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Après la victoire du Graniqué, il épargne les vaincus; à Issus, il fait trêve aux joies du triomphe, pour consoler la famille de Darius, et il évite jusqu'au danger de voir la femme et les filles du grand roi, qui sont tombées en son pouvoir. Il rend enfin aux restes de son ennemi des honneurs dignes de lui. Que l'on compare maintenant une conduite si noble avec l'indécente explosion de joie qui salue, dans Athènes, la mort de Philippe; avec l'insatiable cupidité et la popularité babillarde des démagogues grecs; avec l'obscénité affichée par les héros et les villes entières. Cellesci continuaient l'infàme trafic des jeunes gens voués à la prostitution; Théodore de Tarente étant entré au port avec un chargement de ces malheureux, Philoxène, gouverneur de la côte, écrivit à Alexandre pour lui en proposer deux d'une rare beauté. Alexandre, indigné, lui répondit en lui demandant de quelle ignoble volupté il l'avait jamais entendu accuser, pour lui faire une semblable proposition. Il ne se montra pas moins sévère envers Agnon, qui offrait de lui acheter un certain Cléobule, lequel, dans Corinthe, trafiquait de sa personne à un prix exorbi

tant.

Combien il est regrettable de voir de si belles qualités, qui font de lui l'unique héros chevaleresque de l'antiquité, gâtées par un caractère d'une extrême vivacité, par une prospérité non interrompue, et par la pire espèce d'ennemis, les flatteurs! Les anciens courtisans de Denys le Jeune, après la chute de ce tyran de Syracuse, accoururent auprès d'Alexandre pour le flatter (1). Les sophistes qui, dans Athènes, faisaient métier d'égarer le peuple, mirent tout en œuvre auprès du héros pour assoupir les remords de ses premières iniquités. Ils justifièrent le meurtre de Clitus, l'un en l'attribuant à la colère de Bacchus, l'autre en disant que la justice se tient à la droite de Jupiter, pour indiquer que les actes des rois sont toujours justes (2). Callisthène justifiait indirectement la mort de Parménion; Anaxagore suggérait à Alexandre de faire exposer sur sa table les têtes des rois et des satrapes, et quand il entendait gronder la foudre, il lui demandait : Est-ce toi qui tonnes, ó fils de Jupiler (3)?

Il dépouilla le trésor de Suze, où l'on trouva 48,000 talents en barres, et 9,000 en argent monnayé; des étoffes de pourpre d'une valeur de 5,000 talents, et si belles qu'elles semblaient sortir

(1) ATHÉNÉE, XII, 538.

(2) ARRIEN, IV, 9.

(3) ATHÉNÉE, VI, 57.

des mains de l'ouvrier, bien qu'elles fussent là depuis cent quatrevingt-dix ans ; des vases pleins d'eau du Nil et du Danube, pour montrer l'étendue de l'empire perse, et un trône d'une merveilleuse richesse. Alexandre s'y assit, et, petit comme il était, ses pieds ne pouvaient s'appuyer au sol; quelqu'un s'en apercevant lui mit sous les pieds, en guise de tabouret, la table de Darius (1). Alors un eunuque, vivement ému de voir cette table, sur laquelle son ancien maître avait si souvent pris ses repas, servir de marchepied au nouveau maître, éclata en sanglots. Le Macédonien, touché de sa douleur, ordonna de l'enlever; mais Philotas s'y opposa en disant : Elle n'a pas été mise là par ton ordre, ainsi lu n'as rien à te reprocher; la Providence a permis qu'il en fût ainsi pour montrer l'instabilité des choses humaines. Alors Alexandre la fit laisser sous ses pieds. Le Corinthien Démarate, le voyant siéger en grande pompe sur ce trône magnifique, versait des larmes d'attendrissement, et proclamait malheureux ceux qui n'avaient pas contemplé Alexandre dans sa majesté. L'Athénien Athénophane lui suggéra, pour s'amuser tandis qu'il était au bain, de faire oindre de naphte un jeune garçon, et de mettre le feu à l'enduit. Enfin, la courtisane Thaïs se déclarait bien dédommagée de toutes les peines qu'elle avait souffertes en errant dans toute l'Asie, puisqu'elle avait la satisfaction d'insulter à l'orgueil des rois de Perse, de fouler sous ses pieds leurs magnificences: Mais ma joie serait bien plus grande, ajoutait-elle, si je pouvais incendier le palais de ce Xerxès qui incendia Athènes ! si l'on annonçait au monde qu'une faible femme a vengé la Grèce mieux que ne l'avaient fait, avant elle, les chefs de tant de soldats! Les applaudissements et les acclamations éclatent à l'appui de ce qu'elle vient de proposer; Alexandre, en proie à l'ivresse, saisit une torche, et Persépolis est en flammes.

La corruption fut chez l'homme à la hauteur du héros. Il se montrait tantôt en Mercure, tantôt en Hercule, tantôt en Jupiter, et se livrait à des infamies sous ces infâmes transformations. Pour se conformer aux mœurs des vaincus, il devint superstitieux en Égypte, dissolu en Perse; il fut despote, et par conséquent cruel, tantôt par l'effet de l'ivresse, tantôt par celui du soupçon : l'horrible massacre de Thèbes, le supplice des défenseurs de Tyr et de Gaza, l'incendie de Persépolis, le meurtre de ses amis, s'élèvent contre lui au tribunal de la postérité, qui doit reconnaître

(1) Table basse à l'orientale. Voyez JUSTIN, XI, 15. DIODORE, XVII. ARRIEN, III, 26. QUINTE-CURCE, V, 2. — PLUTARQUE, Vie d'Alexandre.

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aussi dans Alexandre le mérite de la clémence et la gloire du pardon. Il n'infligea aux soldats grecs, plusieurs fois mutinés sous ses enseignes, d'autre châtiment que de les congédier. Il fit rappeler dans leurs foyers tous les exilés de la Grèce, afin que personne ne fût malheureux sous son règne, et il accorda leur grâce aux assassins que Darius avait envoyés contre lui. On peut conclure de là que ses bonnes qualités lui appartenaient en propre, tandis que les mauvaises étaient chez lui le résultat de l'imitation ou des mauvais conseils.

On lui a reproché de s'être fait Perse; mais les grands conquérants de l'Asie, ou furent des barbares, et ils acceptèrent les institutions qu'ils y trouvèrent, ou ils étaient civilisés, et ils comprirent qu'il était de leur intérêt de s'y plier. Les successeurs d'Alexandre voulurent se conserver Grecs, ce qui explique leur faiblesse et la facilité avec laquelle les Parthes renversèrent leur domination. Si Alexandre eût vécu, ou s'il eût eu un successeur digne de lui, une dynastie nouvelle aurait donné une nouvelle vie à ce vaste empire asiatique; la Perse réformée aurait assujetti la Grèce; de là, elle aurait tendu la main à Carthage; Rome aurait succombé dans la lutte où elle triompha; la race commerçante de Sem l'aurait emporté sur la descendance guerrière de Japhet; un ordre moral et politique tout autre aurait dominé l'avenir de l'Europe.

La fondation d'Alexandrie prouve combien il connaissait les positions favorables pour mettre en communication le monde, qu'il se proposait de gouverner de Babylone, une des capitales les mieux situées de l'univers. Dans la fondation d'Alexandrie, ce héros oriental né en Macédoine ne fut pas déterminé uniquement par l'idée politique et commerciale; il vit, ou plutôt, à l'exemple des grands hommes, il devina l'importance intellectuelle que cette ville acquerrait un jour. Ecbatane et Persépolis, entourées de leur gloire antique, pouvaient devenir le centre de l'empire qu'il rêvait; il pouvait encore le transporter sur les rivages de l'Asie Mineure, et, cependant, il préféra cette autre limite entre le monde oriental et occidental. La splendeur de la Grèce était désormais éclipsée, Thèbes détruite, Athènes bouleversée par de basses ambitions, Sparte dégénérée de ses traditions sévères, la liberté un vain nom, jouet des démagogues; l'astuce avait remplacé la valeur. Les peuples de l'Asie étaient énervés, serviles; les éléments hétérogènes du royaume de Perse s'écroulaient au premier choc. Il semblait qu'un nouvel élément fût nécessaire à l'ancien monde pour le régénérer; Alexandre, chef de deux peuples également

corrompus, de mœurs et d'institutions différentes, eut la mission de recomposer le monde nouveau, en fondant l'Orient et l'Occident.

Il mourut dans l'âge le plus favorable aux grandes entreprises, alors que la jeunesse n'a pas encore perdu de son ardeur, et que pourtant l'expérience et la réflexion ont mûri l'homme, en lui donnant les qualités qui manquaient à ses vertes années. Il mourut avant d'avoir pu rien affermir, et sa monarchie tomba pour être partagée entre des mains incapables; néanmoins sa conquête, qui embrassa ou toucha toutes les nations historiques, excepté l'Épire, Carthage et Rome, dut nécessairement exercer une grande influence sur le monde. L'Europe se rapprocha des sources du dogme et de la science, où elle puisa beaucoup de connaissances géographiques et philosophiques. Les livres transmis à Aristote lui furent certainement utiles, et si l'on ne veut pas croire qu'il tira de l'Asie toute la partie de sa logique que les modernes retrouvent dans les systèmes indiens, on conviendra du moins que ses travaux pénétrèrent dans ces régions; ce qui aboutit toujours à une participation réciproque de civilisation. La civilisation grecque se répandit dans la haute Asie, et si elle ne put y prospérer à cause de l'irruption de nouveaux barbares, il est certain que nous en aurions trouvé plusieurs traces, si l'histoire étrangère nous était mieux connue. En somme, une ère nouvelle commence pour l'humanité. Les nations, jusqu'alors divisées par les lois, par les gouvernements, par les mœurs, commencent à se mélanger entre elles, s'acheminant avec plus d'accord vers cette amélioration sociale dont le glaive de Rome facilita l'accomplissement à la croix du Christ (1).

Avec l'expédition d'Alexandre, se ferme le cycle poétique de la Grèce, représenté par Homère, Platon, Aristote et lui-même. La Grèce cesse d'occuper le premier rang, dans l'ordre intellectuel ou politique; elle use dans les discordes intestines le peu de forces qui lui restent. Sparte déchoit, le pouvoir despotique s'établit, les violences des Étoliens accélèrent la perte de l'indépendance, retardée en vain par les efforts héroïques des Achéens.

(1) Alexandre avait ordonné que son corps fût enseveli dans le temple de Jupiter Ammon: Ptolémée le fit conduire et enterrer à Alexandrie. On prétend y avoir trouvé sa tombe. Le docteur Clarke le transporta en Angleterre et voulut en démontrer l'authenticité ( Testimonies respecting the tomb of Alexander). C'est un sarcophage d'un seul morceau, de dix pieds de long sur cinq pieds de large et trois pieds de haut, couvert d'hiéroglyphes.

Sur l'étendue de l'empire d'Alexandre, on peut voir VAN DER LYS, Tabula geographica imperii Alex. M. Leyde, 1829.

Au point de vue littéraire même, la Grèce, après avoir parcouru les deux périodes de l'imagination et de la réflexion, n'avait plus à explorer que le champ de la critique, œuvre réservée d'ailleurs à son nouvel établissement d'Alexandrie, qui devint le centre de l'activité intellectuelle, comme Rome le fut de l'activité politique. Alexandrie, dès l'origine, avec sa population mêlée de Grecs, d'Asiatiques, de Juifs, avec ses temples pour tous les cultes, fut destinée à être le siége de l'éclectisme. Un nouvel ordre de choses exige un nouveau symbole, un nouveau nom, un centre où la pensée providentielle du fondateur puisse prendre racine et se développer sans être arrêtée par l'obstacle d'institutions antérieures ; telle fut Alexandrie. La science, néanmoins, n'entrait pas dans une voie nouvelle; mais, après un pèlerinage long et fructueux, elle retournait au foyer de ses aïeux, riche des nombreuses acquisitions qu'elle avait faites en revoyant avec Alexandre les temples mystérieux de l'Egypte et les écoles de Inde (1).

CHAPITRE XX.

LITTÉRATURE GRECQUE.

Les temps que nous venons de parcourir furent aussi les plus glorieux pour la Grèce, sous le rapport des belles-lettres. La lutte contre les Perses, qui éveillait l'amour de la patrie, mûrissait aussi l'intelligence, développait ses forces, et la poussait au plus haut degré qu'elle ait jamais atteint. Nous ne saurions prétendre avoir compris la Grèce, si nous ne l'envisagions que sous le côté politique, et non dans tout le cercle rayonnant qu'elle parcourut; mais nous ne devons pas entreprendre cette étude avec cette admiration qui ne connaît d'autre mérite que l'absence de tout défaut, qui donne les classiques pour modèles inévitables, et par là exclut la possibilité du progrès, ôte tout espoir à la postérité. Les

(1) L'admiration qu'inspirent au plus grand nombre les entreprises d'Alexandre, n'a pas saisi l'anglais Grote, qui publie maintenant une histoire de la Grèce. Il ne voit dans le Macédonien que l'ennemi et le destructeur des républiques libres, qui enlève la liberté à la Grèce et l'absorbe dans ses États. Il lui reproche ses cruautés, et, tout en reconnaissant qu'il possédait au plus haut degré les qualités d'homme d'action, il nie qu'il eût la pensée de civiliser et d'améliorer la race humaine; au lieu d'helléniser l'Asie, il voulait, dit-il, rendre asiatiques la Grèce et la Macédoine, préférant au langage libre les usages serviles de l'Asie.

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