Imatges de pàgina
PDF
EPUB

Quand les mariniers virent que la chaloupe s'enfonçait peu à peu, ils s'enfuirent dans le grand vaisseau et laissèrent mes chevaliers dans la chaloupe. Je demandai au maître combien il y avait de gens de trop, et aussi je lui demandai s'il mènerait bien nos gens à terre, si je le déchargeais de tant de gens; et il me répondit : « Oui. » Et je le déchargeai en telle manière que par trois fois il les mena dans mon vaisseau où étaient mes chevaux. Pendant que je menais nos gens, un chevalier qui était à monseigneur Érard de Brienne, qui avait nom Plonquet, pensa descendre du grand vaisseau dans la chaloupe; et la chaloupe s'éloigna, et il tomba dans la mer et fut noyé.

Quand je revins à mon vaisseau, je mis dans ma petite chaloupe un écuyer que je fis chevalier, qui avait nom monseigneur Hugues de Vaucouleurs, et deux très-vaillants bacheliers, dont l'un avait nom monseigneur Villain de Versey, et l'autre monseigneur Guillaume de Dammartin, qui étaient en grande haine l'un contre l'autre. Et nul ne pouvait leur faire faire la paix, parce qu'ils s'étaient pris par les cheveux en Morée; je les fis se pardonner leur rancune et s'embrasser l'un l'autre, parce que je leur jurai sur reliques que nous n'irions pas à terre avec leur rancune. Alors nous nous mîmes en mouvement pour aller à terre, et vînmes le long de la chaloupe du grand vaisseau

du roi, là où le roi était. Et ses gens commencèrent à crier après moi parce que nous allions plus vite qu'ils ne faisaient, disant que j'abordasse à l'enseigne de Saint-Denis, qui s'en allait sur un autre vaisseau devant le roi; mais je ne les en crus pas; au contraire, je fis aborder devant un gros corps de Tures, là où il y avait bien six mille hommes à cheval. Sitôt qu'ils nous virent à terre, ils vinrent piquant des éperons vers nous. Quand nous les vimes venir, nous fichâmes les pointes de nos écus dans le sable et le fût de nos lances dans le sable, et les pointes vers eux. Du moment qu'ils les virent sur le point de leur entrer au milieu du ventre, ils tournèrent devant derrière et s'enfuirent.

[merged small][ocr errors][merged small]

Monseigneur Beaudoin de Reims, un prud'homme qui était descendu à terre, me manda par son écuyer que je l'attendisse; et je lui mandai qu'ainsi feraisje bien volontiers, qu'un prud'homme tel qu'il était devait bien être attendu dans un tel besoin; de quoi il me sut bon gré toute sa vie. Avec lui nous vinrent mille chevaliers; et soyez certain que quand j'abordai je n'eus ni écuyer, ni chevalier, ni valet que j'eusse amené avec moi de

mon pays; et pourtant Dieu ne laissa pas de m'en pourvoir.

A notre main gauche, aborda le comte de Jaffa, qui était cousin germain du comte de Montbéliard, et du lignage de Joinville1. Ce fut celui qui aborda le plus noblement; car sa galère aborda toute peinte, dedans et dehors, d'écussons à ses armes, lesquelles armes sont d'or à une croix de gueules patée. Il avait bien trois cents rameurs dans sa galère, et pour chaque rameur il y avait une targe à ses armes, et à chaque targe il y avait un pennon à ses armes en or appliqué. Pendant qu'ils venaient, il semblait que la galère volât, par les rameurs qui la poussaient à force d'avirons; et il semblait que la foudre tombât des cieux au bruit que menaient les pennons, les timbales, les tambours et les cors sarrasinois qui étaient dans la galère. Sitôt que la galère fut entrée dans le sable aussi avant que l'on put l'y mener, et lui et ses chevaliers sautèrent de la galère très-bien armés et en très-bel attirail, et se vinrent arranger près de nous.

J'avais oublié de vous dire que quand le comte de Jaffa fut descendu à terre, il fit tendre ses pavillons, et sitôt que les Sarrasins les virent tendus, ils se vinrent tous assembler devant nous, et revinrent

1. Jean d'Ibelin, seigneur de Baruth et comte de Jaffa, était fils de Balian d'Ibelin et d'Eschive de Montbéliard. Il était, selon Du Cange, allié par les femmes à la famille de Joinville.

piquant des éperons pour nous courir sus; et quand ils virent que nous ne fuirions pas, ils s'en retournèrent tantôt en arrière.

A notre main droite, à un bon trait de grande arbalète, aborda la galère là où l'enseigne de SaintDenis était; et il y eut un Sarrasin, quand ils furent abordés, qui se vint lancer au milieu d'eux, ou parce qu'il ne put retenir son cheval, ou parce qu'il pensait que les autres le dussent suivre; mais il fut tout taillé en pièces.

XXXV.

Saint Louis prend possession de Damiette.

Quand le roi ouït dire que l'enseigne de SaintDenis était à terre, il traversa à grands pas son vaisseau, et malgré le légat qui était avec lui, jamais il ne voulut la laisser, et sauta dans la mer1, où il fut dans l'eau jusqu'aux aisselles. Et il alla l'écu au col, le heaume en tête et la lance en main jusques à ses gens qui étaient sur le rivage de la mer. Quand il vint à terre et qu'il aperçut les Sarrasins, il demanda quelles gens c'étaient; et on lui dit que c'étaient des Sarrasins; et il mit la lance sous son aisselle et l'écu devant lui, et il eût couru

1. Voy. chap. I.

'sus aux Sarrasins, si ses prud'hommes, qui étaient avec lui, l'eussent souffert.

Les Sarrasins annoncèrent par trois fois au soudan, par des pigeons messagers, que le roi était abordé, sans que jamais ils en eussent de message, parce que le soudan était dans sa maladie; et quand ils virent cela, ils crurent que le soudan était mort, et laissèrent Damiette. Le Roi y envoya en message pour s'en assurer un chevalier. Le chevalier s'en vint au roi, et dit qu'il avait été dans les maisons du soudan, et que c'était vrai. Alors le roi envoya querir le légat et tous les prélats de l'armée, et on chanta à haute voix: Te Deum laudamus. Alors le roi monta à cheval et nous tous aussi, et nous allâmes loger devant Damiette. Ce fut bien maladroitement que les Turcs partirent de Damiette sans faire couper le pont qui était de bateaux, ce qui nous eût causé grand embarras; mais ils nous firent grand dommage à leur départ en mettant le feu au bazar, là où étaient toutes les marchandises et tout ce qui se vend au poids; il advint de cette chose comme si quelqu'un demain (dont Dieu nous garde!) mettait le feu au Petit-Pont1.

Or disons donc que le Dieu tout-puissant nous fit grande grâce quand il nous préserva de mort et de

1. Il y avait alors beaucoup de boutiques sur le Petit-Pont, à Paris.

« AnteriorContinua »