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ciennes; car celles-ci, dans leur simplicité grossière, sont tenues pour divines, tandis que les nouvelles, travaillées avec plus de soin, sont admirées, il est vrai, mais personne n'y retrouve le caractère de la divinité.

Semblable à Dante, Eschyle a dans son style une grâce un peu sauvage, et dans ses idées une majesté sublime. Comme lui, il est très-sobre d'incidents; mais ceux qu'il amène sont les plus propres à causer une impression profonde. Comme lui, il abuse peut-être des métaphores et exagère les images; il a moins de correction que de gravité, moins de beauté que de grandeur. Du reste, il ignore les mœurs étrangères; ainsi, dans les Perses, il fait adorer les dieux aux sujets du grand roi, montre leurs femmes s'exposant publiquement aux regards, et met en usage parmi eux les formes représentatives, au lieu de la monarchie despotique. En général, il cherche plutôt à inspirer la terreur que la pitié. Il fait bien, mais sans le savoir, disait de lui Sophocle; ces paroles indiquaient que ce nouveau poëte tragique unirait l'art à l'inspiration (1).

Après la bataille de Salamine, Sophocle fut, à cause de sa beauté, choisi pour chanter le pæan dans le chœur des adolescents, et pour danser autour du trophée de la victoire : il commanda, dans l'armée, sous Périclès et sous Thucydide; il fut enfin prêtre, et comblé de toutes les bénédictions que peuvent procurer la sérénité de l'âme, l'estime publique et la satisfaction d'avoir fait le bien. Seulement, dans sa grande vieillesse, il eut la douleur de se voir accusé d'imbécillité par un fils ingrat; mais il se disculpa glorieusement en lisant son OEdipe à Colone, comme Eschyle, accusé d'avoir violé les mystères, s'était fait absoudre en découvrant les blessures qu'il avait reçues à Salamine. Vingt fois Sophocle obtint le premier prix dans les concours des jeux (2), plus souvent le

(1) Des 80 tragédies d'Eschyle, il nous reste: Prométhée enchaîné, les Sept devant Thèbes, les Perses, les Suppliantes, Agamemnon, les Choéphores, les Euménides. Des 133 tragédies de Sophocle, il nous en reste également sept: Ajax furieux, les Trachiniennes, Electre, Philoctète, Edipe roi, Edipe à Colone, Antigone. D'Euripide il nous reste vingt tragédies, dont les principales sont les Phéniciennes, Hippolyte, les Suppliantes, Médée, Hécube, Oreste, Andromaque, Alceste, Iphigénie en Aulide, Iphigénie en Tauride.

(2) Il concourut la première fois avec Eschyle, par le drame intitulé Triptolème, appartenant au genre de pièces appelées satyriques, à cause des satyres qui, avec les nymphes et les cyclopes, formaient le chœur. Ces compositions, antérieures peut-être à la tragédie et à la comédie véritables, appartenaient à la dernière par le style et par les situations, et à l'autre par le genre des personnages. C'étaient, en effet, des divinités, des demi-dieux, des héros; mais ils figuraient

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second. Il conforma la tragédie à la suavité de son propre caractère et aux nouvelles habitudes aimables et polies des contemporains de Périclès. Autant Eschyle s'élève par le sublime, autant Sophocle est admirable par la noblesse ; on dirait qu'il représente la majestueuse sécurité de sa patrie lorsque, la lutte cessée, elle se reposait sur des lauriers. Il plaisait plus qu'Eschyle, précisément parce qu'il s'élevait moins à cette sublimitéqui n'est pas accessible aux esprits vulgaires. Il représentait des êtres réels, et non imaginaires; son intrigue était mieux développée, son style plus doux. Ainsi Pétrarque a plus de lecteurs que Dante.

Il composa cent trente tragédies; il ne nous en reste que sept, toutes d'une exquise beauté, et dont l'examen réfléchi peut mieux que toute autre composition poétique révéler le sentiment des beaux-arts dans la Grèce. Son vers est poli, élégant et travaillé avec soin, tel qu'il convenait à son siècle; la locution attique s'y manifeste avec plus de facilité et de souplesse que dans les pièces d'Eschyle, comme aussi l'intrigue et les scènes montrent une plus grande habileté. La douceur et les beautés naïves de son style lui valurent le surnom d'Abeille attique. Il est certain que personne ne le surpassa jamais dans le choix des expressions et des tours de phrases. Si ses chœurs ne l'emportent pas sur ceux de Pindare, ils les égalent du moins, tant pour la pensée que pour la forme. Il ne borna pas, comme Eschyle, son public aux prêtres, aux vieillards et aux patriciens; il y admit aussi les femmes. Ses idées sur la divinité sont très-élevées (1); avec lui la religion respire la sérénité, l'horreur fait place à l'émotion. Une fois qu'il a choisi dans des scènes champêtres et dans des aventures simples, entremêlées de danses, au milieu de forêts, de grottes et de fontaines. Il ne nous reste d'autre exemple de ces pièces que le Cyclope d'Euripide. Sophocle avait composé aussi plusieurs de ces pièces satyriques, mais toutes ont péri; le Triptolème est surtout à regretter, parce qu'il nous eût expliqué peut-être les relations entre la Grèce et l'Italie. Le héros y recevait de Cérès le char magique pour passer dans la Péninsule, et en même temps des renseignements sur l'Italie, l'Œnotrie, la Tyrrhénie, la Ligurie (Denys d'Halicarnasse, I). D'autres étaient mythologiques, quelquesunes plaisantes, et, autant qu'il peut paraître par leurs titres, elles se rapprochaient du sens que nous donnons au mot satyrique. Tels devaient être le Momus, l'Exil des dieux, les Aloades, pièces remplies de traits piquants contre les institutions dégénérées d'Athènes. Le Banquet des Grecs à Troie, où il était fait allusion aux querelles des généraux, était du même genre; comme aussi les Amants d'Achille, dont les scènes représentaient, et assez peu décemment, les minauderies de certains galants auprès du héros, qui passait à Scyros pour une jeune fille. (1) SCHWAB, De religione Sophoclis rationali. Stuttgard, 1820. SCHMID, De notione fati in Sophoclis tragediis. Leipzig, 1821.

STEINER, Ueber die Idee des Sophocles von der gottlichen Vorsehung. Güllichan, 1829.

son modèle, il s'applique à le rendre idéal, sans prétendre néanmoins lui donner la perfection, à le rendre passionné, sans pourtant en altérer la noblesse. Il introduisit un troisième interlocuteur sur la scène, d'où il bannit les êtres mythologiques et de raison pour s'en tenir aux rois et aux héros ; il substitua à l'idée du Destin, prédominante dans Eschyle, celle de la Providence. Sachant distinguer les différents langages qui conviennent aux divers personnages, il conserve à tous la dignité réclamée par cet idéal qui forme le but de l'art grec. Sans exagération dans l'expression de la douleur, sans afféterie dans celle des sentiments tendres, combinant mieux les événements, distribuant les rôles avec plus de tact, il marche au dénoûment avec plus de sûreté.

Désormais il ne s'agit plus d'inspirer l'horreur de la domination étrangère, mais de refréner une liberté inconsidérée; on dirait que son Ajax console les grands persécutés dans Athènes, que son Antigone avertit les hommes de ne pas lutter contre le destin. Philoctète insinue de mieux traiter les esclaves, et respire les senfiments d'un âge chevaleresque. L'amour d'Hémon tient de la délicatesse moderne. Déjanire, dans l'Hercule furieux, a déjà de la modestie, des manières polies, et, quoique jalouse, elle fait accueil à sa rivale, par égard pour son époux. Dans Térée, tragédie qui a péri, une femme déplore la condition de son sexe dans ces termes, dictés par un sentiment plus délicat que chez tout autre tragique :

<< Enfants, l'insouciance nous élève dans la maison paternelle << au milieu des jouets; quand nous sommes nubiles, on nous << transporte au milieu d'étrangers, loin du foyer domestique; une << nuit change toute notre existence, et il ne nous reste qu'à nous « résigner. >>

Ceux qui ne sauraient mesurer la grandeur des conceptions du génie grec pourront seuls comparer aux précédents Euripide de Salamine, et ce poëte leur sera préféré par les idolâtres de la forme, qui ont de l'oreille et manquent de cœur. Eschyle avait cherché la terreur, Sophocle la pitié; Euripide, qui était loin de leur élévation magnanime et de leur sage composition, visa au pathétique; mais, pour y atteindre, il eut recours à des moyens qui ne furent pas toujours nobles : il subordonna le caractère à la passion, donna aux dieux et aux héros le langage des passions vulgaires; en étudiant le vrai, il tomba dans le commun, et peignit les hommes ignoblement vicieux et agissant par des motifs empreints de trivialité. Aussi Sophocle disait-il : J'ai peint les hommes comme ils devraient être, Euripide tels qu'ils sont. Déjà

Euripide. 480.

l'inspiration avait fait place à l'élégance, et le goût était asservi à des règles. Euripide n'osa se fier à son intelligence vigoureuse, à son imagination brillante, à son sentiment exquis; il voulut que l'érudition, le raisonnement, une critique minutieuse, fissent chez lui violence à ces dons précieux. En se proposant l'art pour but, il marche d'un pas inégal entre de grandes beautés et des expédients mesquins, se montre plus souvent rhéteur que poëte, et porte sur la scène les habitudes de l'école et des tribunaux. Les discussions légales reviennent dans l'Hécube, mais bien autres que celles des Euménides. L'Oreste est un procès dans toutes les formes; Ulysse torture en sophiste le sens des paroles. Euripide introduisit le prologue, ressource malheureuse pour informer le spectateur des événements qui ont précédé l'action, au lieu de l'en instruire par l'action elle-même. Dans ses plans, les faits particuliers se présentent en première ligne, au détriment de ceux d'un intérêt général; leur peu de vigueur est secondée par la mollesse de la poésie et par un style énervé. Au lieu de gourmander ses contemporains et d'exalter les sentiments nobles, Euripide se fait le panégyriste de son époque.

Or c'était le temps où les sophistes se complaisaient dans les disputes, confondaient les idées morales, et s'acheminaient au scepticisme. Euripide, sacrifiant à ces idoles, fait grand étalage de sentences qui, souvent immorales, mais d'une poésie éblouissante, devaient produire le plus mauvais résultat sur un peuple que les beaux-arts impressionnaient si vivement (1). Il est juste aussi de dire qu'il atteint parfois, dans la peinture des grandes infortunes, la véritable beauté morale; si, d'ailleurs, il n'avait eu des qualités réelles, il n'aurait pas fait les délices de Racine, et les Athéniens n'auraient pas déposé ses ouvrages dans les archives publiques, avec ceux d'Eschyle et de Sophocle, en établissant un gardien pour leur conservation.

Une pareille mesure nous montre quelle importance les Grecs attribuaient à la tragédie, qui était l'objet d'un concours dans les solennités de Bacchus. Chaque compositeur devait présenter trois tragédies et un drame satyrique, c'est-à-dire pastoral, afin d'ef

(1) Servons les dieux, quels qu'ils soient. » (Oreste.) « S'il faut violer la justice, viole-la pour régner; dans tout le reste, observe-la. » C'était l'axiome favori de Jules César.<< La bouche a juré, mais non le cœur.» (Hippolyte.) Platon fait très-probablement allusion à Euripide lorsqu'il se plaint de ce que « les poëtes tragiques abandonnent les hommes à la fougue des passions, et les amollissent << en faisant éclater les héros en plaintes exagérées. » Euripide porte aux femmes une haine particulière, ce qui l'entraîne à ces trivialités que, de nos jours, le vulgaire applaudit encore sur quelques-uns de nos théâtres.

facer par le rire l'impression mélancolique. Ces pièces ne se répétaient pas, comme on le fait parmi nous, à moins que l'auteur n'y eût apporté de grands changements, et après beaucoup de temps. De là, l'étonnante fécondité des anciens poëtes dramatiques. Bien qu'ils fussent presque tous des hommes d'État et de guerre, il en est peu parmi ceux que nous connaissons qui aient laissé moins de soixante pièces de théâtre, et quelques-uns en ont composé plus de cent vingt; mais il ne nous en est resté que sept des cent trente de Sophocle, dix-huit des quatre-vingt-douze d'Euripide, et sept des quatre-vingts d'Eschyle. En outre, l'auteur devait former sa troupe, lui apprendre les gestes, la déclamation, veiller à la mise en scène et dresser le chœur.

Tout était idéal dans la tragédie; l'acteur adoptait des 'poses et des gestes héroïques, de même que le poëte choisissait ses caractères, non en dehors, mais au-dessus de l'humanité. Le thème ordinaire était la lutte entre la liberté morale et le Destin, puissance inflexible devant laquelle les dieux eux-mêmes inclinaient leur front. La croyance asiatique en cette divinité suprême ne permet pas d'accuser les dieux d'injustice, même quand ils accablent l'homme de bien pour favoriser le méchant, et l'on croirait que les poëtes tragiques furent d'accord pour prémunir l'esprit contre l'instabilité des choses humaines. L'Agamemnon d'Eschyle s'écrie en entrant dans son palais : Honorez-moi comme homme, non comme dieu. Le premier don des dieux est la modération; ne proclamez heureux que celui qui a terminé ses jours dans une tranquille prospérité. Les Trachiniennes de Sophocle s'ouvrent par ces paroles de Déjanire: On a toujours dit qu'on ne pouvait juger du bien ou du mal de notre vie, tant qu'on n'en avait pas atteint le terme fatal. Dans Euripide, Andromaque s'écrie: On ne devrait jamais appeler personne heureux avant la fin de ses jours. Dans l'OEdipe de Sophocle, ces mots sont adressés aux spectateurs Après tant de grandeurs, voyez en quel abime OEdipe fut précipité. Apprenez, aveugles mortels, à tourner vos regards vers le dernier jour de la vie, et à n'appeler heureux que celui qui est arrivé au terme. Mais il semble que le sentiment exquis du beau fit exclure de la tragédie grecque, avec tout sujet se rapprochant trop de notre condition ordinaire, les malheurs dont chacun pouvait être la victime; la muse tragique s'arrêta plus volontiers aux aventures des dieux et des héros.

L'élément populaire se manifestait plus particulièrement dans le chœur, caractère véritable du drame athénien. Le choeur, représentant les assemblées publiques, exerce sa suprématie sur les

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