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L'espérance de conquérir l'Inde était donc perdue; mais cette expédition sans résultat, ou qui du moins parut telle aux yeux de quelques-uns, ouvrit entre l'Inde et l'Europe des communications qui depuis ont toujours continué. En effet, les colonies qu'il avait fondées durent maintenir le passage libre de l'une à l'autre par terre, tandis que Néarque, son amiral, l'ouvrait par mer, depuis le confluent du Béhat avec le Schennab jusqu'à l'embouchure de l'Indus; c'était préparer une nouvelle communication avec la Perse. Une autre Alexandrie fut fondée dans l'endroit où les cinq fleuves qui donnent leur nom au Pendjab se jettent dans la mer.

Une division de la flotte devait, en suivant l'Helmound, descendre jusqu'au lac Zerrah, puis traverser le désert de Seistan pour s'introduire dans la Caramanie; ainsi fut complétée la reconnaissance du pays en deçà de l'Indus. L'autre division, sous Néarque, avait pour mission d'explorer les ports et les côtes, depuis l'embouchure du Tigre jusqu'à celle de l'Indus: tant était grandiose son plan stratégique.

A cette époque remontent les premières notions sur l'Inde, où les Grecs trouvèrent alors à peu près les mêmes institutions qu'aujourd'hui la division en castes, les deux grandes sectes religieuses, les Samanéens et les Brahmines. Confondant le nom de Brahmia avec celui de Bromios ou Bacchus, ils firent de ce dernier le conquérant de l'Inde. Les Cathéens, vaincus par Alexandre, sont la caste des Xathryas ou guerriers. Déjà les rois indiens avaient pour monture des éléphants, et la puissance d'un royaume se mesurait d'après le nombre de ces animaux. Quand les compagnons d'Alexandre décrivent les fins tissus de coton que les Indiens jetaient sur leurs épaules et roulaient autour de leurs têtes leurs barbes teintes en blanc, en rouge ou en bleu, leurs boucles d'oreilles d'ivoire, leurs parasols, leurs chaussures élégantes, on croirait presque entendre des voyageurs modernes.

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Ainsi qu'il l'avait fait dans d'autres pays, Alexandre voulut

d'un travail d'éclaircissements de la part de D. VINCENT, dans the Voyage of Nearchus from the Indus to the Euphrates. Londres, 1797.

Alexandre, ayant remarqué des crocodiles sur les rives de l'Indus et certaines fèves qui y croissaient pareilles à celles de l'Égypte, en conclut que ce fleuve n'était autre que le Nil, qui, perdant son premier nom dans de vastes déserts, prenait celui de Nil en sortant de l'Éthiopie. Son raisonnement lui parut si juste qu'il écrivit à Olympias qu'il avait trouvé les sources du Nil, tant on avait alors peu de connaissances en géographie; mais on vint lui annoncer bientôt après que l'Indus débouche dans la mer, et il effaça à l'instant de sa lettre à Olympias la nouvelle qu'il lui donnait. Il est des écrivains beaucoup moins loyaux que ce roi. ARRIEN, VI, 1.

s'entretenir avec les sages indiens, que les Grecs appelaient gymnosophistes. Ceux-ci, en le voyant, frappaient la terre du pied, comme pour lui rappeler qu'il était sorti de la terre, et qu'il y retournerait. Aux reproch es que leur en faisaient les flatteurs du conquérant, ils répondaient que tous les hommes sont fils du même Dieu; qu'ils dédaignaient les faveurs de leur maître, et ne craignaient pas ses châtiments, qui ne pouvaient que les débarrasser un peu plus tôt de l'enveloppe mortelle. Calanus, gymnosophiste d'un âge très-avancé, qui accompagnait Alexandre, ayant été atteint d'une maladie, se brûla volontairement (1).

(1) « Ayant fait prisonniers dix gymnosophistes, renommés par la précision et la subtilité de leurs réponses, Alexandre leur proposa des questions extrêmement difficiles, déclarant qu'il ferait mourir d'abord celui qui aurait répondu le plus mal, et tous les autres ensuite; et il nomma le plus âgé d'entre eux pour être juge. Il demanda au premier quels étaient les plus nombreux des vivants ou des morts, et celui-ci répondit: Les vivants, parce que les morts n'étaient plus. A cette question, laquelle de la terre ou de la mer nourrit les animaux les plus grands, le second répondit : La terre, puisque la mer en fait partie. A celle-ci, quel est l'animal le plus rusé, le troisième fit cette réponse : Celui que l'homme ne connait pas encore. Le quatrième, auquel il fut demandé pour quel motif il avait persuadé à Sabbas de se révolter, répondit : Afin qu'il vécût avec gloire ou qu'il mourût misérablement. Au cinquième, il demanda lequel avait existé le premier, du jour ou de la nuit : Le jour, dit-il, mais il n'a précédé la nuit que d'un jour, et voyant que le roi s'étonnait, il ajouta qu'à des questions difficiles les réponses devaient être difficiles. Alexandre, se tournant alors vers le sixième, lui demanda quel était pour un homme le plus sûr moyen de se faire aimer; la réponse fut : En ne se rendant pas formidable, tout en étant très-puissant. Un de ceux qui restaient, questionné sur ce qu'il y aurait à faire afin de pouvoir d'homme devenir dieu, répondit: En faisant ce que ne peuvent faire les autres hommes. Un autre, ayant à décider laquelle de la vie ou de la mort était la plus forte, répondit: La vie, qui supporte tant de maux. Le dernier enfin, auquel il fut demandé jusqu'à quand il était bon que l'homme vécût, répondit: Jusqu'à ce qu'il croie qu'il vaut mieux mourir. Alexandre, se tournant alors vers le juge, lui commanda de prononcer la sentence. Comme il déclara qu'ils avaient tous répondu l'un plus mal que l'autre, Alexandre lui dit : Tu mourras donc le premier pour ce beau jugement.— Non, vraiment, ó roi, reprit l'autre, si tu ne veux pas manquer à ta parole, car tu as dit que tu ferais mourir le premier celui qui aurait le plus mal répondu. Alors Alexandre les fit congédier avec des présents, puis il envoya Onésicrite prier ceux qui avaient la plus grande renommée de sagesse et qui vivaient paisiblement chez eux de consentir à venir le trouver. Cet Onésicrite était un philosophe qui s'était instruit à l'école de Diogène le Cynique. On raconte que Calanus lui commanda, avec beaucoup d'insolence et d'un ton très-rude, de se dépouiller et de se mettre tout nu pour écouter ses paroles, attendu qu'autrement il ne lui parlerait pas, vînt-il de la part de Jupiter. Mais Dandamis lui fit un meilleur accueil, et l'ayant entendu discourir sur Socrate, Pythagore et Diogène, il dit que de tels hommes lui paraissaient avoir été d'une nature vertueuse, mais qu'ils avaient vécu dans un trop grand respect pour les lois. D'autres affirment que Dandamis ne dit que ces 18

HIST. UNIV. - T. II.

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Etat de la

Grèce.

Pour revenir en Perse et dans la Babylonie, Alexandre traversa la Gédrosie et la Carmanie, dans les déserts desquelles personne n'avait encore pénétré; mais il y perdit, au milieu des plus graves souffrances, le butin et ses bagages, jusqu'à ce qu'il atteignit Poura, la capitale, où finirent les fatigues et commençèrent les triomphes.

La flotte, sous Néarque, avait, depuis l'Indus, côtoyé les inhospitaliers Orytes et les Ichthyophages qui ne se nourrissaient que de poissons; il fallait jeter l'ancre tous les soirs, parce qu'on ne pouvait passer la nuit sur des navires fragiles. Arrivée dans le golfe Persique, où cessèrent ses privations, la flotte pénétra ensuite dans le golfe ou débouchent l'Euphrate, le Tigre, l'Eubée et d'autres fleuves; elle avait parcouru 400 lieues.

Tous ces hauts faits, dont la Grèce était informée, accréditaient les exploits fabuleux de Sésostris et de Sémiramis. Les vétérans, de retour aux foyers paternels, racontaient qu'Alexandre avait accompli de bien plus grandes choses qu'Hercule et Bacchus, qu'il avait enseigné la légitimité du mariage aux Hyrcaniens, l'agriculture aux nomades de l'Arachosie; qu'il avait déraciné, chez les Sogdiens, la coutume de tuer les vieux parents; chez les Perses, celle d'épouser sa mère; chez les Scythes, celle de manger les morts (1). La renommée ajoutait à ces récits les prodiges qui sont si chers à la foule, et faisait ainsi d'Alexandre plus qu'un homme (2). Après la journée d'Arbelles, il avait rendu un décret, aux termes duquel chaque ville de la Grèce pouvait se gouverner par ses lois particulières; il avait rappelé les exilés et renvoyé à Athènes les statues d'Harmodius et d'Aristogiton, emportées à Suze du temps de Xerxès. Aussi toutes les villes lui envoyèrent-elles humblement des ambassades sacerdotales pour lui offrir des couronnes d'or.

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Néanmoins l'éclat de ses victoires n'empêchait pas les méconscules paroles: Pour quel motif Alexandre est-il venu dans ce pays par un chemin si long? Quant à Calanus, ce fut Taxile qui lui persuada de se rendre près d'Alexandre. On rapporte qu'il mit sous les yeux du roi un emblème de son empire il étendit à terre un cuir de bœuf desséché et durci, et marcha sur une de ses extrémités; la partie foulée s'abaissa, mais au même instant les autres se relevèrent. Il continua de marcher ainsi circulairement sur les bords du cuir, en faisant que, lorsqu'il pressait un des bords, tous les autres se soulevaient. Arrivé enfin au milieu, il le pressa de son pied et fit ainsi rester toutes les parties en place. Il voulait par là démontrer à Alexandre la nécessité de se tenir tranquille au milieu de ses États, et de ne pas tant s'en éloigner. » Plutarque, Vie d'Alexandre, 86.

(1) PLUTARQUE, De la fortune d'Alexandre.

(2) Voy. à la fin du vol., note A, les traditions sur Alexandre.

tentements, et la Grèce craignait de devenir une province du nouvel empire de Perse. Dans cette appréhension, les Grecs ne cessèrent pas de contrarier son expédition, et Alexandre trouva leurs ambassadeurs dans le camp de Darius, où ils étaient venus pour activer et diriger ses moyens de défense. Sparte s'opposa toujours à sa suprématie et souleva contre lui le Péloponèse; mais Antipater, à qui le gouvernement de la Macédoine avait été confié, rétablit la tranquillité par une victoire signalée. Quelque temps après, Harpalus, gouverneur de la Babylonie, craignant qu'à son retour de l'Inde Alexandre ne le punît de ses concussions, passa la mer avec dix mille mercenaires grecs et cinq mille talents, pour s'établir à Athènes, acheter les orateurs, et la ranger sous son autorité. Démosthène lui-même se laissa prendre à l'appât, mais non Phocion, qui avait déjà refusé cent talents offerts de la part d'Alexandre. Aux envoyés qui lui disaient: Alexandre t'adresse ce présent, parce qu'il t'estime le seul homme de bien, Phocion répondit : Qu'il me laisse donc l'être et le paraître. Cet incorruptible et brave citoyen tint les Athéniens en garde contre Harpalus, qui fut chassé.

La Macédoine épuisée ne pouvait plus fournir de soldats. Peutêtre Alexandre ne s'était-il tout d'abord proposé que de délivrer la Grèce du voisinage de la Perse, en constituant dans l'Asie Mineure un État libre et puissant; mais ses victoires l'encouragèrent ensuite à renverser le trône du grand roi. Ce trône abattu, il songea à étendre l'empire qu'il venait de conquérir, en y ajoutant l'Inde et l'Arabie: Babylone devait devenir la capitale de la plus vaste monarchie qui ait jamais existé. C'est dans cette vue qu'il fit dessécher les marais des environs; il élargit les canaux de manière à ce qu'ils pussent contenir une grosse flotte; la jeunesse et l'orgueil de la victoire ne laissaient voir rien d'impossible à son ambition.

Mais la Grèce épuisée, loin de lui offrir des ressources pour de nouvelles acquisitions, n'était pas en état de lui fournir des garpisons suffisantes pour garder les acquisitions déjà faites. L'unique moyen qui lui restât, et le plus généreux, était de faire aimer la conquête. Déposant donc tout préjugé national, il s'efforça de rapprocher, d'unir et de fondre les races, pensée qui, conçue dans un temps où l'expérience n'en avait pas encore démontré l'impossibilité, suffirait à lui assurer le nom de Grand. Loin de traiter les Grecs en maîtres et les Perses en esclaves, il ne laissait aux premiers que le commandement des garnisons et les principaux emplois dans les colonies qu'il créait; il préposait à l'administration civile des hommes du pays, et le plus souvent ceux-là même qui

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Sa politique.

exerçaient déjà ces fonctions, ou ceux qu'appelait le vœu public; aussi aurait-on cru que les uns et les autres voyaient en lui leur propre monarque.

Il ne détruit pas l'ancienne administration, mais la modifie. En Perse, les satrapies étaient conformes au caractère du pays; il les conserve, mais en abolissant les prestations en nature. Il détache de l'autorité civile l'administration financière et le commandement militaire. Dans l'Inde, il maintient les rajahs nationaux, sauf à les soumettre à la surveillance des Macédoniens; au milieu des populations qui lui paraissent suspectes, il établit des colonies, germes de futures cités. Il fait ouvrir des routes, et pour que les Bactriens et les Sogdiens puissent cultiver leurs champs en toute sécurité, il dompte les Ousses, les Cochins et autres peuples barbares. Enfin, il prépare le lit de l'Euphrate pour que ses eaux fertilisent encore les campagnes de l'Assyrie.

Comme il désirait le mélange et la fusion de l'Orient et de l'Occident au moyen des mariages, il fit célébrer avec la plus grande splendeur des noces magnifiques pour lui-même et pour les principaux Macédoniens, auxquels s'unirent dix mille jeunes filles des premières familles perses; en cette occasion, indépendamment de dots superbes et d'une coupe d'or pour chacun, on construisit quatre-vingt-douze chambres à coucher, et une salle à manger avec cent tables. Les coussins pour servir de siéges étaient recouverts chacun d'un tapis nuptial, de la valeur de deux mille francs environ; on peut juger par là de celui du souverain. Tout convié pouvait inviter ses amis à sa table; autour de la salle du festin royal mangeaient l'armée, les marins, les ambassadeurs. L'édifice, dont la cour intérieure avait près d'un mille de largeur, était tendu d'étoffes précieuses et de tissus de coton blanc, écarlate, pourpre, d'une finesse rare, et couverts de toute espèce d'animaux, brodés en or; le lit royal s'élevait sur des colonnes de vingt coudées de hauteur, ornées d'argent, d'or et de pierres précieuses. Les fêtes durèrent cinq jours, employés à boire, à écouter le son des instruments, et à se livrer à la joie (1) : folle profusion, si l'on n'envisage que le roi macédonien, mais conception habile, si l'on songe à son désir de faire oublier aux Perses qu'ils avaient changé de dynastie, et de confondre, dans une allégresse commune, le peuple conquis et les conquérants.

Un système d'éducation uniforme, la lecture d'Homère et des tragiques, le théâtre, le service militaire et le commerce, devaient

(1) ATHÉNÉE, qui copie Charès.

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