luimême la marche des pauvres fugitifs; on marchait au petit pas pour ne pas laisser sur le chemin, à la merci de l'ennemi, les blessés, les malades, tous ceux qui n'eussent pu résister à une course rapide. Deux nuits et un jour se passent en fatigues et en vives alarmes, et enfin les murs de Rodosto s'offrent à leurs yeux. Il y a quatre ans, lorsque, dans un caïque grec, nous suivions les côtes de Rodosto, de Selyvria et d'Héraclée, nous relisions les Mémoires de Ville-Hardouin pour jeter les souvenirs héroïques de la vieille France sur tous ces rivages de la Thrace, jaunes, escarpés et déserts; nous songions à cette glorieuse retraite de notre Xénophon du moyenâge, à son génie et à son dévouement courageux qui sauvèrent alors tant de chrétiens du fer des barbares.

En face de l'ennemi comme dans le conseil des princes, rien d'important ne se passait sans Geoffroy. En l'année 1206, lorsque Henri, régent de l'empire, marcha contre le roi des Bulgares qui assiégeait Didymotique, le maréchal commandait l'avant-garde; 400 chevaliers francs allaient offrir la bataille à une armée de 40,000 cavaliers et d'un grand nombre de fantassins. Ville-Hardouin, s'avançant à la tête des chrétiens, dut faire preuve de sagesse et de bravoure; mais le maréchal ne nous apprend rien là-dessus; il se borne à dire que onques plus perillosement genz n'allèrent querre (chercher) bataille; à l'approche des croisés, l'ennemi brûla ses machines de siége et abandonna Didymotique. Quelque temps après, dans la même année 1206, une mission, qui fut pour le maréchal un délassement agréable, l'appela sur les rivages de l'Hellespont, dans la cité d'Abydos, nommée Avies par nos chevaliers francs; la fille du marquis de Montferrat, Agnès, fiancée à l'empereur Henri, avait été embarquée dans une galère pour Abydos, et Geoffroy de Ville-Hardouin fut chargé d'aller querre la dame qui mult ère (étail) bonne et belle. Il est probable que le maréchal ne songeait point aux poétiques amours de Héro et de Léandre, en recevant sur ce rivage la noble fiancée de son souverain. Abydos était encore à cette époque une cité importante; elle a suivi la destinée de beaucoup d'autres villes de l'Hellespont, et sa destruction a été des plus complètes. L'emplacement de la cité est un terrain de forme triangulaire, qui n'a conservé de l'antique Abydos et de l'Avies du moyen-âge, qu'un pan de mur en brique debout sur la rive du mouillage de Nagara; à l'extrémité occidentale du terrain, au bord du détroit, nous avons vu une forteresse turque nommée Nagara-Bourum, semblable aux châteaux des Dardanelles situés à une lieue de là, au sud.

En 1207, Geoffroy fut un des barons qui accompagnèrent l'empereur Henri dans une petite

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| expédition contre les Grecs, à Civitot, appelé Chivetot dans les Mémoires. On peut voir dans notre Correspondance d'Orient (1) quelques détails touchant Civitot, place située sur la rive asiatique de la Propontide, au fond du golfe Moundania, à peu de distance à l'ouest du lac Ascanius; Civitot, dont le nom est une corruption du mot latin civitas (cité), existe encore aujourd'hui sous le nom turc de Ghio ou Ghemlek. Dans le courant de la même année (1207), Geoffroy, avec sa compagnie, monta une des quatorze galères destinées à combattre la flotte de Théodore Lascaris qui menaçait les domaines francs de l'Hellespont et de la Proponfide; la flotte grecque n'attendit point le combat; les chrétiens lui donnèrent la chasse deux jours et deux nuits, et la repoussèrent jusqu'à quarante milles au-delà d'Abydos. Ce fut aussi en 1207 que Geoffroy reçut du marquis de Montferrat la cité de Messinople et toutes ses dépendances; la dignité de maréchal de Romanie, que Beaudoin Ier lui avait conférée, donnait déjà à Ville-Hardouin un rang élevé parmi les barons; la possession de plusieurs places dans la Macédoine, récompensa honorablement les services du maréchal. En gagnant de la puissance territoriale, Ville - Hardouin devenait d'autant mieux en état de servir la cause chrétienne, et l'histoire doit le compter au nombre de ceux qui ont le plus fait pour l'empire français d'Orient. A cette année 1207, finissent les Mémoires de Ville-Hardouin: la mort du marquis de Montferrat est le dernier trait raconté par le maréchal; il était l'homme-lige et l'ami de Boniface; il déplore sa perte avec une amère douleur, et vous diriez qu'il a tout-à-coup cessé d'écrire après avoir raconté la fin malheureuse de celui qui était un des plus fermes soutiens de l'empire, un de ses compagnons d'armes qu'il aimait le plus. Il n'existe rien qui puisse nous aider à marquer l'époque précise de la mort de Geoffroy; les érudits sont convenus de la placer en l'année 1213. Geoffroy ne trouva point la mort sur le champ de bataille; il finit dans son lit une carrière toute remplie d'actes glorieux; il devait être alors àgé de cinquante-huit ans. Dans cet Orient si plein de grands tombeaux antiques, le moyen-âge a laissé beaucoup d'illustres tombeaux français; parmi ces tombes des vieux martyrs de l'héroïsme, c'est celle de Ville Hardouin que j'aurais surtout aimé à découvrir; mais je ne suis point allé à Messinople, et d'ailleurs le temps et les barbares ont probablement effacé jusqu'au dernier vestige de la tombe du maréchal. Aucune chronique, aucun témoignage ne nous parle des derniers jours de Ville-Hardouin; sans doute qu'à l'approche de sa fin suprême, au milieu d'une région étrangère et ennemie, le maréchal de Champagne songeait au pays qu'il avait quitté, à ses filles des monastères de Froissy et de Troyes, à son château des bords de l'Aube, à ses terres de Longueville et de Chasseray.

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Le lecteur qui nous aura suivis dans cette notice, | comprendra le plaisir que nous avons éprouvé en entendant l'éloge de notre maréchal sortir de la bouche d'un chroniqueur du xr siècle; l'auteur de la chronique de Romanie (1) parle de Geoffroy de Ville-Hardouin comme étant l'homme le plus distingué du conseil des barons chrétiens et le plus sage de l'armée; il laisse entendre que, sans Geoffroy de Ville-Hardouin, la mort du jeune Thibaut, comte de Champagne, eût fait abandonner le projet de croisade dont le résultat fut la conquête de Bysance et la fondation d'un empire français en Orient; après avoir rapporté la mort du comte de Champagne et l'effet qu'elle produisit sur les pélerins de la nouvelle croisade, la chronique de Romanie s'exprime ainsi : « Parmi >>> les croisés se trouvait un habile chevalier, noble >> et sage au-dessus de tous les autres; son nom >> était messire Geoffroy de Ville-Hardouin; il » était grand-maréchal de Champagne, de plus >> grand-chancelier et premier conseiller du feu >> comte de Champagne; il avait été des plus actifs » à conseiller cette expédition, et lorsqu'il apprit » la mort du comte, il prit sur lui tout l'embarras » du passage d'outre-mer; il calcula, en homme »sage, que ce serait un grand malheur que de >> voir manquer, par la mort d'un seul homme, une >> expédition qui devait être le salut des chré>> tiens; il comprit que ce serait un mal de re» noncer à ce projet. Il emmena avec lui deux >> chevaliers de son conseil, partit de Champagne » et se dirigea sur la Flandre; il trouva le comte >> Beaudoin extrêmement affligé de la mort du >> comte de Champagne. Après s'être affligé avec >> lui, il entreprit avec prudence de le consoler; il » possédait si bien le don de la parole et savait si >> habilement insinuer ses conseils, qu'il parvint à >> réorganiser l'expédition. » Nous avons cité avec empressement ce passage de la chronique de Romanie, parce qu'il renferme à la fois un fait historique fort intéressant et un hommage rendu à Geoffroy de Ville-Hardouin.

Dans le XI livre de l'Histoire des Croisades, en terminant son récit de l'expédition contre Bysance, M. Michaud a caractérisé la relation du maréchal de Champagne de manière à m'obliger à le copier ; il a retracé également la physionomie des deux autres chroniqueurs qui ont raconté les mêmes événements, le Grec Nicétas et Gunther, moine de l'ordre de Citeaux : il est piquant de rapporter ces trois figures qui expriment chacune un caractère particulier. « Le Grec Nicétas, dit M. Michaud, fait de longues lamentations sur le génie des vaincus; il déplore avec amertume la perte des monuments, des statues, des richesses qui entretenaient le luxe de ses compatriotes. Ses récits, remplis d'exagérations et d'hyperboles, semés partout de passages tirés de l'Ecriture et des auteurs profanes, s'éloignent presque toujours de la noble simplicité de l'histoire et ne montrent

(1) Cette chronique, composée en vers franco-grecs, a été publiée pour la première fois par M. Buchon.

qu'une vaine affectation de savoir. Nicétas, dans l'excès de sa vanité, hésite à prononcer le nom des Francs, et croit les punir en gardant le silence sur leurs exploits; lorsqu'il décrit les malheurs de l'empire, il ne fait que pleurer et gémir; mais en gémissant, il veut encore plaire, et paraît plus occupé de son livre que de sa patrie.

>> Le maréchal de Champagne ne se pique point d'érudition et paraît fier de son ignorance. On a dit qu'il ne savait point écrire; il avoue luimême qu'il a dicté son histoire sa narration, dépouillée de tout esprit de recherche, mais vive et animée, rappelle partout le langage et la noble franchise d'un preux chevalier. Ville-Hardouin excelle surtout à faire parler les héros, et se plaît à louer la bravoure de ses compagnons : s'il ne nomme jamais les guerriers de la Grèce, c'est parce qu'il ne les connaît pas et qu'il ne veut point les connaître. Le maréchal de Champagne ne s'attendrit point sur les maux de la guerre, et ne trouve des phrases que pour peindre des traits d'héroïsme; l'enthousiasme de la victoire peut seul lui arracher des larmes. Quand les Latins ont éprouvé de grands revers, il ne sait point pleurer; il se tait, et l'on voit qu'il ne quitte son livre que pour aller combattre.

>> Il est une autre histoire contemporaine dont le caractère peut aussi nous faire juger le siècle où il a vécu et les événements qu'il raconte. Gunther, moine de l'ordre de Citeaux, qui écrivait sous la dictée de Martin-Litz, s'étend beaucoup sur la prédication de la croisade et sur les vertus de son abbé, qui se mit à la tête des croisés du diocèse de Bâle. Lorsque la république de Venise entraîne les croisés au siége de Zara, il se rappelle les ordres du pape et garde le silence. Les prières et les infortunes du fils d'Isaac, la conquête de l'empire d'Orient, ne le touchent point. Toujours préoccupé de la Terre-Sainte, il ne sait point comment des chevaliers chrétiens peuvent avoir d'autre pensée et faire d'autre promesse que celle de délivrer le tombeau de JésusChrist. Mettant peu de prix à des victoires profanes, il ne s'arrête pas long-temps à décrire le siége de Constantinople; et lorsque la ville est prise, il ne voit plus dans la foule des conquérants d'un grand empire que l'abbé de son monastère chargé des pieuses dépouilles de la Grèce.

» En lisant les trois histoires contemporaines de l'expédition de Constantinople, on voit que la première appartient à un Grec élevé à la cour de Bysance; la seconde, à un chevalier français; la troisième, à un moine. Si les deux premiers historiens, par leur manière d'écrire et les sentiments qu'ils expriment, nous donnent une idée juste de la nation grecque et des héros de l'Occident, le dernier peut aussi nous expliquer les opinions et le caractère de la plupart de ces croisés, qui parlaient sans cesse de quitter l'armée partie de Venise; que les menaces de la cour de Rome remplissaient de crainte, et qu'une ardente dévotion, bien plus que l'amour des conquêtes, conduisait en Orient. >>

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