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priori. Or, d'où proviennent les prédicaments de ces jugements? Les sens ne nous les fournissent pas; nous sommes donc forcés de les tirer de nous-mêmes, et de croire par suite qu'il existe en nous une énergie merveilleuse, d'où émanent les prédicaments de l'espèce des choses. Ces prédicaments, qui existent en nous a priori, doivent être et nécessaires et universels.

La philosophie doit donc s'appliquer à énumérer ces prédicaments, sans lesquels les objets perçus par nous n'existeraient pas, et à décrire la manière dont notre esprit applique ces prédicaments aux objets, et en forme les objets de ses connaissances.

Il fallut par conséquent entreprendre la critique générale tant de la raison théorique que de la raison pratique, et d'une troisième qui établit l'alliance de la première avec la seconde.

Quant à la première, il faut distinguer dans la sensibilité la matière fournie par les sens, et la forme antérieure à l'expérience; car, pour produire les idées, il ne suffit pas de la sensibilité passive; il y faut encore une opération active de l'intelligence, qu'on peut appeler spontanéité.

Une fois les intuitions recueillies pour former les idées, l'intelligence veut les réunir pour former les jugements. Or, tous les jugements se réfèrent ou à la quantité ou à la qualité, ou à la relation, ou à la modalité; de ces quatre modes fondamentaux naissent douze catégories: unité, pluralité et universalité, réalité, négation et limitation, substance et accident, causalité et dépendance, action et réaction, possibilité, existence, nécessité, avec leurs contraires; ces catégories, pures conceptions de l'esprit, qui, réunies aux visions de la sensibilité par un médiateur, qui est le temps, composent l'objet de la pensée, et d'après lesquelles se préparent tous les jugements, ne viennent pas de l'expérience, mais ce sont des lois universelles de l'intelligence.

L'acte qui rappelle les jugements à l'unité est le raisonnement, par lequel la raison opère distinctement de l'intelligence, et dont la fonction consiste à chercher la condition absolue d'où se tirent les conséquences à l'aide des prémisses. De même qu'il y a trois formes générales du raisonnement, la catégorique, l'hypothétique et la disjonctive, de même trois idées établissent la condition absolue de l'unité pour chaque forme de raisonnement. Or, aucune de ces idées ne peut être donnée par l'expérience, qui ne correspond qu'aux phénomènes, et qui ne représente point une chose absolue

et générale. De semblables notions existent donc a priori, et, considérée en elle-même, la raison est pure.

En somme, la connaissance humaine se compose d'un élément empirique et d'un élément dérivé de l'intelligence; les notions de la raison pure n'ont aucune réalité objective, attendu qu'elle opère non sur les intuitions, mais sur les formes des jugements produits par l'intelligence. Nous sortons de la raison quand nous voulons trouver, au moyen de ces notions, des existences en dehors du monde sensible, tandis que l'expérience est la limite de la connaissance humaine; il en est de même lorsque nous ne nous servons pas des notions de la raison pour ordonner nos jugements, mais que nous voulons les appliquer aux données de l'expérience; de là résultent les antinomies. Les lois que nous appelons lois de nature sont celles de notre intelligence, qui les impose à la nature.

Kant, véritable révolutionnaire, qui méprise ses adversaires (1) et ne transige jamais avec eux, a le mérite d'avoir mieux distingué que tout autre moderne le sentiment de l'intelligence, l'intuition des idées, et vu que toutes les opérations de l'entendement peuvent

(1) Si l'on veut comparer Kant avec ceux qui l'ont précédé, on peut consulter le tableau que nous donnons ici :

Locke dit: La première opération de l'esprit est l'analyse.

Les idéologues: La première opération de l'esprit est la synthèse; celle-ci ne combine que les sensations.

La philosophie transcendante : La première opération de l'esprit est la synthèse; elle ne combine pas seulement les sensations, mais aussi quelques éléments subjectifs qui existent en nous indépendamment des sens.

Condillac : Tout le savoir humain dérive des sensations.

Kant: Tout le savoir humain commence avec les sensations, mais il ne dérive pas entièrement des sensations.

Leibnitz: Il y a des notions a priori; elles ont des archetypes conformes à elles.

Kant: Il y a des notions a priori: elles n'ont pas d'archetypes auxquels elles soient conformes; mais elles sont de simples formes sans valeur réelle. Leibnitz : Les vérités nécessaires contiennent la raison déterminante et le principe régulatif des existences, c'est-à-dire les lois de l'univers.

Kant: Les vérités nécessaires contiennent les conditions formelles de l'expérience; elles sont les lois, non des choses en elles-mêmes, mais des phénomènes. Les choses en elles-mêmes (noumeni) ne peuvent se connaître ni a priori, ni par des données adventices. L'ordre a priori est purement idéal; c'est l'ordre des phénomènes constants, qui, combinés avec les phénomènes passagers et accidentels de la sensation, constituent les phénomènes complexes des corps et du moi, ainsi que la nature phénoménale. Hors de cette dernière, les vérités nécessaires sont sans valeur.

se réduire à des jugements; par conséquent, qu'il fallait avant tout scruter les fonctions du jugement.

Locke, voyant que certaines idées dérivent des sensations, en conclut que les sensations étaient la source de toutes; Kant, voyant que quelques-unes ne pouvaient en dériver, conclut que les idées ne sont pas fournies par les sens avec le premier on arrive à nier toute vie intellectuelle en dehors des sens, et l'on va droit au matérialisme; le second produit une réaction puissante; et, tandis que les encyclopédistes disent, Touchez, comparez, jugez, Kant reconnaît une révélation de la conscience, indépendante des sens : les idées, selon lui, viennent toutes de l'expérience; mais l'expérience ne suffit pas pour les expliquer toutes, et elles peuvent résulter d'une réflexion sur soi-même.

Mais on peut demander à Kant s'il se forme réellement des jugements synthétiques a priori, c'est-à-dire où le prédicament ne s'est pas tiré de l'expérience. A coup sûr les exemples qu'il produit ne sont pas tels (1). La supposition étant donc fausse, il en résultait que la recherche du problème général de la philosophie, savoir comment les jugements synthétiques sont possibles a priori, demeurait erronée.

Il n'est pas vrai non plus que les quatre catégories soient les conditions de la perception intellectuelle; car elles ne sont que les conditions de l'existence des choses extérieures. Mais, en admettant même les catégories, Kant laissait sans explication la nature de la perception intellectuelle, c'est-à-dire comment est possible la relation d'identité entre la chose particulière dans l'objet et la chose universelle dans l'esprit. Il ne fait donc, sous une apparence d'originalité, que développer la théorie de Reid, bien que ce philosophe n'attribue rien d'inné à l'esprit, mais qu'il y suppose une énergie créatrice du monde extérieur, et sujette à des lois inévitables. Il prétendait avoir réfuté l'idéalisme de Berkeley; mais il ne fit en effet que le transporter des sens à l'intelligence; car si l'objet des sensations est fourni par notre esprit, nous tombons dans un idéisme universel, qui déclare l'homme incapable de savoir quoi que ce soit. Tel est le criticisme, qui réduit à la seule idée les choses même extérieures.

Après avoir nié la causalité, Hume arrivait à déclarer la méta

(1) Rosmini le démontre avec évidence.

physique impossible comme science. Kant accepta cette décision, attendu que notre savoir ne s'étend pas au delà des limites de l'expérience. Mais il ajouta que la métaphysique est un fait, comme disposition naturelle de notre esprit. En effet, en voyant les phénomènes s'enchaîner, nous sommes portés naturellement à rechercher si le monde eut un commencement, s'il a une limite par rapport à l'espace, s'il y a des corps indivisibles. L'expérience n'a pas de réponse à ces questions: d'où il résulte que notre esprit tend à en outre-passer les limites. Il est certain encore que, dans la solution de pareils problèmes, la raison arrive à des conclusions contradictoires.

D'où provient donc cette illusion transcendante, par laquelle la raison est contrainte d'établir une réalité au delà du sensible? D'où naît le conflit de la raison avec elle-même, lorsqu'elle conclut tantôt que le monde est limité, tantôt qu'il ne l'est pas; tantôt qu'il est éternel, tantôt qu'il est temporaire?

Kant se met en conséquence à rechercher l'origine de la métaphysique naturelle, et montre que la raison est la faculté de déduire des conséquences particulières de principes généraux. Or, l'illation de tout raisonnement peut être considérée comme un conditionnel d'où l'on remonte à un principe qui est la conséquence d'un autre raisonnement, jusqu'au moment où l'on est forcé de s'arrêter à un absolu ou à un inconditionnel fondé dans l'essence de la raison même, et qui devient le fondement de toute unité de raison. C'est là un principe synthétique a priori; si donc, comme nous le prétendons, on nie l'existence de pareils jugements, toute la métaphysique du criticisme s'écroule.

Comme faculté transcendante, l'intelligence peut se définir la faculté des idées; et la raison, la faculté de l'absolu.

Kant détermine ici les divers raisonnements catégoriques, hypothétiques ou disjonctifs, dont il déduit l'idée psychologique du moi, l'idée cosmologique et l'idée théologique. Il en déduit que tous les jugements se fondent sur les paralogismes transcendants par lesquels la raison, s'élevant au delà de l'expérience, conclut de l'idée à la chose en elle-même. C'est là un grand vide que nous pouvons éviter, si, au lieu de lui concéder que la substance soit une catégorie, nous croyons qu'elle est une chose en ellemême, et que le sens intime qui nous indique le moi comme une substance est infaillible; enfin, que la règle qu'il n'y a point d'effet sans cause est réelle et absolue.

Après avoir admis que la sensivité n'offre que des perceptions simples, Kant l'exclut du champ philosophique; et la raison pure se réduit par là à de simples possibles. Les idées de Dieu, d'âme, de bien et de mal, dépassant le cercle de l'expérience, sont done destituées de valeur réelle. Kant, se refusant à cette conclusion, fut contraint de s'orienter dans la nature, et de repousser les conséquences de son propre système, en réédifiant par la force de la volonté ce qu'il détruisait par la force de la raison.

Il eut donc recours à la raison pratique, qui a pour but le bien et le mal; et, après avoir proscrit l'absolu dans l'intelligence, il songe à le réintégrer dans la morale. La volonté est déterminée par un élément matériel et par un élément formel, c'est-à-dire par des motifs qui opèrent sur la sensibilité, et par des motifs désintéressés relatifs seulement à la raison pure, et se réduisant à cet impératif catégorique: Opère selon une règle qui puisse être regardée comme loi générale des étres raisonnables.

Cela se lie à trois questions: la liberté, l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu. En effet, si l'homme n'était pas libre, il ne pourrait attribuer ses déterminations qu'à ses penchants; l'homme doit tendre vers un idéal de vertu supérieur à l'empirisme des jouissances, ce qui implique un progrès perpétuel, uniquement réalisable par l'immortalité. Son but suprême n'est pas le bonheur auquel l'instinct seul aurait suffi, c'est la vertu. Or, l'harmonie entre la vertu et la félicité suppose une cause indépendante de la nature, et douée d'intelligence et de volonté, c'est-à-dire Dieu.

Les principes de la raison pratique et de la raison théorique resteraient séparés, si l'homme ne possédait une faculté particulière d'appliquer au monde de la nature les idées du monde de la liberté. C'est la faculté de juger, et elle a deux modes. Ou elle considère la concordance des moyens dans les formes des choses, de manière à procurer un sentiment de plaisir, et elle est esthétique ; ou seulement elle la considère logiquement pour obtenir la connaissance des choses, et elle est théologique.

La critique du jugement esthétique est la théorie du beau, c'est-à-dire du sentiment de la concordance entre l'imagination et l'intelligence; et la théorie du sublime, qui est le sentiment de notre impuissance à embrasser par l'imagination les pensées qui nous sont présentées par la raison. La critique du jugement théologique contient la théorie de la nature selon le rapport des moyens avec les fins.

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