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Kant crut pouvoir suppléer ainsi à l'imperfection des méthodes précédentes, en complétant la critique de la raison déjà tentée par Descartes, et en se proposant de combiner le principe sensualiste de Bacon avec le principe idéaliste de Leibnitz.

Il exposa le tout dans une forme bizarre, hérissée de néologismes et de formules, et qui ne parle qu'au jugement et à la froide raison. Mais on voit plutôt dans ces analyses rigoureuses, dans ces distinctions infinies, véritable algèbre de l'intelligence, l'enthousiaste qui veut paraître un homme extraordinaire, que le tranquille investigateur de la vérité; on aperçoit l'esprit orgueilleux qui se considère comme s'élevant seul au-dessus de cette pauvre humanité, jouet du hasard et de l'illusion.

Ce fut en vain qu'il se flatta de renverser par la critique le véritable scepticisme. En plaçant la législation suprême de la nature dans les seules facultés de notre intelligence, il chancelle; de plus, nos facultés ne peuvent atteindre à la connaissance des causes et des effets, réservés à l'intuition expérimentale.

Leibnitz a dit, et la philosophie de l'histoire le confirme, que la plupart des systèmes ont raison dans les choses qu'ils affirment, et tort seulement dans ce qu'ils nient. Cela se vérifie éminemment chez Kant. Esprit très-pénétrant, admiré et rarement lu, faux dans l'ensemble, il fut très-utile à la vérité par ses vues nombreuses, car il écarta l'empirisme mesquin, et dirigea l'attention sur les éléments simples et transcendants de nos connaissances. Il porta aussi sa pénétration sur l'histoire, et dit que, de même que Copernic a trouvé que le soleil est le centre du système planétaire, on finira par trouver que l'homme est le centre du système moral. Il admettait en effet une loi, une distinction de toutes les choses, et à plus forte raison de l'homme, dont les dispositions naturelles doivent se développer entièrement pour une fin, non toutefois dans l'individu, mais dans l'espèce; car, en même temps que les individus périssent, l'espèce est immortelle, et profite des améliorations de chaque génération. Or, le problème le plus important auquel la nature pousse l'homme est d'établir une société civile et générale qui maintienne le droit et la liberté de chacun; et l'on pourrait composer une histoire universelle sur un dessein de la nature qui aurait pour objet d'assurer une société civile parfaite.

Kant assigna aussi des limites certaines entre la jurisprudence et les autres sciences qui s'y rattachent, et il y introduisit les

Fichte. 1762-1814.

principes formels tirés des formes de la pure raison, en faisant ainsi une science véritable. Mais les sophismes du temps et les croyances protestantes le conduisirent, comme d'autres penseurs de son temps, à établir le système de la force, c'est-à-dire un état social où chacun fût réprimé dans l'exercice de ses droits de manière à ne pouvoir, quand il le voudrait, nuire à ses semblables: tyrannie redoutable et impossible.

Kant resta inconnu à sa patrie jusqu'au moment où les journaux se mirent à le prôner et à l'analyser. Reinhold, professeur à Iéna, substitua à sa phraséologie technique un langage plus populaire. Alors une véritable tourbe se jeta sur ses traces, et exagéra ses défauts. Beaucoup de philosophes, se donnant comme partisans du criticisme, devinrent dogmatiques en prétendant analyser toutes les fonctions; et ils s'égarèrent en négligeant l'expérience dans des hypothèses transcendantes et ridicules sur des matières dont l'intelligence humaine a l'intuition claire.

Kant avait déclaré l'ignorance des choses en elles-mêmes; d'autres nièrent qu'il existât rien en dehors de l'expérience humaine; et l'on prôna le grand rien comme une découverte sublime. Quelques autres voulurent, au contraire, tirer de l'esprit humain ce qui est au delà de ce qu'on peut connaître. Si Kant, malgré la critique, se vantait d'établir un calcul durable des facultés de l'esprit humain, ses partisans établirent sans préparation les limites de l'esprit, indiquèrent les bases des sciences à naître, et le point auquel il était permis d'aspirer uniquement. Il introduisit des termes nouveaux pour des idées nouvelles; et ses disciples réduisirent la philosophie à des expressions techniques, ce qui était soustraire au peuple les sciences du peuple. Il était érudit; ils dénigrèrent l'érudition, en voulant tirer tout de leur cerveau; l'étude encyclopédique s'étendit, et détourna les esprits des études classiques.

Kant s'était demandé, Comment pouvons-nous connaitre ? et il en résulta le criticisme; Qu'est-ce qui est? et il en résulta le dogmatisme. En répondant, Kant s'était arrêté au doute. Fichte répondit Le moi, et prétendit établir un nouveau système pour réduire à l'unité la matière et la forme, de même que pour expliquer le rapport entre les représentations et les objets.

Kant montrait, en arrivant à la négation, que notre intelligence est limitée et impuissante, et qu'il faut par conséquent recourir à une raison supérieure qui pénètre les vérités essentielles des

choses, et n'induit pas la pensée, mais la construit. Toute réalité disparaît chez Kant, à l'exception des schèmes et des idées, au milieu desquelles apparaît le moi représentatif. Le moi fut pris par Fichte pour l'unique vérité absolue, de telle sorte que la psychologie se convertit soudain en ontologie. De là sa doctrine de la science, où il soutient que la conscience et les objets, la matière et les formes, sont produits par un acte du moi et recueillis par la réflexion. Il fit voir qu'il connaissait le défaut du criticisme; mais lui aussi, en prétendant expliquer tout, laissa trop de choses sans solution. Les lois logiques, sur lesquelles il s'appuie et qui sont les formes de la pensée, ne peuvent non plus porter notre connaissance jusqu'à l'existence réelle, et à l'essence du sujet ou d'un objet.

Opérer est le thème continuel de la philosophie de Fichte : il rejette le formalisme des écoles, qui cache souvent le vide du fond, et aborde les questions capitales, en les dédaignant toutefois tant qu'elles restent à l'état de spéculation. C'est ainsi que ce patriote stoïque, croyant uniquement à l'âme, construisit la morale et la politique entière sur l'indépendance spirituelle. Il donne à la philosophie le nom de théorie de la science, base de toutes les sciences. Elle doit avoir en conséquence, premièrement, un principe certain, absolu, immédiat, qui la garantisse elle-même et avec toutes les connaissances humaines; secondement, une forme systématique, qui serve de type à chaque science.

L'essence du moi consiste à avoir la conscience de soi : il se crée donc lui-même par l'acte de sa conscience, et par suite il pense ce qui n'est pas moi, c'est-à-dire le monde extérieur et même Dieu. Au lieu donc de partir du fait de la conscience, Fichte part de l'activité de la pensée, en se repliant sur soi-même. D'où l'on voit qu'il confond l'actif avec le passif dans une seule essence, et qu'il fait l'actif du passif et le passif de l'actif.

Cet idéisme transcendant, qui fut le passage entre l'idéalisme subjectif de Kant et l'objectif de Schelling, éleva les esprits aux problèmes les plus sublimes; et, tandis que le siècle avait été plongé dans la matière, il représenta la vie de l'esprit comme la seule véritable.

De là naquit chez l'homme, enorgueilli par la puissance que l'imagination intellective donne à son esprit, une confiance, nous dirions presque une hardiesse, qui se révéla avec une magnificence voisine du ridicule, lorsque Fichte, Messie de la raison

pure (1), dit, du haut de sa chaire: Dans la prochaine leçon, je m'occuperai de créer Dieu.

Le mouvement ne s'arrêta pas là; et Schelling, peu content de chercher, comme Kant, la connaissance de la faculté de connaître, veut arriver à la connaissance des idées engendrées par la faculté de connaître. Kant avait dit que la raison seule était certaine, et que le reste n'était que doute. Fichte en déduisit que l'existence du monde dépend tout à fait de l'esprit humain, et que la raison crée ce qu'elle conçoit. Or, Schelling prétend que si la pensée produit tout ce qu'elle comprend, les êtres n'existent que conformément à la pensée, et que le monde est identique avec l'intelligence, de telle sorte que la philosophie naturelle a pour type la philosophie de l'intelligence humaine; et il emploie à le démontrer la double puissance de la méthode et de l'imagination, la' physique et la poesie.

Après lui, Hégel, en cherchant cet absolu des choses dont la connaissance est le but de la science, le définit ce qui est en soi, par soi et pour soi, définition où il identifie l'objet et le sujet.

Des écoles très-différentes naquirent ainsi de Kant, comme jadis de Socrate. A la demande, Qu'est-ce qui existe? il n'avait fait que douter; Fichte répondit Le moi; Schelling, Le moi et le non moi identifié, en penchant toutefois pour le non moi, c'est-à-dire pour la nature; ce qui l'acheminait au panthéisme. Mais l'identité absolue se trouvant irréconciliable, d'autres philosophes se tournèrent au dualisme de Kant, ceux-ci préférant la partie matérielle avec Oken, ceux-là la partie intellectuelle avec Hégel.

Kant affirme que l'idée s'assure seulement elle-même; Fichte ajoute que seule l'idée assure l'être; Schelling proclame ensuite que l'être produit l'être; enfin Hégel veut que l'idée soit l'être, et il arrive ainsi au panthéisme. Les conséquences de ce système, que ses élèves ne dissimulent pas, renversent la morale et révoltent le sens commun, qui désormais invoque un retour à des principes plus sains et plus solides.

(1) C'est ainsi que l'appelle Jacobi dans une très-belle réfutation.

CHAPITRE XXIV.

ESPAGNE.

L'Espagne, qui dans un temps s'était trouvée à la tête des nations, était restée d'un siècle en arrière. Philippe V de Bourbon, en. veloppé dans les guerres qui signalèrent le commencement du siècle, et contraint de seconder la politique de son père, avait fait cesser la décadence, sans faire toutefois commencer le mouvement ascendant. L'intolérance voulait encore du sang; et en 1725 trois cents individus suspects d'islamisme furent arrêtés à Grenade par le saint office, dépouillés de leurs biens, et condamnés à l'emprisonnement ou à l'exil. En 1732, on renouvela l'édit qui obligeait en conscience à dénoncer quiconque pencherait pour une des religions juive, mahométane et luthérienne, ou ferait des pactes avec le diable. Sous Philippe V, la seule ville de Malaga vit cinquante-deux auto-da-fé, et Arcos soixante-quatorze.

Les soulèvements qui éclatèrent pendant la guerre de succession fournirent à Philippe V un motif pour enlever à l'Aragon et à Valence leurs constitutions; puis il fit changer dans les cortès de 1713 l'ordre de succession au trône de Castille : dès lors les femmes ne devaient être appelées à succéder qu'après l'extinction des lignes masculines, dans lesquelles s'exercerait le droit de représentation (1).

(1) On a beaucoup discouru sur cette loi, lorsque Ferdinand VII mourut sans laisser de fils (1833). Quelques-uns l'ont confondue à tort avec la loi salique, qui exclut pour toujours les femmes du trône. Elle est en vigueur en France et dans les anciens électorats, ainsi que dans les pays où elle provient de droits féodaux ou de pactes héréditaires, comme entre les maisons de Saxe, de Brandebourg (excepté le royaume de Prusse), et la Hesse. Dans la succession en ligne cognatique pure, les héritiers mâles et femelles de la même ligne ont un droit égal; sauf qu'à égalité de degré les mâles l'emportent sur les sœurs même majeures, en se réglant du reste sur la représentation selon le droit romain, de telle sorte que la fille d'un mâle est préférée à son oncle, si celui-ci était le puîné du père de l'héritière. Il en est ainsi en Angleterre, en Portugal; c'est aussi ce qui se pratiquait en Castille, en Aragon et en Navarre, pays qui, par ce motif, changèrent plusieurs fois de dynasties. Philippe V voulut empêcher cette transmission du royaume à des étrangers, en introduisant la succession cognatique mixte, qui n'appelle les femmes qu'autant qu'il n'existe plus dans une ligne un héritier mâle issu de mâles. Cette loi fut abolie par Ferdinand VII par la pragmatique du 29 mars 1830, afin que la succession échût à sa fille

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