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faciliter l'assimilation sur laquelle il fondait les plus grands desseins qu'un seul homme eût jamais conçus. Ces idées de tolérance et de cosmopolitisme, inconnus aux anciens, peut-être les devait-il à son maître Aristote, philosophe positif (1). Alexandre s'était servi des religions avec une grande habileté : il se fait déclarer invincible par l'oracle de Delphes; l'empire de l'Asie est promis à celui qui déliera le nœud gordien de Phrygie, et il le coupe; en Égypte, il se prosterne devant les dieux de Memphis, et l'oracle d'Ammon le déclare fils de Jupiter; à Babylone, il sacrifie à Bélus, et promet aux Chaldé ens de rendre à cette ville l'éclat de son culte et de ses lumières ; à Jérusalem, il vénère le grand pontife, qui lui révèle que sa venue a été prédite par les prophètes.

Faut-il voir dans sa conduite la finesse d'un politique moderne, qui rend hommage à tout parce qu'il ne croit à rien? Telle n'est pas notre opinion; tous les actes d'Alexandre manifestent la fougue plutôt que l'astuce. Le polythéisme, par sa nature, devait rendre tolérant; en effet, comme le nombre des siéges n'était pas limité dans l'Olympe grec, tous les dieux nouveaux pouvaient y être admis, et l'on réservait même, comme le fit Athènes, une place pour le dieu inconnu. Alexandre faisait encore une guerre d'idées à la Perse, qui était monarchique et monothéiste; de même qu'il

(1) La tolérance d'Alexandre devait être blâmée par l'orgueil grec; mais, à ce propos, nous trouvons de sages considérations dans un livre, du reste de peu de valeur, de Plutarque, De la fortune d'Alexandre : « La forme de gouvernement « (noτɛíα) imaginée par Zénon, chef des stoïciens, tend principalement à dé<< montrer que nous tous, qui vivons divisés en cités, peuples et nations, séparés « par des lois, des droits, des coutumes particulières, nous devons cependant << voir des concitoyens dans tous les hommes; qu'il n'y a qu'une seule vie, «< comme il n'y a qu'un seul monde, un seul troupeau paissant sous le même ber<< ger dans un pré commun. Zénon écrivit cela comme une fantaisie née dans « son cerveau; mais Alexandre le mit en pratique. En effet, il n'écouta point << Aristote qui lui conseillait de se montrer père envers les Grecs et seigneur à K l'égard des barbares, de traiter les uns comme des amis et des parents, et de << se servir des autres comme de plantes et d'animaux; mais, pensant que le «< ciel l'avait envoyé comme un réformateur commun, le gouverneur et le récon<< ciliateur de l'univers, il contraignit par les armes ceux qu'il ne put réunir par << la force des remontrances, et, de toutes parts, il formait un seul être des << hommes divers, les faisant boire à la même coupe de l'amitié. Mettant ensemble << les vies, les mœurs, les mariages, les manières de vivre, il commanda à tous « les vivants de se persuader que la terre habitable est leur pays, que les hommes « de bien sont parents les uns des autres, et qu'il n'y a d'étrangers que les mé«< chants. En somme, il voulut que le Grec ne se distinguât point du barbare « par le manteau, par la forme de la barbe, par les armes ou la coiffure; mais « que le Grec fût signalé par la vertu, le barbare par le vice, réputant Grecs tous « les hommes vertueux, et barbares tous les hommes vicieux, »>

rétablit la démocratie dans toute l'Ionie, ainsi il permit aux Éphésiens de relever leur temple, que les Perses avaient détruit par haine pour l'idolâtrie. Les apothéoses qu'il se laissa faire et qu'on lui a tant reprochées étaient habituelles en Orient; on ne connaît pas de roi d'Égypte parmi les titres duquel on ne lise fils d'Ammon. Les Perses donnaient des titres divins à leurs monarques, à qui les Grecs ne tardèrent pas à les emprunter; Alexandre les exigeait donc comme une espèce de protocole. Du reste, il savait en rire au besoin et montrer à ses courtisans que ce qui sortait de ses blessures était du sang véritable, et non liqueur des immortels.

Nous ne voulons pas dire néanmoins qu'il ne croyait pas à sa propre divinité. Il est si facile à l'homme d'exagérer sa confiance en lui-même, surtout quand il est contraint de lui emprunter toute sa force! Poétique et enthousiaste, il ouvrait son âme à toutes les impressions; comme tous ceux que leur élévation rend solitaires, il avait une dose de superstition. Or cette exubérance, mêlée de poésie et de raison, qui donne au génie l'empreinte de l'instinct plus que de la réflexion, caractérise essentiellement Alexandre.

Sa manie bizarre de se croire ou de se faire croire dieu, devait donc être un mélange de prudence et de superstition; peut-être cette manie a-t-elle été exagérée par ses contemporains, qui l'entourèrent de merveilleux, comme on fait déjà pour Napoléon, comme il arrive toujours là où la poésie domine, et lorsqu'on sort des voies communes. L'Asie alors était poétique, l'expédition poétique, et poétiques l'éloignement, la civilisation, les victoires. Luimême se plaisait à alimenter le merveilleux en s'obstinant à faire 'ce que d'autres n'avaient pu accomplir: par exemple, d'aller jusqu'au temple d'Ammon, parce que Cambyse avait péri dans les sables; de traverser à son retour une contrée de l'Inde où l'on disait que Cyrus et Sémiramis s'étaient perdus. Il souffrit; mais, grâce à sa persistance, il triompha de la superstition qui faisait considérer cette terre comme maudite, et, du golfe Persique à l'Indus, il acquit un territoire précieux au commerce.

Ses compagnons étaient fort éloignés de ces larges idées, les Macédoniens surtout, qui auraient voulu agir comme dans toute conquête, c'est-à-dire faire de l'armée victorieuse une aristocratie dominant sur les vaincus. D'autre part, Alexandre s'accommodait trop bien du despotisme asiatique, plus conforme à ses idées que la monarchie limitée de Macédoine. Tout cela devait irriter ces Macédoniens, qui avaient déjà fait assassiner son père, et tenté de l'écarter lui-même du trône.

Tout obstacle irritait Alexandre; il persécuta les mages, jaloux de leur nationalité, et qui, dans leur monothéisme, ne supportaient pas l'idolâtrie grecque; il s'entoura d'une garde d'Asiatiques, disciplinés à l'européenne, à la tête desquels il pouvait au besoin combattre les Macédoniens, qui lui devenaient chaque jour plus suspects.

A travers ses petitesses, on doit pourtant admirer la grandeur de ses vues. Babylone et Alexandrie, par lui choisies avec tant d'opportunité, devaient devenir le double centre du commerce, dans lequel il méditait une vaste révolution, en substituant la marine aux caravanes ; il avait déjà envoyé explorer, d'une manière plus exacte, les golfes Persique et Arabique, fait dégager le Tigre et l'Euphrate des bancs de sable qui les obstruaient, réglé l'irrigation. Son intention était d'occuper toutes les côtes de la Méditerranée, de rendre l'Inde accessible, de contraindre les Arabes à lui livrer leurs ports et le pays des aromates; de fonder, en Asie et en Europe, dans les situations les plus favorables pour le commerce et pour la défense, plusieurs villes, outre celles qu'il fit en effet construire, et de peupler les premières d'Européens, les autres d'Asiatiques (1). Il se proposait enfin d'élever des édifices qui auraient égalé ou effacé tout ce qu'il avait vu de plus beau des temples à Delphes, à Dodone, à Dium, à Amphipolis, à Cirrha. Le plus magnifique eût été celui de Minerve à Ilium, dans la Troade; une pyramide, pareille au moins à celle de Céphren, aurait reçu les cendres de Philippe, son père.

Fin d'Alexandre.

La mort vint renverser de si vastes plans. Soit par l'effet des fatigues extraordinaires qu'il avait endurées, ou des exhalaisons pes- 30 mai 324. tilentielles des canaux de Babylone que l'on curait alors, soit à la suite de ses excès, une fièvre de quelques jours mit fin à sa vie dans les murs de Babylone (2).

(1) DIODORE, XVII, 4.

(2) Les chronologistes ne sont pas d'accord sur la date de la mort d'Alexandre. PETAU, dans la Science des temps, veut qu'elle ait eu lieu le 19 juillet 324; FRERET, pendant l'été de la même année; USSERIUS, le 22 mai 323; GALVISIUS, vers le 18 avril 323; IDELER, dans l'édition de Ptolémée de Halma, en 323; CHAMFOLLION-FIGEAC, dans les Annales des Lagides, conclut que la mort d'Alexandre, selon les relations les plus authentiques et les mieux combinées, reste fixée au 28 du mois macédonien Désios, 6 du mois athénien Thargélion, quatrième année de la cxive olympiade, 19 de Famenoth, 424 de Nabonassar, 30 mai 323 avant J.-C. Il faut remarquer, cependant, que l'année 424 de Nabonassar commença le 12 novembre 325; il faut donc lire 324 au lieu de 323.

<< Le journal de la vie d'Alexandre contient, sur sa maladie et sa mort, les détails qui suivent : Le dix-huitième jour du mois Désios, il se mit au lit,

Jugement.

Il est difficile de porter un jugement sur un prince mort au milieu de ses travaux et de ses espérances. Mais celui qui, dans l'élève d'Aristote, ne sait que maudire le conquérant ambitieux, ne fait pas preuve de plus de jugement que ce pirate qui, tombé en son pouvoir, lui dit : J'infeste les mers du même droit dont tu ravages la terre. Un conquérant, sans doute, est le fléau dont la Providence se sert, de temps à autre, pour avertir les peuples de l'énorme distance qui sépare la gloire du bonheur, la victoire de la vertu; mais la Providence elle-même emploie ces instruments sanguinaires à de grandes fins, et aucun autre, si nous ne nous trompons, ne se montra jamais plus digne de les accomplir que le héros macédonien.

Naturellement libéral et magnanime, il sut mépriser les flatteurs, et les faits démentent les paroles d'une vanité stupide qu'ont mises dans sa bouche les rhéteurs des siècles suivants. Combien je serais heureux, disait-il, de ressusciter dans quelques années pour voir ce que l'on dira de moi! Maintenant je ne suis pas surpris que chacun me loue: les uns craignent, les autres espèrent. Tandis qu'il naviguait sur l'Euphrate, Aristobule, son historio

dans la salle du bain, avec de la fièvre. Le lendemain, après avoir pris un bain, il passa toute la journée dans sa chambre à jouer aux dés avec Médius; le soir, après avoir encore pris un bain, sacrifié aux dieux et mangé, il eut la fièvre, qui dura toute la nuit. Le 20, il prit un nouveau bain, fit le sacrifice ordinaire, et s'étant mis au lit dans la salle même du bain, il s'entretint avec Néarque, écoutant ce qu'il lui racontait de sa navigation et de la grande Mer. Le 21, après qu'il eut fait de même, sa fièvre devint plus ardente; il se sentit très-accablé durant la nuit, et le jour suivant il avait une fièvre encore plus forte. Il fit porter son lit près du grand lac, et s'entretint avec ses capitaines au sujet des bataillons restés sans commandants, pour y nommer des hommes méritants et expérimentés. Le 24, il eut une fièvre très-forte, cependant il se fit porter au sacrifice et l'offrit lui-même ; il ordonna que les principaux officiers demeurassent dans la cour, que les capitaines et les commandants montassent la garde au dehors durant la nuit. S'étant fait ensuite transporter au palais qui était au delà du lac, le 25, il prit quelque peu de sommeil; mais sa fièvre ne diminua point, et ses officiers s'étant rendus près de lui, le trouvèrent sans voix. Il resta le 26 dans le même état : c'est pourquoi les Macédoniens, le croyant mort, s'en vinrent aux portes en poussant des cris, et par leurs menaces, par leur violence, s'étant fait ouvrir les portes, ils défilèrent tous en simple tunique devant son lit. Le même jour, Python et Seleucus envogèrent au temple de Serapis pour demander au dieu s'ils devaient y transporter Alexandre; le dieu répondit de le laisser au lieu où il était. Le 28, il expira sur le soir. » PLUTARQUE, Vie d'Alexandre, 76. Ce récit exclut tout soup. çon d'empoisonnement. Plutarque observe sagement que les bruits de poison furent répandus, plusieurs années après, par ceux qui voulaient adapter un dénoûment tragique à un si grand drame.

graphe, lui lisait le journal de son expédition dans l'Inde. Comme il mêlait des fables à la vérité, Alexandre lui arracha le manuscrit, et, le jetant dans le fleuve, lui dit : Tu mériterais qu'on t'en fit autant, pour oser attribuer de faux exploits à Alexandre. Un architecte vint lui proposer de tailler le mont Athos à sa ressemblance, en le représentant tenant une ville dans une main, et versant de l'autre un fleuve; il le repoussa. A son lit de mort, Perdiccas lui ayant demandé quand il voulait qu'on lui rendît les honneurs divins Quand vous serez heureux, répondit-il, c'est-à-dire jamais; car il prévoyait et disait que l'on célébrerait des jeux étranges à ses funérailles.

Vaillant de sa personne, il ne s'épargnait pas plus que le dernier de ses soldats ; il partageait leurs fatigues, et lorsque, dévoré de soif dans les déserts de la Libye, on lui apporta un vase plein d'eau, il la répandit à terre, ne voulant pas, disait-il, satisfaire seul un besoin commun à tous. Il s'appliquait assidûment aux affaires, et l'on trouva, après sa mort, des notes relatives à ses projets. Il passa plusieurs jours de sa maladie à écouter, de la bouche de Néarque, le récit de ce qu'il avait fait, et à pourvoir dignement aux postes vacants dans l'armée.

Généreux en amitié, il distribua aux siens tout ce qu'il possédait, avant de partir pour une expédition que la fortune s'est chargée d'absoudre du reproche de témérité. Quand il visite le tombeau d'Achille, il lui envie moins encore la lyre qui l'a rendu fameux que l'ami fidèle dont il fut aimé. On lui écrit que son médecin Philippe, qu'il chérissait, veut l'empoisonner il lui présente la lettre accusatrice, et, dans le même moment, il avale le breuvage qu'il lui avait préparé. Quand la mère de Darius se prosterne aux pieds d'Héphestion, qu'elle a pris pour Alexandre, il lui dit : Tu ne t'es pas trompée, ma mère; c'est un autre moimême.

Les honneurs qu'il rendit à cet ami, après sa mort, témoignent de l'affection qu'il lui portait, et révèlent en même temps ce qu'il y avait de romanesque dans son caractère; disposition qui donne à ses actes une physionomie orientale. Rien chez lui ne devait être médiocre tout dédaigner ou tout avoir. Aussi, quand il eut vu Diogène le cynique se rouler, exempt de désirs, dans son tonneau, ils'écria: Si je n'étais Alexandre, je voudrais être Diogène. Ada, reine de Carie, lui ayant envoyé deux cuisiniers des plus experts, il les refusa en disant qu'il en tenait deux de son instituteur pour le dîner, la marche avant le jour; pour le souper, un dîner frugal.

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