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présence les accusés, sortez; leur dit-il, j'abandonne le coupable à ses remords. Rousseau dit que cinquante ans après cette aventure, la nuit, pendant ses insomnies, il crut encore entendre la voix du comte de La Roque. Mais il paraît que ses remords n'ont commencé à le tourmenter que long-temps après l'évènement, lorsque, se trouvant à Paris dans cette société qu'il méprisa si fort depuis, il commença à éprouver quelques sentimens honnêtes; du moins pendant le temps qu'il resta dans la ville de Turin, pendant celui qu'il passa en Savoie, on ne voit pas qu'il ait pris la moindre peine pour s'informer du tort que sa calomnie avait pu faire à Marie, et pour chercher à le réparer; et même lorsque dans ses Mémoires i insiste sur les malheurs qui ont pu arriver à Marie, sur les remords que cette idée lui fait éprouver, il ne montre pas avoir songé une seule fois en sa vie qu'il pouvait réparer ses malheurs en partie, et qu'il y était obligé. Rousseau retourna chez sa logeuse; il fit alors connaissance avec M. Guème, précepteur des enfans de M. de Mélarède, qui lui donna d'excellens conseils, tâchait de lui inspirer quelques principes d'une véritable morale, cherchait à élever son âme. C'est un des deux hommes d'après lesquels il a tracé le tableau du Vicaire Savoyard; mais le deuxième, qui était un prêtre du séminaire d'Annecy, devint curé quelque temps après ses liaisons avec Rousseau, et fut interdit pour avoir fait un enfant à sa voisine. Rousseau attribue cette aventure à un vieux Savoyard, qu'il dit,

dans Emile, être protégé par M. de Mélarède : d'où il résulte que Jean-Jacques, pour rendre au précepteur des enfans de M. de Mélarède un témoignage public de sa reconnaissance, a imaginé de lui attribuer, dans son Emile, une aventure qu'il n'a jamais eue.

Rousseau commençait à ne savoir que devenir, lorsqu'un jour le comte de La Roque l'envoya chercher, lui annonça que sur sa recommandation M. le marquis de Villefranche (à ce que je crois), de la maison de Solar, lui donnerait une place dans sa maison. M. de La Roque lui parla de cet ar rangement comme d'une chose très-avantageuse, et qui pouvait le conduire à la fortune. Rousseau

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courut bien vite chez le marquis de Villefranche. Il trouva un vieillard vénérable, ayant de l'esprit, et surtout beaucoup de raison et de bonté. Il traita Rousseau avec amitié, et lui proposa d'accepter dans sa maison une place de laquais. Rousseau ne s'attendait pas à cette chute. I accepta cependant; à la vérité, le vieux marquis lui déclara qu'il ne porterait point la livrée, qu'il ne monterait pas derrière les voitures, et qu'il ne serait attaché au service de personne en particulier.

Rousseau fut à peine établi dans la maison, qu'il devint amoureux de Mlle. de Solar, petite-fille du marquis; il ne quittait pas son antichambre, où il attendait des journées entières le plaisir de la voir passer, et sa vue le saisissait à un tel point que Mlle. de Solar ayant un jour laissé tomber son gant,

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En

Rousseau n'eut pas la force de le ramasser, et eut le chagrin de voir un autre laquais attirer les regards de Mlle. de Solar, et recevoir ses remercîmens. En servant à table, il épiait toutes les occasions de la servir, et, les yeux fixés sur elle, il cherchait à deviner ce qu'elle avait envie de demander, car jamais Mlle. de Solar ne s'avisait de s'adresser à lui. fin, un jour qu'un seigneur Piémontais, qui prétendait bien savoir le français, s'avisa de trouver une faute d'écriture dans la devise de la maison de Solar, tel fiert qui ne tue point, et de dire qu'il eût fallu écrire fier, Rousseau ne put s'empêcher de sourire; le marquis de Villefranche lui ordonna de parler; il prouva très-bien que le mot fiert était bien écrit, parce que ce mot venait du latin ferit. Son explication eut un grand succès, et Mlle. de Solar eut la bonté de lui demander à boire. Rousseau, tout hors de lui, répandit sur l'assiette et sur Mlle. de Solar la moitié du verre, et pour comble de malheur, le jeune Solar s'avisa de lui dire : Pourquoi tremblez-vous donc en donnant à boire à ma sœur? Mlle. de Solar rougit, et le lendemain sa mère défendit au pauvre Rousseau de rester dans l'antichambre de sa fille.

Vers ce temps, l'abbé de Solar revint dans la maison paternelle; il prit Rousseau en affection, l'employa à copier tantôt des mémoires de politique, tantôt des dissertations sur la littérature italienne, et, trouvant qu'il ne savait pas le latin, se chargea de lui en donner une leçon chaque jour. Rousseau

ne profita point cette partie de son éducation; mais comme l'abbé de Solar connaissait très-bien la littérature, et surtout la poésie italienne, et que Rousseau eut occasion d'écrire sous lui beaucoup de remarques sur ces objets, il en prit le goût qui ne l'a point abandonné depuis,

L'amitié de l'abbé de Solar améliora le sort de Rousseau ; il ne servit plus à table, ne fut plus traité comme un domestique. Il paraît que la famille de Solar, occupée des intrigues de la Cour de Turin, et prétendant aux places dans les négociations, avait envie de s'assurer d'un homme qui eût des talens, et qui fût absolument son ouvrage. Elle avait jeté les yeux sur Rousseau; mais Rousseau avait fait connaissance avec un polisson Genévois de son âge, et qui avait comme lui quitté son pays. La société de ce polisson lui fit négliger ses instructions; on lui en fit des reproches, et on ferma à son ami la porte de la maison. Enfin Rousseau continuant à se mal conduire, on lui signifia son congé; mais on lui dit qu'avant de sortir, il fallait qu'il parlât au jeune Solar. Ce jeune homme lui fit sur son étourderie, sur les conséquences qu'elle pouvait avoir pour lui, un discours si sensé, si supérieur à son âge et à ce que Rousseau lui connaissait d'esprit, qu'il était aisé de voir que ce discours était le fruit des leçons du grand-père ou de l'abbé de Solar. Il fut terminé par la proposition de le reprendre et de tout oublier s'il voulait promettre de renoncer à ses liaisons avec le petit Genévois, et de continuer à travailler pour

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s'instruire. Rousseau avait déjà arrangé son voyage avec son ami; ils devaient courir ensemble le Piémont et la Savoie, munis d'une fontaine de Héron, qu'ils montreraient pour de l'argent; il répondit fièrement qu'il ne s'exposerait pas à être chassé deux fois de la même maison. Il sortit, et M. de Solar lui ferma la porte un peu rudement sur les épaules. Après cette aventure, Rousseau partit, sans même dire adieu à l'abbé de Solar, et sans le remercier des leçons de latin qu'il lui avait données. Au bout de quelques jours, la fontaine de Héron se cassa. Rousseau s'aperçut que son ami n'était qu'un polisson, et ils se quittèrent sans regret à Annecy, où Rousseau retourna chez madame de Warrens, qui le reçut à merveille. On en dira tout ce qu'on voudra, dit-elle à sa femme de chambre, je le garderai ici. On lui donna donc une jolie petite chambre, dont la vue donnait sur une prairie agréable, et le voilà établi chez madame de Warrens.

Il remarque à cette occasion qu'il avait encore son puc...., mais qu'il n'était plus vierge. Malgré l'horreur que l'Esclavon lui avait inspirée, il avait profité de ses leçons; content de jouir à sa manière (c'est-à-dire d'après la manie que les corrections de mademoiselle Lambercier lui avaient fait contracter) des objets que son imagination lui présentait, il avait appris à se suffire à lui-même. Son tempérament s'était développé, et dans le temps où il était chez sa logeuse, ne sachant pas comment déterminer les femmes à le rendre heureux, quand il espérait de

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