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qui avaient l'air de francs bandits, et leur mine n'était pas trompeuse. Ils se disaient alors Esclavons, et prétendaient avoir besoin d'être baptisés. Cependant ils l'avaient déjà été deux ou trois fois, comme l'un d'eux l'avoua depuis à Rousseau; mais ils trouvaient cette manière de gagner leur vie plus douce que de travailler. D'une autre porte sortirent quelques filles dont la malpropreté et la figure. étaient fort assorties à la mine des bandits. Une seule était très-jolie. Rousseau espérait lier société avec elle, mais les hommes et les femmes ne communiquaient ensemble qu'aux heures de l'instruction.

Il y avait déjà long-temps que cette fille était dans l'hospice; les prêtres ne la trouvaient jamais assez convertie. Mais peu de temps après l'entrée de Rousseau, l'ennui la prit à un tel point qu'elle déclara positivement aux prêtres qu'elle sauterait les murs de la maison, si, convertie ou non, on ne lui en ouvrait les portes; et ils furent obligés, à leur grand regret, de recevoir son abjuration.

Rousseau n'avait aucune envie d'être catholique, mais l'ennui le gagnait, et, moitié pour se désennuyer, moitié pour différer sa conversion ou la rendre plus brillante, il se mit à disputer vigoureusement, citant à tort et à travers quelques passages de l'écriture qu'il avait retenus, et quelques raisonnemens qu'il avait entendu faire à des ministres contre le papisme. On le trouva si savant qu'on fut obligé de faire venir un théologien du dehors.

Cependant un des Esclavons s'attacha singulière

ment à Rousseau, et après quelques agaceries, auxquelles Rousseau ne comprenait rien, se trouvant seuls un jour, l'Esclavon lui fit des propositions très-claires. Rousseau les rejeta; l'Esclavon se borna ensuite à demander de légères caresses; voyant enfin qu'il ne pouvait rien espérer de son camarade, il prit le parti de s'en passer, et Rousseau vit des choses dont il n'avait aucune idée, et dont il fait une description d'un style bien étrange pour un homme qui a peint les amours d'Emile et de Sophie. -Rousseau raconta son aventure à une vieille femme employée dans l'hospice; elle le redit, et l'économe envoya chercher Rousseau, le loua sur sa pudeur, le blâma d'avoir fait un éclat qui pouvait nuire à la réputation d'une sainte maison; lui raconta que lui-même dans sa jeunesse avait allumé les mêmes désirs; qu'on l'avait surpris dans le sommeil, qu'en se réveillant il avait voulu se défendre, mais inutilement; et il finit par dire à Rousseau que, si c'était la douleur qui lui fesait peur, il pouvait l'assurer que cela ne fesait pas autant de mal qu'il le croyait. Ces étranges paroles étaient prononcées devant un grave prêtre qui n'en paraissait scandalisé. Rousseau fut effrayé, et n'ayant, pour échapper à ce qui le menaçait, d'autre ressource que de se faire catholique, il aima mieux prendre le parti de croire à la présence réelle.

pas

Voilà donc Rousseau déterminé à se convertir. L'Esclavon eut le pas sur lui; on le baptisa huit

jours avant l'abjuration de Rousseau, et la cérémo nie fut plus pompeuse; car on rend d'autant plus d'honneurs aux néophites qu'ils ont eu un plus grand chemin; à faire pour devenir catholiques. La céré monie de Rousseau fut pourtant assez belle: il y avait devant lui deux hommes portant chacun un grand bassin de cuivre, sur lequel ils frappaient avec une petite baguette. Les bonnes âmes jetèrent leurs aumônes dans le bassin. L'abjuration faite, on ramena Rousseau à l'hospice en procession; ensuite on lui ôta son habit de cérémonie, on lui rendit le sien; on lui donna 20 francs, qui étaient tout le produit de la quête, et on le mit à la porte de la maison. Jean-Jacques avait imaginé que la conversion d'un Genévois ferait, à Turin, bien plus d'ef fet; il vit disparaître en un clin d'oeil toutes les espérances romanesques dont il s'était bercé, et trouva heureusement une logeuse qui, pour un soų par nuit, lui donnait une retraite. Il vivait de pain et de lait: son hôtesse, à qui il raconta son histoire, et qui était une femme de bon sens, lui promit de lui chercher quelque place, et lui conseilla de tâcher de tirer parti du peu qu'il savait de son métier de graveur. En effet, il se proposa pour graver à trèsbon marché des armoiries et des chiffres sur de la vaisselle ou des bijoux, et il trouva quelques pratiques, entre autres madame Basile, jeune et trèsjolie femme d'un vieux marchand jaloux, qui avait, en partant pour un voyage, laissé madame Basile sous la garde d'un commis très-brutal, et d'autant

plus incapable de laisser tromper son maître pour d'autres, qu'il aurait eu plus d'envie que madame Basile le trompât pour lui-même. Rousseau devint éperdument amoureux de madame Basile; il eut un jour le bonheur de passer une demi-heure à genoux sur la natte où elle avait les pieds posés : enivré par le plaisir de la regarder, sa tête se laissa tomber sur les genoux de madame Basile, sa bouche se colla sur sa main, tout cela se passait sans dire une parole; mais on entendit tout-à-coup arriver le commis. Rousseau, en écrivant cette histoire cinquante ans après, n'en avait pas oublié la plus légère circonstance, et ce fut, dit-il, un des plus heureux momens de sa vie. L'arrivée du mari interrompit cette liaison, au grand regret de Rousseau. Quant à madame Basile, il paraît qu'elle n'avait jamais eu d'intentions bien sérieuses. La logeuse de Rousseau lui procura, par son crédit, l'avantage d'entrer comme laquais chez madame la comtesse de Vercelis, femme dont Rousseau, qui lui a servi de secrétaire, compare le style à celui de madame de Sévigné. Cependant elle parut sentir très-faiblement le mérite de son nouveau laquais, ne montra point un désir bien vif de connaître ses aventures, se contentant des réponses très-courtes de Rousseau à quelques questions qu'elle lui fit comme par manière d'acquit, et en mourant, trois mois après, ne lui laissa rien par son testament. Rousseau en paraît encore étonné en écrivant ses mémoires. Cependant, quand il entra chez ma

dame de Vercelis, elle était mourante d'une maladie incurable, et sa manière de penser l'aurait plutôt éloignée que rapprochée d'un petit vagabond de Genève, qui était venu comme un étourdi se faire catholique à Turin. A la mort de madame de Vercelis, le comte de La Roque, son neveu et son héritier, renvoya toute la maison. Dans le déménagement, un ruban rose glacé d'argent se trouva perdu; la nièce de la femme de chambre, à qui il appartenait, s'en plaignit ; on fouilla les paquets des domestiques, et le ruban se trouva dans une des poches de Rousseau. Rousseau, surpris, soutint qu'il n'avait pas pris le ruban, et que Marie le lui avait donné. Marie était une petite Savoyarde assez jolie, très-jeune et fort innocente; madame de Vercelis, qui, dans les derniers temps de sa vie, n'avait plus besoin de cuisinier, l'avait prise pour faire son bouillon. Le comte de La Roque voulut que Marie et Rousseau fussent confrontés devant lui en présence de toute la maison. Marie parut trèscalme et très-affligée; elle protesta en pleurant de son innocence: Ah! M. Rousseau, lui dit-elle pour tout reproche, je ne vous aurais pas cru d'un si mauvais caractère. Rousseau, au contraire, continua d'accuser Marie avec une effronterie infernale (je crois me rappeler que c'est son expression). L'assemblée parut être contre Marie; il paraît que c'était aussi l'opinion du comte de La Roque, puisqu'il donna depuis Rousseau à un de ses amis. Cependant il ne voulut pas juger, et chassant de sa

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