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Théâtre.

recherchaient plus en lui la hardiesse que l'ordre, et voulaient être secoués, non chatouillés agréablement; ils aimaient donc, dans ses chants, la nouveauté des pensées, le luxe des paroles, la gravité des sentences, l'éclat dont il revêt les choses les plus communes, et l'audace avec laquelle il s'élève parfois jusqu'à la hauteur des poëmes tragiques, jusqu'à l'abondance épique d’Homère.

Pindare nous peint les principaux personnages de la Grèce et de la Sicile charmant les loisirs de la paix par des fêtes, des courses de chevaux et de chars, des banquets d'amis, sans que jamais le poëte y manquât. Si on lui adresse le reproche de ne pas avoir accordé un mot d'éloge aux vainqueurs de Marathon et de Salamine, tandis qu'il prodiguait largement les louanges à des athlètes, à des coureurs, à des hôtes riches et généreux, loin de nous de chercher à l'en disculper; mais quelles fortes émotions devaient éprouver les Grecs rassemblés à Delphes, à Olympie ou sur l'Isthme, alors qu'au milieu des solennités nationales, au son d'une musique animée, il dispensait la gloire aux villes de la Grèce. Il disait à ceux de Corinthe: C'est parmi vous que la plupart de nos arts ont pris naissance; c'est vous qui les premiers avez assujetti le coursier au mors; c'est parmi vous que le bruyant dithyrambe se fit entendre pour la première fois (1). Il disait à ceux d'Égine: C'est dans votre ile que naquirent tant de héros des vieux áges: Eaque, l'aïeul d'Achille et le juge des humains; Ajax, qui vainquit les Troyens, et dont la renommée surpasserait Ulysse, sans les vers d'Homère (2). Il disait aux princes de Syracuse: Par votre victoire sur le Tyrrhénien allié de Xerxès, vous nous avez préservés de l'esclavage (3). Il disait d'Athènes : C'est la grande ville de la Grèce; c'est elle qui a sauvé les Grecs à Sala mine, et qui a, près d'Artémisium, jeté les fondements de la liberté (4). En entendant ainsi célébrer les exploits les uns des autres, et en les chantant à leur tour sur les rives du fleuve natal, les peuples se réunissaient dans une même affection pour la patrie commune, et partout se répandait une moralité bien supérieure à celle des préceptes froidement dictés par les autres poëtes.

Au nombre des principaux caractères de la civilisation grecque, on remarque le goût dominant des spectacles, et le penchant à convertir en récréations intellectuelles les plaisirs sociaux. Les

(1) Olympique XIII.

(2) Néméenne VII.

(3) Pythique I.

(4) Pythique VII.

Grecs ont élevé le théâtre à une telle hauteur, que, pour le comprendre, il faut oublier tout à fait la nullité fastueuse des nôtres, où, sans autre motif que d'échapper à l'ennui, un petit nombre de personnes, renfermées chaque soir entre quatre murs, s'amusent à admirer des beautés de convention. Les théâtres grecs étaient découverts, afin que l'aspect de l'horizon et de la campagne soutînt la gaieté des fêtes; on les plaçait dans des situations agréables, offrant une perspective spacieuse (1), souvent en vue de la mer, toujours du ciel, de sorte que, lorsque l'acteur invoquait les astres et la nature, ses regards les contemplaient réellement; parfois il apercevait les lieux auxquels il adressait la parole: ainsi Ajax mourant apostrophait Salamine, d'Athènes. Ces théâtres étaient assez vastes pour contenir les citoyens et les étrangers qui accouraient aux fêtes; les spectateurs, assis sur des gradins, s'échelonnant successivement, voyaient à distance les acteurs, qui, par cette raison, étaient obligés d'exagérer leurs traits, leur voix et leur taille, au moyen de masques et de cothurnes. On n'y étalait point de décorations en toiles peintes, mais des objets réels. La pompe en était telle qu'au dire de Plutarque les représentations des Bacchantes, des Phéniciennes, d'OEdipe, d'Antigone, de Médée et d'Électre, coûtèrent plus que toute la guerre des Perses.

Les comédiens étaient très-honorés en Grèce, et Eubule osait direà Denys des vérités que ce prince n'eût pas endurées d'un autre. Aristodème réconcilia Philippe avec Athènes, quand il était le plus irrité contre elle; ce roi ne pouvait se passer de Néoptolème et de Satyre, et il sut beaucoup de gré aux Athéniens d'avoir permis qu'ils comparussent dans ses festins. Satyre demanda pour récompense au roi de Macédoine les filles de l'un de ses amis, faites prisonnières dans Olynthe, et, seul parmi les Grecs, il s'intéressa aux malheurs des Phocidiens, dont il racheta un grand nombre. Golus se vantait d'avoir gagné un talent (2) en deux soirées, et l'on sait que quinze talents étaient, à Athènes, une fortune considérable. Les auteurs remplissaient eux-mêmes un rôle dans leurs compositions; mais il faut songer avant tout que le principal but des représentations scéniques était l'unité d'impression, de sorte que tout y était subordonné au poëte, décorations, musique, ac

teurs.

L'art dramatique a dû commencer en Grèce, comme ailleurs, par de faibles essais; on veut même que le bouc (τpάyos) que l'on

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Eschyle.

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sacrifiait dans les fêtes de Bacchus ait donné son nom aux tragédies, qui n'étaient d'abord que des odes composées par Épigène de Sicyone, sur les aventures de Bacchus, d'Ariane, d'Adraste, et chantées par tout le peuple ou par des choeurs nombreux. Les drames grecs ne perdirent jamais l'empreinte de cette origine populaire; mais, selon nous, la tragédie dut aux solennités des mystères une origine plus élevée et plus religieuse. Les chants des chœurs, la pompe des processions, l'imitation d'une existence sauvage faisant place à la vie sociale, les représentations des exploits de personnages illustres qui, les premiers, enseignèrent l'agriculture et civilisèrent les hommes, avaient déjà quelque chose de théâtral, comme nos mystères du moyen âge. La muse grecque osa mettre librement son pied chaussé du cothurne hors de l'enceinte sacrée; mais elle conserva toujours le caractère religieux, de même que les plus anciennes productions de la Chine et de l'Inde, que l'on récite encore sur des théâtres construits à côté des pagodes.

De là, l'accusation de profane dirigée contre Eschyle, comme s'il eût divulgué les pompes secrètes des mystères; de là, pour ses successeurs, la nécessité de traiter des sujets moins religieux et plus vulgaires (1).

Du temps de Solon, Thespis adjoignit au chœur un personnage qui jouait un rôle. Phrynichus mérite d'être cité avec honneur pour avoir introduit le premier les femmes sur la scène, et traité un sujet à la fois historique et récent; en effet, il fit représenter, aux frais de Thémistocle, la prise de Milet d'une manière si touchante que les Grecs le condamnèrent à une amende de mille drachmes, soit par un sens exquis de l'art, qui repoussait du théâtre les événements trop réels, soit parce qu'ils y virent un reproche de ne pas avoir secouru cette ville. Chérile donna le costume aux acteurs, et c'est pour ses drames que fut construit le premier théâtre.

Eschyle d'Éleusis, dont la muse fut l'amour de la patrie, dépassa tous ces faibles essais.

Quant à la forme qu'il a su donner à la tragédie, mélange de grâce et de force, il l'a empruntée à l'épopée ionienne et à la poésie lyrique des Doriens. A l'unique acteur qu'avait introduit Thespis pour parler avec le chœur, il en ajouta un autre et les fit

(1) BOECKH, De trag. gr. principiis. Heidelberg, 1808.

JACOBS, De tragic. græcorum cum republica necessitudine (dans les Quæst. Sophocl. Varsovie, 1821).

SUVERN, Ueber die histor. und polit. Anspielungen in der alter Tragödie. (Académie de Berlin, 1824.)

dialoguer ensemble; il donna à la tragédie une scène régulière, des costumes et des décors convenables, des procédés mécaniques, tout ce qui pouvait enfin mériter l'attention du peuple le plus cultivé, lorsqu'il se réunissait dans Athènes entre la fin de mars et le commencement d'avril, pour célébrer les Dionysiaques. Il peignit l'homme dans ses formes les plus gigantesques, quand, par une force supérieure et inévitable, il est plongé du sommet des grandeurs dans l'abîme de la misère; c'est dans cette doctrine sévère de la fatalité qu'Eschyle puise l'intérêt de ses drames. Afin d'en rendre l'impression plus profonde, il alla chercher ses sujets dans les traditions les plus reculées, parmi ces mythes qui révélaient de sublimes vérités primitives, et qu'il avait appris dans l'école de Pythagore (1). Il y trouva Prométhée, symbole de l'humanité, ravisseur du feu céleste, civilisateur des hommes, puni du bien dont il fut l'auteur, et délivré par la force; il le prit pour le héros d'une de ses tragédies. Les pédants doivent la trouver bien mesquine, car elle se poursuit en lamentations perpétuelles du héros ou des divinités qui y figurent; mais aux esprits qui savent voir elle offre un emblème grandiose de l'homme qui faillit, souffre et se relève, ou du génie affligé parce qu'il est grand, parce qu'il ne sait pas plier sous la loi de Jupiter, c'est-à-dire sous l'empire de la force insensée, et qu'il aime plus la race humaine que luimême (2).

Au moment où l'indépendance de la Grèce était menacée, Eschyle combattit pour la défendre, à Marathon, à Salamine; puis il continua sa tâche, en stimulant d'un nouvel aiguillon le courage national. Dans la tragédie des Perses, que le sophiste Gorgias disait inspirée plutôt par Mars que par Bacchus, le dieu des poëtes tragiques, il choisit l'époque la plus glorieuse du pays, le sujet le plus héroïque, bien autrement puissant sur les opinions et sur la politique que les exploits des demi-dieux, parce qu'il réunit le double mérite de la vérité et de l'actualité, car la guerre commencée alors ne devait finir qu'avec Alexandre le Grand. Eschyle y met le sentiment de la dignité personnelle et l'esprit pu

(1) Eschylus, non poeta solum, sed etiam Pythagoreus. CICERON, Tusc., II, 10.

(2) On s'étonne de trouver dans un écrivain aussi tempéré et d'un goût aussi sûr que M. Villemain, ces paroles : « Je ne parle pas de Prométhée, pièce monstrueuse, où l'on voit arriver l'Océan qui vole, porté sur un animal ailé, et d'autres folies poétiques de l'imagination grecque. » (Cours de littérature française, 3o partie, 5o leçon.) Monstrueuse, folies, parce qu'elle s'éloigne de la pompeuse décence que leurs imitateurs imposent aux Grees.

blic en opposition avec l'obéissance aveugle d'une multitude livrée au caprice d'un homme, dont la grandeur consiste dans l'avilissement de ses semblables.

La tragédie de l'avenir, quand elle aura compris sa mission, devra se proposer pour but d'ennoblir les passions humaines, d'éteindre les haines et la soif de la vengeance, de représenter la turpitude du vice, de montrer les consolations et les récompenses qui attendent la vertu malheureuse. L'art antique ne pouvait s'élever à la hauteur de cette morale; aussi presque tous les drames qu'il inspira, et ceux des modernes, ont ils en général le même caractère ; ils poussent à un sentiment de réaction. Tel est, en effet, le but de la tragédie d'Eschyle, qui tend à exciter chez les Grecs la joie du triomphe à la vue des souffrances d'une nation ennemie. Quel sourire d'orgueil devait éclore sur les lèvres des Athéniens, en voyant l'ennemi de leur liberté prendre la fuite sans autre arme que son carquois, et l'ombre de Darius recommander aux siens de ne plus attaquer la Grèce, Athènes surtout !

Dans les autres tragédies, il cherche aussi à inspirer des sentiments conformes au temps, à montrer l'importance de la victoire athénienne; il veut convaincre ses spectateurs que la liberté ne succombe jamais; que la vraie grandeur l'emporte sur la force, et brille dans les revers; que les tyrans eux-mêmes sont soumis à un pouvoir invincible, celui du destin. Il met en relief, dans les Suppliantes, les liens sacrés des peuples et de la religion. Sa pensée dominante, dans les Sept devant Thèbes, est celle de la république et de la religion, mises en péril par l'étranger Capanée; ce ne sont pas des infortunes privées qu'il nous montre, mais bien le péril de la cité et l'assistance des dieux, et il termine sa tragédie par le chant de joie du peuple délivré de l'invasion. Dans Agamemnon, il fait voir au peuple, enivré de ses triomphes, les conséquences de l'orgueil, et le choeur oppose une résistance aux menaces d'Égisthe. Dans les Choéphores, le juste triomphe du méchant; la légitimité, de l'usurpation; la volonté divine, de l'audace humaine. Dans les Euménides surtout, il met les décisions de la justice dans la main des dieux, environnant l'Aréopage d'une solennité religieuse, et consacrant les institutions, les fêtes, les usages de la patrie. De même que les plus grands hommes d'Athènes, Eschyle opposa à l'esprit novateur du peuple l'attachement aux choses anciennes. Invité à refaire le pæan de Phrynichus, par lequel s'ouvraient les jeux, il répondit: Cethymne est excellent, et je craindrais, si j'en composais un nouveau, qu'il ne lui arrivât comme aux nouvelles statues comparées aux an

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