Imatges de pàgina
PDF
EPUB

403

Thrasybule, non moins vaillant durant la guerre que juste pendant la paix, et tout dévoué à la liberté de sa patrie; suivi seulement de soixante-dix compagnons résolus, il s'empara du fort de Pylos, sur les confins de la Béotie et de l'Attique. Là, il réunit les mécontents et reçut des renforts, entre autres cinq cents hommes environ que lui expédia Lysias, fameux orateur athénien d'origine syracusaine, pour venger la mort de son frère et défendre la patrie de l'éloquence. Thrasybule aguerrissait par de petites victoires cette poignée de rebelles (c'était le nom qu'ils devaient avoir jusqu'à ce que le succès en fit des héros); et bien que les Trente eussent redoublé de rigueur, ils ne purent l'empêcher de se rendre maître du Pirée. Lysandre accourait pour défendre son ouvrage, lorsqu'il fut arrêté par Pausanias, roi chéri des Spartiates. Soit qu'il eût pitié des souffrances d'Athènes, ou qu'il voulût se dé- Athènes rebarrasser du présomptueux général, il consentit à traiter avec les Athéniens, et la révolution s'accomplit sans effusion de sang; les tyrans eux-mêmes eurent la vie sauve.

L'oubli général du passé fut proclamé (1), et l'on reconnut la dette publique contractée par le gouvernement précédent : mesures qui tournèrent justement à la gloire de Thrasybule, et devinrent une garantie pour la paix. On remit en vigueur la loi qui prononçait la confiscation et la peine capitale contre quiconque exercerait une magistrature sous un gouvernement contraire à la constitution démocratique; le meurtrier d'un tyran fut déclaré inviolable, et tous durent faire serment de donner la mort aux ennemis de la démocratie, en promettant d'honorer quiconque succomberait pour la venger; enfin, le gouvernement de Solon fut rétabli. Mais les mœurs se rétablissent-elles? Avec les formes des institutions, peut-on en faire revivre l'esprit?

Que Socrate réponde, Né à Athènes, dans une condition obscure, fils d'un sculpteur et d'une sage-femme, il commença par servir sa patrie les armes à la main; aux batailles de Potidée et de Délium, guerrier intrépide,il arracha, dans la première, Alcibiade à l'ennemi, et, dans la seconde, il ramena sain et sauf sur ses épaules Xénophon blessé. Il s'adonna ensuite à l'étude sous les maîtres les plus habiles, et apprit tout ce que l'on pouvait savoir alors; il s'instruisit aussi dans les arts libéraux, et se forma aux belles manières sous l'élégante Diotime. Ne s'appliquant pas, comme ses prédécesseurs, à des spéculations abstraites, inutiles à la morale, on a pu dire de lui qu'il faisait descendre la philosophie du ciel

(1) C'est le premier exemple historique d'une amnistie.

couvre sa liberté. 401.

Amristic.

Socrate.

470.

Les sophistes.

dans la cité. Il n'ouvrit pas d'école, et ne mit point sa doctrine par écrit populaire, vulgaire même, sur les places, aux carrefours, devant la boutique du menuisier et la petite table du savetier, il se mettait à questionner ceux qui se rassemblaient autour de lui, prenait pour texte les objets les plus humbles, les idées les plus simples, et guidait pas à pas les esprits à la découverte de la vérité; aussi disait-on que, semblable à la sage-femme sa mère, il ne créait pas, mais qu'il aidait les autres à produire.

Cette humilité, que ne tentait nullement la gloire de fonder un système, une école, faisait un contraste singulier avec la vanité orgueilleuse des philosophes et des sophistes, qu'il avait dessein de combattre. Les uns et les autres se donnaient rendez-vous à Athènes, comme au centre de la Grèce, de sorte que les idées se répandaient aisément, et les forces de l'intelligence se multipliaient par l'émulation; mais, en même temps, les écoles favorisaient la paresse des esprits par la facilité de s'instruire et de substituer au libre examen des paroles et des formules apprises. Les premiers sages avaient fait de la philosophie désintéressée ; mais il survint bientôt une tourbe de spéculateurs qui, voyant ce que pouvait l'éloquence à Athènes, ouvrirent des écoles où, moyennant rétribution, on faisait métier d'enseigner à discuter et à discourir. Ils dégénérèrent bientôt en professeurs d'arguties et de verbiage; faisant d'autant plus étalage de science qu'ils en possédaient moins, ils enseignaient à trouver des arguments pour et contre, à agrandir les petites choses et à rapetisser les grandes, à infirmer la vérité et à soutenir le mensonge. Ils anéantissaient ainsi toute différence entre le vrai et le faux, et détruisaient la morale en ne lui donnant que des bases arbitraires. Cléon, l'un de ces sophistes, fut le premier qui altéra la dignité de la tribune ; il élevait la voix, gesticulait, se frappait la cuisse, se découvrait la poitrine, se démenait tout en pérorant, au contraire de Périclès qui parlait enveloppé dans sa chlamyde, sans faire un geste et sans déclamer (1). Hippias d'Élide se vantait de tout savoir, même de savoir faire les habits, la chaussure, les meubles (2). Gorgias de Léontium se présenta sur le théâtre, en se déclarant prêt à traiter tous les sujets possibles. Dans un gouvernement comme celui d'Athènes, où l'éloquence décidait des

(1) ESCHINE, dans Timarque. — PLUTARQUE, Vie de Nicias.

(2) << Leur génie est ardent, leur audace effrénée, leur débit impétueux. Commande, il sera ce que tu voudras, car il porte en lui-même non pas un homme, mais cent il est moraliste, grammairien, physicien, politique; il est géomètre, orateur, médecin, magicien, augure; il est tout, il sait tout. » JUVENAL, III, 76.

mesures d'administration comme des jugements, soutenait les usurpations des grands, justifiait les aberrations de la multitude et les excès de la tyrannie, il est facile de voir combien de pareils exercices étaient préjudiciables ; ils tendaient en effet à égarer les esprits, à ravaler le plus noble attribut de l'homme, la raison, en persuadant aux jeunes gens que l'on peut discourir sans réflexion et soutenir sans conviction, sans conscience, une mauvaise cause aussi bien qu'une bonne.

A cette dangereuse contagion Socrate opposait son caractère, un sens droit, une fine ironie, et rappelait la logique à ses véritables principes; puis, grâce à l'insistance de ses questions, il prenait avantage de la plus mince concession pour amener son adversaire à l'aveu qu'il voulait lui arracher. Cette méthode, qu'il serait si profitable de remettre aujourd'hui en usage, pour rendre quelque ensemble aux opinions devenues un chaos, le fit alors passer lui-même pour un nouveau sophiste; mais, bien différent de ces faux sages, il avait pour but de donner à la pensée la plus grande précision logique, d'étudier l'ordre de la nature afin de remonter à une cause première, de développer les idées de vertu et de vice, non en les réduisant à une exactitude scientifique, mais en les introduisant dans la vie pratique. Ainsi, tandis que les philosophes, entourés d'une foule de disciples, donnaient à un prix élevé des leçons d'éloquence, de politique, de peinture, de sculpture, d'art militaire, et même de vertu et de bonheur, semblables à des courtisanes faisant trafic de tous leurs charmes, Socrate paraissait n'avoir tant étudié que pour devenir meilleur, rechercher les sources des sentiments nobles, écarter les fausses apparences, appeler la science au secours de la raison, inspirer à l'homme la confiance en lui-même. Les sophistes orgueilleux, en anéantissant les idées de vertu et de vérité, abattaient la religion, sans la remplacer par rien; Socrate, au contraire, avec une simplicité naïve, reconstituait Dieu, pour ainsi dire, en rappelant les esprits à tout ce qui est vrai, bon, noble et juste, à tout ce qui procède de Dieu et nous ramène à Dieu. Il ne faisait pas la guerre au culte dominant, car les temps n'étaient pas arrivés; il comprenait même que beaucoup pouvaient y associer d'excellents sentiments moraux, mais il donnait une interprétation plus élevée aux croyances populaires, et cherchait à en tirer des enseignements utiles à l'ordre politique et social.

Il n'affirmait rien pourtant, et disait qu'il ne savait qu'une chose: c'est qu'il ne savait rien. Il doutait, interrogeait, conduisait jusqu'à la limite de la vérité, et s'arrêtait là, soit qu'il ait voulu op

HIST. UNIV.

T. II.

14

par

poser un contraste aux décisions absolues des sophistes, ou qu'il ait senti l'impuissance de l'esprit humain, qui peut bien connaître lui-même la vanité de la science, mais ne saurait embrasser la vérité tout entière, qui est Dieu.

De quelque manière qu'il l'eût acquise, Socrate avait de Dieu une idée sublime. Il proclamait l'unité de l'Être suprême, et c'est de Dieu qu'il déduisait la morale la plus pure qu'un païen ait jamais professée (1). Lorsqu'il la mit en action, il se montra toujours l'ami intrépide de la vérité; la taire, c'eût été se rendre coupable envers sa conscience, organe immédiat et incorruptible de la divinité, et qu'il appelait son génie (2). Lorsque les généraux vainqueurs aux Arginuses furent cités en jugement pour sacrilége envers les morts, il s'opposa seul, mais avec constance, à leur condamnation : il fut le seul, parmi les rhéteurs, à qui les Trente défendirent de parler au peuple; mais, sans se laisser effrayer, il les désapprouva par ses discours et son silence. Son amour de la justice et de la patrie aurait dû l'entraîner dans la politique; mais, d'un côté, il voulait combattre la manie, alors universelle, de se mêler des affaires publiques, et, de l'autre, il déclarait que sa mission était d'élever la jeunesse, véritable base de la bonne administration de l'État; il disait donc : Je sers mieux ma patrie en lui formant de bons citoyens.

Et cependant son disciple de prédilection fut Alcibiade; il eut aussi pour élève Critias, le chef des Trente, celui qui soutenait que la religion et le culte étaient de belles inventions des législateurs pour abuser le vulgaire. Tous deux s'étaient écartés de la trace du maître; mais les malveillants lui imputaient les fautes de ses élèves, les désordres de l'un, les atrocités de l'autre. Les vérités qui sortaient de sa bouche devaient lui susciter bien des haines s'il opposait à la démocratie effrénée d'Athènes la stabilité de Sparte, on

:

(1) Nons parlerons plus spécialement de sa doctrine, en traitant de la philosophie grecque, au chapitre XXII.

* (2) Le docteur Lélut a publié dernièrement un livre sous ce titre : Du démon de Socrate, dont voici la conclusion :

« Il résulte que Socrate était bien véritablement fou, puisque, s'il y a un «< caractère formel et indubitable de la folie, ce sont les hallucinations, c'est-à« dire cet état intellectuel où nous prenons nos propres pensées pour des sensa«<tions causées par l'action immédiate des objets extérieurs. Sa philosophie a pré« senté, pendant quarante ans, peut-être, ce caractère irréfragable d'aliénation << mentale. » Ce médecin prétend faire ainsi une application de la psychologie aux études historiques, et il ne fait autre chose que montrer combien le froid calcul est insuffisant pour parvenir à comprendre l'élan vers le beau et le bien, élan irrésistible dans une âme longtemps exercée par la sagesse et par la vertu.

le déclarait malintentionné envers sa patrie; avait-il dit qu'il préférait la sévérité patriotique d'Euripide aux saillies licencieuses d'Aristophane, celui-ci l'exposait sur la scène, où il le montrait errant parmi les nuées, comme un songe-creux, et lui attribuait les subtilités dont il était l'adversaire le plus déclaré procédé ancien et cependant toujours nouveau.

Dans les démocraties, quiconque s'élève est toujours vu de mauvais œil; or les Athéniens, qui ne différaient point des modernes, haïssaient toute supériorité au point de la punir par l'ostracisme (1). C'était ce bas instinct qu'Aristophane caressait, lorsqu'il accablait de ses railleries Socrate, le tragique Euripide, l'astronome Méton, qui inventa le cycle de dix-neuf ans, auquel il donnait le nom de mesureur de l'air.

C'était bien pour Socrate le cas de se rappeler ces paroles d'Euripide: Ayons en horreur ceux qui, en pronant les railleries, rendent les hommes plus méchants. Il ne songeait pas, néanmoins, à se disculper; allant droit son chemin, fidèle à ses convictions, il formait des disciples qui devaient lui faire un éternel honneur : Xénophon, Cébès, Antisthène, Aristippe, Platon. Il souffrait patiemment les injures; lorsqu'il assistait au théâtre à des représentations où il était mis en scène, il restait immobile et attentif, disant qu'il se figurait être à un banquet, où il réjouissait les convives. Il reçoit un soufflet, et se contente de dire : C'est dommage qu'on ne sache pas quand il faut sortir avec une visière. Xanthippe, sa femme, était pour lui un tourment domestique, et mettait journellement à l'épreuve sa longanimité: un jour, après l'avoir accablé d'injures, elle lui versa un pot de lessive sur la tête; il ne prononça que ces mots : Il est rare, quand il tonne, qu'il ne vienne pas à pleuvoir. Xauthippe avouait qu'elle avait toujours vu son mari revenir avec le même visage qu'il avait en sortant de sa maison: tant son aspect extérieur reproduisait le calme de son âme. Un certain Zopyre, le Gall ou le Lavater d'Athènes (2), qui prétendait connaître le carac

(1) Xénophon ('AOŋvaiwv πoditeía) dit du peuple athénien : « Il persécute les hommes de mérite, bait toute supériorité, dégrade, condamne à l'exil ou à «la mort les plus illustres, tandis qu'il comble d'honneurs les gens de rien : le «tout pour la plus grande gloire de la démocratie... Jaloux de son honneur, il « ne souffre pas qu'on le représente ou qu'on le censure sur le théâtre; mais il « autorise sur la scène la satire licencieuse pourvu qu'elle atteigne les nobles, une << personne riche ou célèbre. Ce n'est pas qu'il les méprise, mais il les hait parce qu'il les estime et les craint. Félicitons-le d'entendre si bien ses intérêts; « il fait ce qui lui convient le mieux. »

[ocr errors]

(2) Aristote nous apprend que les anciens physionomistes jugeaient des qualité de l'âme par la ressemblance des traits avec ceux des peuples qui diffèrent le

« AnteriorContinua »