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Antoine alors leva la tête; redoutable pour tous les Romains, dont il se croyait déjà le monarque, et terrible surtout pour Cicéron. Indigné de voir la puissance de cet orateur renaître et se fortifier dans la république, inquiet de ses liaisons avec Brutus, il souffrait avec peine sa présence. Les craintes de Cicéron le portèrent d'abord à demander la lieutenance de Syrie sous Dolabella, et à s'embarquer avec lui; mais quand les consuls désignés, Hirtius et Pansa, bons citoyens et grands zélateurs de Cicéron, l'eurent prié de ne point les abandonner, lui promettant, s'il restait, de renverser Antoine, alors, sans les croire entièrement ni désespérer tout à fait de l'avenir, il laissa partir Dolabella, et s'embarqua lui-même pour Athènes, en prenant avec Hirtius l'engagement de n'y passer que l'été, et de revenir pour le nouveau consulat. Le hasard voulut qu'il s'arrêtât pendant la traversée et reçut le 2 août 44 des nouvelles de Rome; ces nouvelles disaient qu'il s'était fait dans Antoine un merveilleux changement, qu'il n'agissait, qu'il ne gouvernait que de concert avec le sénat, et que les affaires, pour prendre la direction la plus heureuse, ne demandaient que la présence de Cicéron. Il condamne alors sa craintive prévoyance, et revient sur ses pas. Il put d'abord croire qu'il avait eu raison d'espérer; car une immense foule vint à sa rencontre, et depuis les portes de la ville jusque chez lui une journée presque entière suffit à peine aux félicitations sur son retour (1). Le lendemain, Antoine ayant convoqué le sénat, et averti Cicéron de s'y trouver, celui-ci n'y vint pas, et se tint couché, prétextant une indisposition causée par la fatigue du voyage; mais il paraît en réalité avoir craint quelque embûche, ses soupçons ayant été fortifiés par les avis qu'il reçut en chemin. Antoine, offensé du motif injurieux qu'on pouvait donner à cette absence, envoya des soldats avec l'ordre de l'amener par force ou de brûler sa maison. Toutefois, à la prière de plusieurs personnes, qui s'entremirent, il révoqua cet ordre, et se contenta des gages qu'il fit prendre sur les biens de Cicéron. Depuis ce jour, ils s'observèrent en silence et se tinrent en garde l'un contre l'autre, jusqu'au moment où le fils adoptif de César, à son arrivée d'Apollonie, se porta pour héritier de son père, et eut à réclamer d'Antoine les sommes immenses qu'il retenait de la succession de César. A l'occasion de ces démêlés, Philippus, qui avait épousé la mère du jeune Octave, et Marcellus, Inari de sa sœur, allèrent avec lui trouver Cicéron'; et ils convinrent ensemble que Cicéron aiderait le jeune Octave de son éloquence et de son crédit, tant auprès du sénat qu'auprès du peuple, et que le jeune Octave préteraft à Cicéron

(1) Depuis son retour à Rome, au commencement de septembre 44, jusqu'à la fin d'avril 43, Cicéron écrivit contre Antoine les douze discours si connus sous le nom de Philippiques, que Cicéron leur donna et que la postérité leur a conservé. Quelques-uns seulement furent prononcés. Ce sont plutôt des pamphlets que des discours. NOUV. BIOGR. UNIVERS.-T. X.

l'appui de ses richesses et de ses armes; car à peine ce jeune homme avait-il paru, qu'un grand nombre des vétérans de César se rassemblèrent autour de lui. La haine d'Antoine et l'amour du pouvoir attachèrent Cicéron à Octave: il espérait diriger les affaires en se servant des armes de ce jeune homme, qui d'ailleurs savait le flatter, le séduire, jusqu'à l'appeler son père. Mécontent de cette politique, Brutus, dans ses lettres à Atticus, reprochait à Cicéron de faire la cour à Octave par la crainte qu'il avait d'Antoine, et de travailler non pas à rendre la liberté à sa patrie, mais à se donner un maître favorable. Il ne laissa pas de prendre avec lui le fils de Cicéron, occupé alors de suivre à Athènes les leçons des philosophes; il lui donna un commandement, et dans plusieurs circonstances il eut à se louer de ses services. Quant à Cicéron, les quatre mois qui s'écoulèrent depuis le commencement de 43 jusqu'à la fin d'avril furent l'époque de sa plus grande autorité : tout puissant dans le sénat, il en chassa Antoine, arma les Romains contre lui, envoya pour le combattre les deux consuls, Hirtius et Pansa, et fit décerner à Octave, par un sénatus-consulte, les faisceaux et tous les droits de la préture, comme au défenseur et au sauveur de Rome. Antoine fut vaincu; mais les deux consuls ayant péri, et les troupes, après le combat, s'étant réunies sous les drapeaux d'Octave, le sénat, craignant pour ce jeune homme l'ivresse d'une brillante fortune, offrit à son armée l'appât des distinctions et des récompenses, et, pour le dépouiller de cette grande puissance militaire, prétendit que la république, délivrée d'Antoine, n'avait plus besoin de tant de soldats armés pour elle. Mais il était trop tard pour désarmer le neveu de César. Le 29 mai Antoine s'unit à Lépide, et le sénat, qui n'avait plus qu'Octave pour défense, ne put rien lui refuser. Celui-ci fit prier Cicéron, par des émissaires secrets, d'obtenir le consulat pour tous deux ; ils étaient en même temps chargés de l'assurer qu'il disposerait à son gré des affaires, jouirait seul de l'autorité, et n'aurait point de peine à gouverner un jeune homme qui ne demandait qu'un titre et des honneurs. Octave avoua depuis que, dans la crainte de voir licencier son armée et de se trouver seul et sans appui, il s'était servi fort à propos de l'ambition de Cicéron, en lui offrant le secours de ses amis et de ses brigues pour solliciter le consulat (1).

Ce fut alors surtout que la vieillesse de Cicéron fut séduite et abusée par le jeune Octave : il sollicita pour lui, et lui fit avoir les suffrages

(1) Dans ce récit que nous empruntons à Plutarque. cet auteur paraît s'être laissé tromper par les Mémoires d'Octave ou d'Asinius Pollion. Si Cicéron sembla favoriser les prétentions du neveu de César au consulat, c'est qu'il lui était impossible de s'y opposer. Le seul sollietteur d'Octave fut ce centurion qul, fatigué des retards du sénat, et comptant sur les huit légions campées aux portes de Rome, s'écria en montrant son glaive: Hic faciet si non feceritis (Suétone, Aug., 26), Dion Cassius ajoute que 18

du sénat. A peine Octave fut-il consul, à peine vit-il sa puissance affermie, qu'il ne songea plus à Cicéron. Devenu ami d'Antoine et de Lépide, et joignant ses forces aux leurs, il partagea l'empire avec eux, comme il aurait partagé une succession. Ils commencèrent par dresser une liste de plus de deux cents citoyens dont ils avaient résolu la mort. La plus vive dispute qu'ils eurent ensemble fut au sujet de la proscription de Cicéron. Antoine ne voulait entendre à aucun accommodement que [Cicéron ne fut tué le premier; Lépide se joignait à lui; Octave s'opposait à tous deux. Ces conférences secrètes eurent lieu pendant trois jours, du 24 au 27 novembre, près de la ville de Bologne, devant leurs camps, dans une île formée par lé Reno. Les deux premiers jours Octave défendit opiniâtrément Cicéron (1), le troisième il se rendit, et l'abandonna. Pendant ce temps-là Cicéron était à sa campagne de Tusculum, avec son frère. A la nouvelle des proscriptions, ils résolurent de gagner promptement Astura, maison de Cicéron voisine de la mer, et de s'y embarquer pour aller joindre Brutus en Macédoine; car on parlait beaucoup de l'accroissement de ses forces. Les deux frères, accablés de désespoir, se mettent en route chacun dans une litière; au milieu du chemin, ils s'arrêtent, font rapprocher les deux litières l'une de l'autre, et confondent leurs douleurs. Quintus était le plus consterné : il songeait au dénûment où il allait se trouver, car il n'avait rien emporté de chez lui. Cicéron n'avait pris non plus avec lui que fort peu de chose. Ils jugèrent donc à propos que l'un des deux continuât de fuir, tandis que l'autre irait chercher quelque argent, pour venir ensuite rejoindre son frère. Quintus se chargea de ce soin; et, après de longs embrassements, ils se séparèrent en versant des larmes. Quelques jours après, Quintus, livré par ses esclaves à ceux qui le cherchaient, fut tué avec son fils. Cicéron, arrivé à Astura, y trouva un vaisseau, s'embarqua, et fit voile jusqu'à Circéi. Les pilotes voulant repartir sur-le-champ, Cicéron, soit qu'il craignît la mer, soit qu'il ne désespérât pas encore tout à fait de la reconnaissance d'Octave, descendit du vaisseau, et fit environ cent stades comme pour revenir à Rome.

Mais retombant dans ses doutes, et changeant d'avis, il se fit reporter vers la mer, et passa la nuit sur le rivage, livré à de si cruelles incertitudes, qu'il songea un moment à pénétrer en secret dans la maison d'Octave, et à se tuer luimême sur son foyer, pour y attacher une furie vengeresse. La crainte des tortures qu'il aurait à souffrir, s'il était découvert, le détourna en

Cicéron répondit : « Si vous le demandez ainsi, il l'obtiendra. »

(1) Ce fait paraît encore emprunté aux Mémoires d'Octave; mais il est difficile de croire que cette résistance fut sincère. On alleguerait en vain la clémence d'Auguste. Sénèque a dit avec raison : Clementiam non voco lassam crudelitatem,

core de prendre ce parti. Apres de nouveaux plans, tour à tour conçus et rejetés par son esprit inquiet, il se remit enfin aux mains de ses es claves pour se faire conduire par mer au port de Gaète, près duquel il avait une maison de campagne, qui lui offrait pendant les chaleurs de l'été le plus agréable asile, lorsque les vents étésiens font sentir leurs douces haleines. Là s'élevait sur le bord de la mer un petit temple d'Apollon. Au moment où la barque qui portait Cicéron s'approchait du rivage, un essaim de corbeaux sortit du temple avec de grands cris, et vint se poser aux deux côtés de l'antenne, où les uns continuèrent leurs croassements, tandis que les autres becquetaient les bouts des cordages. Tout le monde fut frappé de ce spectacle comme d'un sinistre augure. Cicéron descendit à terre, gagna sa maison, et se coucha pour pren. dre quelque repos. Mais la plupart de ces corbeaux vinrent encore se poser sur la fenêtre de sa chambre, en poussant des cris horribles; et il y en eut un qui, pénétrant jusqu'an lit où Cicéron était couché la tête couverte, retira peu à peu avec le bec le pan de sa robe qui lui cachait le visage. A cette vue, ses esclaves, honteux de la lâche indifférence avec laquelle ils attendaient l'assassinat de leur maître, tandis que les animaux mêmes voulaient le secourir et l'arracher à ses persécuteurs, entreprennent aussi de le sauver; et, moitié par prières moitié par force, ils le font entrer dans sa litière, qu'ils portent aussitôt du côté du rivage. En ce moment arrivent les meurtriers, Herennius, centurion, et le tribun Popilius, qui autrefois, accusé de parricide, avait été défendu par Cicéron. Suivis d'une troupe de satellites, ils se présentent aux portes de la maison, les trouvent fermées, les enfoncent, cherchent en vain Cicéron, et le demandent à tous ceux qu'ils rencontrent. Tous répondirent qu'ils ne l'avaient point vu; mais on dit qu'un jeune affranchi de Quintus, élevé par Cicéron lui-même dans l'étude des sciences et des lettres, et qui se nommait Philologus, indiqua au tribun la litière que l'on portait vers le rivage par des allées couvertes. Le tribun, avec un petit nombre de soldats, fit le tour pour gagner l'issue de ces allées, et le centurion Herennius traversa en courant le jardin. Cicéron, qui entendit le bruit, ordonna à ses porteurs de s'arrêter; et, par un geste qui lui était ordinaire, prenant son menton avec la main gauche, il regarda fixement ses meurtriers. Il avait la barbe et les cheveux hérissés, couverts de poussière, et le visage défiguré par les inquiétudes et les chagrins : consternés à sa vue, la plupart se voilèrent pendant qu'Herennius l'assassinait. Il tendit lui-même le cou hors de la litière; Herennius, par l'ordre d'Antoine, lui coupa la tête, et la main qui avait écrit les Philippiques.

Le jour où ce sanglant trophée fut apporté à Rome, Antoine présidait les comices. Quand il vit arriver le tribun, il s'écria: «< Maintenant

les proscriptions sont finies! » Il fit attacher la tête et les mains de son ennemi sur la tribune aux harangues, spectacle d'effroi pour les Romains, qui croyaient voir non les traits de Cicéron, mais l'image de l'âme d'Antoine (1).

Ainsi périt, à l'âge de soixante-quatre ans, le plus grand orateur de Rome et l'un de ses meilleurs citoyens. Il n'avait pas la fermeté, la prévoyance, l'esprit de suite, ni même la réserve et la dignité nécessaires pour soutenir le rôle politique que lui imposèrent les circonstances, et sous ce rapport il est au-dessous de la réputation que Middleton, son biographe, a voulu lui faire comme homme d'État; mais ses défauts contribuèrent presque autant que ses qualités à faire de lui l'écrivain le plus parfait de toute l'antiquité. Sa vanité, parfois puérile et si souvent indiscrète, animait tous les efforts qu'il faisait pour arriver au premier rang dans tous les genres; la mobilité de son imagination donne à ses écrits un éclat et une vivacité qui se mêlent heureusement aux habitudes solennelles de la langue oratoire chez les Romains. Il y joignait des idées élevées, puisées dans de longues études philosophiques, une élégance et une pureté de langage qui n'existent peut-être au même degré chez aucun écrivain, une harmonie si douce et si riche qu'on n'ose pas lui reprocher d'être trop savante. Quelque sujet qu'il traite, Cicéron est un artiste accompli en fait de langage. Nous ne parlons ici que de ses ouvrages en prose. Ses essais poétiques, ceux de sa jeunesse comme ceux de ses dernières années, n'offrent le plus souvent, dans les fragments qui nous restent, qu'un travail de style plus facile qu'heureux, quelques vers coulants au milieu de beaucoup d'autres qui manquent de netteté, d'é- | légance et d'harmonie, une poésie inanimée malgré la chaleur factice et le mouvement tout extérieur de quelques passages, un style plein d'expressions vagues, parfois impropres, et chargé de périphrases aussi éloignées de la précision énergique de Lucrèce que de l'élégance de Catulle et de l'harmonie profondément sentie de Virgile.

Ce n'est pas seulement dans ses discours que Cicéron déploie toutes les richesses de son éloquence ses traités sur l'art oratoire ne se recommandent pas moins par les charmes du style que par la justesse des idées, qu'il doit à sa vieille expérience. Si nous n'avions plus aucun des discours de Cicéron, il suffirait de lire ses trois livres de l'Orateur pour voir que celui qui se faisait une si haute idée de son art, qui en avait si bien analysé tous les secrets et qui les exprimait avec tant de bonheur, était nécessairement un homme puissant par le talent de la parole. Plus tard, quand il cherche dans un livre adressé à Brutus l'idéal de l'éloquence, il trouve dans plusieurs passages quelque chose de l'élévation platonique, et dans toute la pre

(1) Tout ce qui a été dit jusque ici a été en grande partie extrait de Plutarque, Vie de Ciceron, trad. par Victor Le Clerc.

mière partie il déploie une élégance, une richesse de style, une finesse d'observation qui nous font regretter de le voir à la fin s'arrêter si longtemps sur des combinaisons de rhythme et des calculs de syllabes; et lorsque pour compléter tout ce qui se rattache à l'art qui lui avait donné tant de gloire, il trace dans le Brutus une histoire de l'éloquence latine, parmi cette foule de noms un peu sèchement entassés, mais qui nous attestent combien la parole était cultivée à Rome, avec quel éclat se détachent les portraits de Caton, de Gracchus, de Crassus et d'Antoine; avec quel intérêt on y voit Hortensius jugé par un ami qui se souvient d'avoir été son rival; avec quel plaisir on y suit l'histoire des études et des premiers travaux de l'auteur! Ajoutons que ces traités sur l'art oratoire sont, indépendaminent de tout autre mérite, la source la plus abondante où nous puissions aujourd'hui chercher l'histoire littéraire de Rome et quelquefois de la Grèce; son traité même de l'Invention et ses livres à Herennius, dont il parle avec quelque dédain dans son premier livre de l'Orateur, sont peut-être ce qui nous fait le mieux connaître cette étonnante machine à improviser que le génie des Grecs avait inventée sous le nom de rhétorique. Les huit derniers chapitres du troisième livre nous donnent tout ce que nous savons sur la mnémonique des anciens.

C'est encore comme monuments historiques à la fois et comme modèles d'élocution que se recommandent ses ouvrages philosophiques. Cicéron n'est rien moins qu'un penseur profond qui se replie sur lui-même et cherche, par l'observation interne, à saisir la véritable nature de l'intelligence humaine et ce que l'homme peut savoir de sa destinée : c'est un curieux de philosophie, qui voit dans ces recherches une sorte de gymnastique pour la pensée, un moyen d'étendre ses idées et une matière de plus pour déployer l'inépuisable richesse de son style. Ce qui détermine sa préférence pour la philosophie de l'Académie, c'est d'abord l'absence de doctrines absolues, c'est la liberté qu'elle donne à la discussion, et qui permet de déployer toutes les ressources de l'esprit, c'est, enfin, qu'elle est la philosophie la plus éloquente. Ciceron veut donner à Rome une littérature philosophique, comme il lui aurait donné, s'il eût vécu plus longtemps, une littérature historique. Jusque alors la doctrine épicurienne était la seule qui eût produit à Rome quelques ouvrages. Outre l'admirable poëme de Lucrèce, qui paraît avoir été trop pen goûté de Cicéron, nous trouvons cités dans ses ouvrages les écrits de Catins et d'Amafanius, dont le succès le révolte : il leur reproche amèrement la nudité de leur style et la sécheresse de leur exposition. Pour lui, il veut donner aux Romains quelque chose qui rappelle à la fois l'éloquence et les idées sublimes de Platon. << La civilisation grecque, dit M. Duruy, dans une belle page de son Histoire des Romains,

s'était surtout portée vers l'Orient. Cicéron concentra en lui, si je puis dire, ses mille rayons épars, et les envoya à l'Occident barbare, pour lequel la Grèce n'avait rien fait. Mais, homme d'État et jurisconsulte, plus préoccupé d'application que de théorie, il ne prit de cette civilisation que ce qu'elle avait d'utile; et alliant, par un heureux eclectisme, l'idéalisme de Platon à la morale du Portique, il ébranla, au milieu de son triomphe, le sensualisme d'Épicure. Que nous importe, après tout, qu'il ait tant emprunté et qu'il ne soit souvent qu'un.écho, si cet écho éclatant et sonore grandit cent fois la voix prernière et fait entendre du monde entier des paroles qui sans lui seraient restées obscures et' inutiles? En morale religieuse, l'idée de l'unité et de la Providence divine, de l'immortalité de l'âme, de la liberté et de la responsabilité humaine, des peines et des récompenses réservées à une autre vie; en morale politique, l'idée de la cité universelle, dont la charité doit être le premier lien, le perfectionnement de notre espèce, la nécessité pour tous de travailler au progrès général, et l'impérieuse obligation de fonder l'utile sur l'honnête, le droit sur l'équité, la souveraineté sur la justice, c'est-à-dire la loi civile sur la loi naturelle révélée par Dieu luimême et par lui gravée dans tous les cœurs : telles sont quelques-unes des nobles croyances que la magie de son style a popularisées. Tout cela n'est, il est vrai, ni rigoureusement démontré ni enchaîné en corps de doctrine. C'est l'effort d'une belle âme, qui atteint, par sa propre inspiration, aux vérités sublimes de la religion éternelle, et non le patient travail du philosophe qui construit un système où tout se tient et s'enchaîne. Mais pour parler au cœur, faut-il donc tant de logique? >>

Comme philosophe politique, Cicéron est tout entier dans le de Republica, le de Legibus, et le de Divinatione; nous sommes heureux d'offrir au public une appréciation inédite d'un écrivain éminent, M. Villemain : « Le traité de la République, dit l'éloquent critique, longtemps perdu pour les modernes, sauf quelques belles pages du songe de Scipion; ce traité, en partie retrouvé de nos jours sur un palimpseste, et publié, discuté, traduit, au milieu des mouvements de liberté qui agitaient l'Europe de 1820 à 1825, aurait offert plus d'intérêt si l'auteur eût suivi, pour le composer, un conseil dont il fut tenté, et qu'il rappelle ainsi dans une lettre à son frère Quintus : « Tu me demandes où j'en suis de l'ouvrage que je m'étais mis à écrire pendant mon séjour à Cumes je ne l'ai point quitté, et je ne le quitte pas; mais déjà plus d'une fois j'ai changé le plan et tout l'ordre de mon travail. Deux livres en étaient écrits, où, prenant pour date les neuf jours des grandes fêtes sous le consulat de Tuditanus et d'Aquilius, je plaçais un entretien de Scipion l'Africain avec Lelius, Philus, Manilius, Tubéron et les deux gendres

de Lelius, Fanneius et Scévola. Le dialogue se partageait en neuf journées et en neuf livres, portant tout entier sur la meilleure organisation de l'État et sur les caractères du parfait citoyen. Le tissu de l'ouvrage avançait heureusement, et la dignité des personnes donnait du poids aux discours. Comme je me faisais relire ces deux livres à Tusculum, en présence de Salluste, il me remontra que ce sujet pourrait se traiter avec une bien plus grande autorité, si moi-même je prenais la parole sur la république, surtout n'étant pas un Héraclite de Pont, mais un consulaire, et celui-là même qui m'étais mêlé aux plus grandes crises de l'État; que tout ce que j'attribuais à des personnages anciens paraîtrait fictif; que dans mes autres ouvrages sur l'art de la parole j'avais, et cela de bonne grâce, écarté de moi la responsabilité d'orateur, mais en laissant la parole à des hommes que j'avais pu voir; qu'Aristote, enfin, dans ce qu'il dit sur le gouvernement politique et sur l'homme éminent, avait toujours parlé en son propre nom. Cela m'ébranla d'autant plus, que dans mon plan je ne pouvais toucher aux plus grands événements de la république plus récents que l'époque de mes personnages. Dans le fait, j'avais pris d'abord cette voie pour n'avoir pas à craindre en rencontrant notre temps de heurter qui que ce soit; mais je veux tout à la fois garder la même précaution, et faire un livre où je m'adresse directement à toi. Cependant, ce que j'avais fait sous une première forme, si je vais à Rome, je te l'enverrai; car tu jugeras, je crois, que ces livres déjà tout écrits, je n'y renonce pas sans un peu d'humeur ». Cette humeur opéra si bien que Cicéron ne donna pas suite à sa nouvelle idée, et que, soit difficulté de la précaution qu'il annonçait, soit plutôt répugnance à sacrifier une œuvre déjà si avancée, il ne fit pas l'ouvrage sous forme directe, et conserva ce premier cadre d'un dialogue entre de vieux Romains, sauf à le réduire un peu, en bornant le tout à six livres. C'est en effet ainsi qu'il l'acheva, qu'il le confia bientôt à l'amitié d'Atticus, et qu'enfin il le publia, vers le temps de sa légation d'Asie : heureux, disait-il, de s'être lié par des otages publics à l'observance des devoirs, dont il donna en effet l'exemple dans le désintéressement et la pureté de son gouvernement. L'ouvrage cependant, par la forme même à laquelle s'était fixé Cicéron, resta bien général, et n'offrit pas cette déduction pressante et applicable que lui aurait donnée le plan conseillé par Salluste. En même temps, par comparaison à l'œuvre de Platon, il eut ce caractère de présenter non pas un idéal philosophique, une construction abstraite à réaliser dans l'avenir, mais une sorte d'utopie du passé, un tableau embelli de la république romaine, telle qu'elle n'exista jamais, ou qu'elle dura bien peu, entre la ruine de Carthage et la mort de Scipion. Par là les nou

veaux fragments qui nous sont parvenus de l'ouvrage de Cicéron, l'ordre du dialogue en partie retrouvé, les problèmes discutés, selon le génie de l'école antique, les thèses soutenues pour et contre la réalité de la justice, quelques belles imitations de Platon et quelques mentions curieuses d'anciens usages romains, tout cela est loin de remplir pour nous l'idée que faisait naître un traité de Cicéron sur la république, et nous croyons que l'ouvrage même retrouvé tout entier n'aurait pas satisfait cette attente. Nous sommes heureux cependant d'avoir été des premiers à saluer une telle découverte et à en reproduire, même faiblement, les précieux débris, ces beaux souvenirs de politesse hellénique rendus avec la majesté de la diction romaine et ces sentiments d'équité primitive, de droit absolu, sur lesquels doit se fonder toute vertu civile, et que Cicéron portait trop profondément gravés dans son cœur et attestait au dehors avec trop de courage, pour n'en pas faire une bonne leçon utile, dans tous les temps, à la bassesse intéressée, à la crainte servile et à l'inertie pliant avec joie devant la force.

« Le traité des Lois, également inspiré de Platon, pour le titre et la pensée principale plus que pour les détails, doit être considéré comme une dépendance naturelle des livres de la République. C'est le même culte des aïeux, la même admiration du passé, c'est-à-dire le même vain effort pour évoquer les souvenirs exagérés de l'ancienne discipline et de l'ancienne vertu, contre l'irrésistible entraînement des nouvelles mœurs et de la dictature qui les suit. Seulement, et c'est le caractère comme la gloire du génie de Cicéron, à cette observance et à cette interprétation favorable des anciennes lois, il unit toujours la reconnaissance d'une vérité plus haute et l'appel direct à ces notions primitives, à ces ébauches infaillibles du vrai, que la nature a commencées en nous et que la dureté des conventions humaines a tant de fois altérées. C'est ainsi, c'est grâce à cette noble liberté d'esprit, à cet instinct de cœur, que le consulaire et le jurisconsulte romain est en même temps un beau génie de tous les temps, un moderne par l'humanité.

<< Rapproché par la date du traité des Lois, le traité de la Divination partait, pour ainsi dire, d'un autre point extrême de la vaste et mobile intelligence qui sans cesse cherchait dans des travaux spéculatifs une distraction aux tourments de l'inquiétude ou de l'inaction politique. C'est un des livres où l'esprit philosophique de Cicéron sort tout à fait des lisières de l'ancienne discipline aristocratique et superstitieuse, et détruit par une moqueuse incrédulité des usages' dont lui-même s'était montré plusieurs fois le défenseur officiel et le zélé ministre. Nulle part on n'a raillé plus finement les fonctions de ce collége augural, dont le grand orateur était membre; nulle part, y compris les ouvrages des premiers chrétiens, on n'a porté

de plus rudes coups à l'édifice des fables païennes, et plus directement insinué le recours néces

saire à l'unité de l'être divin et au sentiment de la morale primitive. Cet ouvrage curieux justifie l'anathème que le vieux paganisme sénatorial infligea tout à coup à Cicéron, en interdisant la lecture de ses écrits, dont la plus grande part devait bientôt traverser les temps nouveaux de barbarie et d'ignorance, pour redevenir, dans un monde agrandi, l'entretien et le charme des esprits éclairés. (1) »

:

Une des parties les plus intéressantes des œuvres de Cicéron, c'est ce qui nous reste de ses lettres ce sont les mémoires les plus curieux que nous puissions lire sur les événements, d'ailleurs si peu connus, de cette grande époque; mémoires tracés par un admirable écrivain et par un homme mêlé à tous les mouvements des dernières années de la république. Ce qui nous en reste est ordinairement partagé en quatre recueils lettres à Brutus, dont l'authenticité est contestée; lettres à Atticus; lettres à Quintus, son frère; lettres à divers correspondants. A côté des lettres de Cicéron, ce dernier recueil en contient un certain nombre qui lui sont adressées souvent par les premiers personnages de la république, César, Pompée, Caton, Brutus, Cassius, Antoine, Pollion, Plancus, Lepidus, Sulpicius, Marcellus, et une foule d'autres. Toutes ces lettres, marquées de caractères différents, nous démontrent, par l'aveuglement des uns, par l'indifférence ou l'égoïsme des autres, par les misères des provinces, c'est-à-dire du monde, par la corruption des mœurs et l'anarchie qui régnait dans la capitale, la fatalité de ce dénouement que combat en vain la vertu fanatique de Caton et de Brutus, que déplore l'amour-propre de Cicéron, et que subit avec quelque regret l'égoïsme clairvoyant de Pollion. C'est là le grand mérite des lettres ad diversos: elles nous montrent une galerie de portraits, nous donnent une foule de détails de mœurs publiques et privées, et commentent par la peinture des hommes et de l'époque les faits même dont Cicéron n'a pas saisi le caractère. Quels doivent être nos regrets quand nous songeons que nous avons perdu la partie la plus considérable de ce recueil !

Les lettres à Quintus sont particulièrement intéressantes, par les conseils pleins de sagesse et d'honneur que Cicéron donne à son frère sur le gouvernement de sa province; et les faits attestent qu'il ne lui prescrivait rien qu'il ne pratiquàt lui-même. Les lettres à Atticus nous font connaitre surtout le caractère de Cicéron. C'est une épreuve difficile, même pour un homme de bien, que cette publicité donnée aux confidences de l'amitié la plus intime; et Cicéron, dans ces lettres, fournit souvent des armes contre sa vanité, sa faiblesse et l'imprévoyance de sa politique. Ces lettres sont souvent fort obscures. Le

(1) Extrait d'un ouvrage inédit de M. Villemain.

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