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Algarotti. 1712-1764.

particularités triviales, en restant bien loin de ces relations où le voyageur rend compte de ce qu'il observe comme de ce qu'il éprouve. Il rédigea ensuite le journal intitulé le Fouet littéraire, dans lequel il se mit à fustiger « ces malheureux qui s'en allaient griffonnant chaque jour des comédies impures, des tragédies stupides, des critiques puériles, des romans biscornus, des dissertations frivoles, de la prose et des vers de toute famille, sans la moindre substance, ni la moindre qualité qui pût les rendre agréables ou instructives pour les lecteurs et la patrie.

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En effet, tout était plein de frugoniens, de faiseurs de vers sciolti. Ceux qui écrivaient sur les sciences étaient vulgaires, impropres, sans couleur. L'école jésuitique sacrifiait au nombre la concision, la force le mot propre; et au moyen d'épithètes réitérées, de termes tronqués, d'un style flasque et mou à la fin des périodes, sec dans le reste, d'hémistiches et de phrases classiques, elle cherchait à étayer une dignité qui ne s'appuyait pas sur les choses. Personne ne pourrait aujourd'hui supporter l'harmonieuse et vaine élégance du père Roberti, de Bassano.

La vie du comte Algarotti fut une suite de triomphes. Il est fêté à Paris par les savants; Auguste III, de Saxe, le charge de recueillir des tableaux pour sa galerie; Frédéric, de Prusse, le prend pour compagnon dans ses voyages et dans ses orgies; il est applaudi par les philosophes; mais il écrit comme ses contemporains, il est fardé et vide, ses vers sont contournés, et il y incruste des phrases de bonne prise, en visant toujours à l'effet; du reste, rien qui vienne de l'âme, jamais de vigueur ni de concision. Son Newtonianisme pour les dames, traduit dans toutes les langues, est ridicule pour les savants, inutile aux ignorants. Dans ses Essais, genre commode en ce qu'il dispense de traiter complétement un sujet, loin d'imiter le naturel des Anglais, il vise à des phrases quintessenciées, et vous accable de citations. Toujours au milieu des troupes et des généraux, il en garda quelque chose, et traita de sigisbées. Un sigisbée qui conduit sa dame doit, à l'entrée du temple, la devancer de quelques pas, soulever la portière, tremper ses doigts dans l'eau bénite, puis la présenter à la dame, qui le remercie d'un petit salut, et se signe. Les domestiques présentent la chaise à la dame et à son sigisbée. La messe finie, elle offre son livre de prières à son valet et à son galant, prend son éventail, se lève, se signe, fait une révérence au maître autel, et part précédée de son sigisbée, qui lui offre encore l'eau bénite, soulève de nouveau le rideau devant elle, et lui donne le bras pour retourner à la maison. » The Italians, c. 30.

l'art militaire de manière à obtenir les éloges de Keith, de Schwerin, de Frédéric; mais l'avaient-ils lu? Il n'est pas jusqu'aux voyages, qui pourtant intéressent toujours à raison des impressions personnelles du narrateur, où il ne trouve moyen de vous glacer par des réflexions niaises et par un étalage de citations, au lieu de chercher à faire connaître à ses compatriotes les intérêts, les idées, les mœurs, les progrès des peuples, afin de leur inspirer, par la comparaison, le désir de s'améliorer. Partout, en un mot, on mettait du rouge et des mouches à la phrase apprêtée, au lieu de songer à la faire briller des vives et pures couleurs de l'inspiration.

C'est ainsi que se façonnait encore l'éloquence de la chaire, amplification laborieuse de sentiments triviaux. Monseigneur Turchi, qui, d'abord défenseur des idées indépendantes, s'était converti, grâce à l'épiscopat, déclamait contre les philosophes, gens qui ne vont guère au sermon, et dont toutes les foudres de la chaire ne changent pas la manière de voir. Jean Granelli, de Gênes, procède d'un ton plus sévère : il fut très-applaudi de son temps, et l'on a de lui des tragédies sacrées qui ne sont pas sans mérite. Ignace Venini élève parfois l'élégance jusqu'à la force; mais il s'amuse à des descriptions, se met en quête du neuf, et ne réussit pas, avec ses locutions recherchées, à voiler le vide des choses. Le Novarais Tornielli écrit aussi d'un style soigné et harmonieux, où tout est images et descriptions. Une manière pompeuse et tourmentée, de longues descriptions étayées de lieux communs de rhétorique, parurent chez Évasio Léone le comble de l'éloquence. Tous ces prédicateurs laissent le cœur froid, l'esprit sans conviction, la volonté indifférente. On ne trouve chez eux que des mots, des discours, des déclamations. Ils n'ont pas cette tristesse évangélique, qui est le fond de cette éloquence; ils n'ont pas ce style nourri des saintes Écritures, qui mettent la parole divine à la portée des peuples avec une dignité paisible et familière.

Baretti avait un beau champ à dégager des ronces qui l'encombraient, s'il n'eût songé uniquement à la forme; s'il eût compris l'avantage de la hardiesse et de la sincérité dans l'art; si à l'intention sensée il eût associé des sentiments élevés, des vues larges, et les nobles inspirations du patriotisme. Il est loin, à coup sûr, de l'impertinence de celui qui s'est mis, de nos jours, à juger vingt et trente ouvrages dans chaque article de journal; mais combien il sait peu! comme il dédaigne ce qu'il ne comprend pas!

Goldoni. 1707-1793.

comme il abuse sans ménagement de la raillerie envers des gens qui valent mieux que lui! comme il s'abandonne à des passions haineuses et jalouses! C'est là ce qui l'entraîna à des grossièretés ignobles, lui fit exalter ce qu'il y avait de plus médiocre, et fouler aux pieds quelques talents distingués, entre autres Goldoni.

Peu d'hommes furent doués plus richement par la nature que cet avocat vénitien; mais il ne cultiva pas ces qualités précieuses, et sa patrie nuisit à son talent. Il n'y était pas permis de se mêler de politique; c'eût été assez d'un noble qui se serait cru offensé, pour lui faire faire un mauvais parti. D'autre côté, le théâtre était livré aux entrepreneurs, désireux d'attirer la foule en flattant son goût; aussi sentait-on plus vivement en cela ce qu'il y avait de déplorable au divorce qui existait entre les gens de lettres et le peuple. Les gens de lettres faisaient des comédies d'un art froid, conventionnel, que personne ne lisait, et qui endormaient à la représentation. Le peuple avait pour pourvoyeurs des gens de métier, qui ébauchaient des canevas de comédies à sujet, dont les acteurs improvisaient eux-mêmes le dialogue, en mettant en scène des masques, caractères génériques qui revenaient dans toutes les intrigues.

Les acteurs étaient des tailleurs, des cordonniers, des tisserands, qui, le soir, se changeaient en Ninus et en Arbacès. Les arlequins devinrent célèbres. Un ouvrier en soie, le Napolitain Cerlone, inventeur des masques de Polichinelle et du docteur Fastidio, composa une multitude de canevas pour ces pièces improvisées, pleines de facéties, de verve, de traits satiriques, de bouffonneries et d'allusions transparentes, et dont les actes se prolongeaient indéfiniment, avec transformations à vue et carnage général. Il fit longtemps l'admiration des Napolitains, qui, voyant dans ces représentations leur propre vie, riaient et applaudissaient avec enthousiasme. Mais ce fut au grand détriment de l'auteur, qui aurait pu sortir de la foule s'il eût compris sa vocation, et ne se fût pas mis à imiter, alors qu'il pouvait mieux faire.

Il est vrai que Shakspeare et Caldéron n'avaient trouvé rien de plus avancé lorsqu'ils abordèrent le théâtre. Mais Goldoni s'abandonna à ces nécessités locales avec l'insouciance qui était dans sa nature. Il ne possède pas une riche variété, ni l'art de tracer fortement les caractères; il peint non pas la vie, mais la société, qui applaudit tout ce qu'il y a dans l'homme de rude et de caractéristique; d'où il suit que celui qui veut la représenter est réduit à la fatuité des

hommes, à la coquetterie des femmes, à la lutte de vanités frivoles. En effet, Goldoni retrace des mœurs toujours triviales, des passions superficielles, des hommes, misérables fanfarons d'honnêteté, des femmes sans délicatesse, des physionomies dépourvues de cette généralité qui seule peut leur donner une beauté productive et durable.

Mais personne ne manie mieux que lui la scène et le dialogue; personne n'indique mieux dans les caractères, quoique les siens soient toujours prosaïques, ce mélange qui se rencontre dans la société, sans recourir à des exagérations romanesques. On ne trouve nulle part cette abondance familière de style. Son Bourru bienfaisant fait juger ce qu'il serait devenu s'il fût né Français. Si le hasard l'eût placé parmi ces Siennois et ces Florentins qu'il appelait des textes vivants, quels progrès n'eût-il pas fait faire à la langue italienne, cette langue qui dut tant sous ce rapport à Fagiuoli, lequel n'a d'autre mérite que la diction?

Abreuvé de persécutions et de dégoûts dans sa patrie, comme il arrive toujours, Goldoni la quitta pour la France. Mais, en racontant les applaudissements qui le consolaient sur la terre étrangère, il s'écriait: Il me semblait me trouver dans ma patrie.

Baretti aurait voulu faire passer avant lui Charles Gozzi, qui, voyant cette faveur populaire, s'était proposé d'en montrer l'absurdité, en attirant à des farces ineptes une foule tout aussi considérable. Il écrivit en conséquence les Trois oranges, fable de pure imagination; et les applaudissements ayant dépassé son attente, il se trouva encouragé à en faire d'autres. Il eut en réalité le sentiment de l'influence populaire; aussi proclama-t-il qu'on ne devait pas abandonner la comédie de l'art, fruit national, mais bien l'améliorer, et ne pas s'embarrasser dans les préceptes, mais seconder les élans de l'imagination. C'est en effet le moyen d'arriver à des productions neuves, mais à condition de se laisser guider par la raison. Il se laissa, au contraire, emporter par une fantaisie sans frein. Il mettait en scène les événements du jour, les querelles littéraires; il parodiait les métaphores boursouflées de Chiari, et le style de barreau qu'on reprochait à Goldoni; parfois l'acteur s'adressait au parterre, dans d'autres moments il montrait du doigt un spectateur; et l'on se mettait à rire, et l'on applaudissait à l'interpellation, bien qu'elle fùt toujours grossière et déplacée. C'est ce qui lui a fait perdre tout attrait pour les gens de goût. Mais

si une prédilection absurde a fait dire à Baretti que Gozzi était l'homme le plus extraordinaire qu'on eût vu depuis Shakspeare, il est vrai qu'il trouva au dehors des admirateurs chez ceux qui sont idolâtres de l'imagination ou du paradoxe. Schiller a traduit quelques-unes de ses fables; d'autres furent lues à Halle, dans les cours de littérature.

Chiari, dont nous avons déjà parlé, griffonna une multitude de comédies et de romans, où une affectation extrême, une niaiserie pompeuse, un mélange d'emphatique et de bas, fait perdre tout son prix à une riche imagination. Il vécut « en épiant le goût poétique et prosaïque des lecteurs (1), et sut attirer la foule au théâtre, surtout dans les comédies à sujet, avec décorations, feux, transformations; et il éprouva l'ivresse des applaudissements, en même temps qu'il sut s'endurcir contre les outrages (2). Les affronts cessèrent avec sa vie; mais son souvenir périt avec eux.

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(1) On peut lirer de toutes ces querelles misérables entre Baretti, Chiari, Goldoni, Gozzi, des renseignements sur la condition économique des gens de lettres d'alors. On achetait deux livres vénitiennes ou deux livres et demie un volume de deux cents pages et plus ; la gazette de Gozzi coûtait cinq sous. Les manuscrits devaient donc être vendus pour rien. Les traductions se payaient trois ou quatre livres la feuille; Chambers et Middleton furent traduits pour six livres. Métastase ne tira pas un sou de l'impression de ses drames, dont les dix éditions rapportèrent dix mille louis à l'éditeur. Le Jour fut payé cent cinquante sequins à Parini; les œuvres de Morgagni, moins de cent louis. Le prix ordinaire à Venise, pour un sonnet, était d'un demi-philippe. Charles Gozzi calcule qu'à raison de douze livres la feuille in-12, un vers était moins payé qu'un point à un savetier. Les impresari payaient environ trois cents livres une comédie à Goldoni ou à Chiari; ou bien, selon Gozzi, trois sequins les pièces à sujet, trente celles qui étaient écrites, quarante un drame. On nota comme une chose extraordinaire qu'à la soirée du Festin de Pierre, comédie à sujet, on fit à la porte 677 livres. Voy. TOMMASEO, Vie de Chiari. A Bologne, un théâtre était loué, trois mois, pour soixante sequins. Il y avait à Venise quatre théâtres où l'on jouait la comédie; et le prix du billet le plus cher était d'une livre, de deux pauls et demi à l'opéra seria, d'un paul et demi à l'opéra buffa. Le théâtre de Saint-Benoît s'ouvrait à midi, ceux de Saint-Moïse et de Saint-Samuel à neuf heures, et l'entrée était de quinze sous; d'autres s'ouvraient à la fin du jour. Les meilleurs acteurs pour les rôles nobles touchaient soixante ou soixante-dix louis par an, tandis qu'en Angleterre ils en recevaient sept cents.

(2) Voici ce qu'il dit de la manière dont on agissait de son temps avec les gens qui se trouvaient en vue : « Dès qu'on parle de quelqu'un, tout le monde se croit permis d'examiner sa vie, de signaler les choses les moins faites pour être observées, d'interpréter ses actions. Les choses qui le concernent ne sont

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