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Hume.

décomposer les idées complexes en idées simples, et aller jusqu'à l'image fixe offerte par les sens.

On fait un mérite à Condillac d'avoir fait du langage un objet d'études; mais s'il lui donna un développement plus particulier, ainsi qu'aux opérations de l'intelligence, il n'apporta rien de fondamental à la philosophie. Déjà depuis Descartes on avait reconnu l'impossibilité de bien comprendre les éléments du langage sans connaître les éléments et la formation de la pensée; et c'est à quoi l'on arrive précisément en réfléchissant sur le langage, dans lequel se décompose la pensée, ainsi que dans la conscience. Quelques écrivains composèrent en conséquence des grammaires générales, en tête desquelles est celle de Port-Royal, où se trouve déjà établie la distinction entre les mots subjectifs et les mots objectifs, c'est-àdire, ceux qui dénotent les objets de notre pensée, ou bien sa forme, sa manière, les différents aspects sous lesquels l'esprit considère les objets.

Le langage conduit donc l'esprit à trouver dans nos connaissances des éléments objectifs et des éléments formels; or, cela contrarie la doctrine de Locke, puisque les idées de rapport naissent non pas des sensations, mais de l'activité synthétique de l'esprit. Condillac ignora cette distinction, qui l'aurait sauvé de l'erreur de la sensation transformée.

Le sensualisme était porté en Angleterre à ses dernières conséquences avec plus d'esprit et de talent. David Hume admit sans réflexion la théorie de Locke, que nous n'avons de connaissances que par les sens. Mais Locke s'était contredit en distinguant nos connaissances primitives des autres qui proviennent de l'expérience. Or, Hume vit bien que des idées a priori, c'est-à-dire universelles et nécessaires, ne peuvent venir des sens. La proposition primitive Tout effet a une cause est impossible à déduire de l'expérience, qui ne nous présente que des faits singuliers, et jamais la connexion qui existe entre eux et leur cause, encore moins leur nécessité. Au lieu donc d'en conclure qu'il y a en dehors des sens quelque autre source de connaissances, Hume nia cet axiome, et dit que les hommes ne retiennent cette règle que par habitude; c'est-à-dire que, pour ne pas douter du jugement arbitraire d'un philosophe, il supposa tout le genre humain en erreur, et supprima le fondement le plus général de l'activité humaine. Il raisonna donc ainsi : « Les idées, les jugements et toutes les autres modifi

cations de l'esprit sont des sensations affaiblies, et dès lors moins certaines que les sensations proprement dites. Mais toute certitude nécessaire manque même à celles-ci, attendu qu'aucune raison ne nous porte à croire qu'elles correspondent aux objets.

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En effet, nos jugements relatifs à l'ordre physique sont fondés sur la notion de cause; ceux qui sont relatifs à la morale impliquent la notion de vertu et de liberté ; ceux qui veulent expliquer l'origine et concevoir l'unité du monde physique et moral à la fois, impliquent la notion d'un principe universel. Or, ces trois idées de causalité, de vertu, de Dieu, sont de pures hypothèses, des idées fictives. L'expérience nous offre bien les rapports de succession et de simultanéité entre les phénomènes, mais elle ne montre pas que l'un dérive de l'autre. L'idée de cause supprimée, tous nos jugements tombent; car nous ne pouvons expliquer les phénomènes qu'en y appliquant cette notion, et c'est par elle seule que nous pouvons croire à l'existence des corps; car nous y croyons en tant qu'ils sont la cause de nos sensations.

Les notions sur lesquelles se fondent les conceptions morales ne se soutiennent pas davantage; car l'homme ne peut être mû que par l'intérêt personnel: tout motif rationnel manquant à l'idée de générosité, d'abnégation, qui existe dans la vertu, il ne reste que le doute.

L'idée de liberté s'évanouit aussi, car un choix libre sans motifs n'est pas possible; et il ne peut y avoir de motif qu'une sensation qui entraîne irrésistiblement la volonté.

D'un autre côté, les sens n'offrent plus un moyen d'arriver à Dieu, si l'on écarte l'idée de le considérer comme cause. L'homme adore done dans le principe les phénomènes de la nature, bienfaisants ou terribles, et par voie d'abstraction; il les transforme en dieux, en dehors du monde sensible, et il en crée un autre à sa fantaisie. Hume détruit donc Locke dans son élément, la sensation, en ramenant celle-ci à une perception de pure apparence; la nature n'est plus qu'un mélange de perceptions et de phénomènes. La nécessité que Locke tirait de la causalité tombe lorsqu'on nie cette causalité, et qu'on la donne pour une illusion de l'habitude; tandis que le monde n'est qu'une fantasmagorie abandonnée au hasard.

Il n'y a point de philosophie possible sans connaître la connexion qui existe entre la cause et les effets; or, l'expérience, source unique de nos idées, ne nous présente aucune idée de cette con

Berkeley. 1684-1753.

nexion; il ne peut en conséquence y avoir de philosophie, et l'esprit humain est incapable de connaître autre chose que certains faits arrivés en lui-même, et dont il se souvient.

L'évêque George Berkeley était arrivé par une autre voie à la même négation. Dans le problème fondamental de la philosophie, Quelle est l'origine, quelle est la certitude de nos connaissances? Locke avait répondu : Les sens; Berkeley, pour détruire dans ses fondements le matérialisme qui en dérivait, répondit : L'idée. Ce sont là, à la première vue, des solutions très-disparates: cependant ce dernier se reconnaissait le disciple de Locke, et croyait suivre sa théorie.

Le théorème de Locke, Il n'y a que la sensation, était insuffisant pour un esprit raisonneur. Comment un amas de sensations superposées dans un être qui n'a que la faculté de les recevoir et de les conserver peut-il devenir raison? Comment passer du monde qui nous est révélé par le toucher à celui que nous révèle la vue? Les substances ne peuvent nous être connues que par les qualités qui leur sont inhérentes. Or, nous ne pouvons concevoir aucune qualité comme inhérente à une substance corporelle; ni les qualités secondaires, telles que la couleur, l'odeur, la saveur, que Descartes a démontré exister en nous plutôt que dans les corps; ni leur qualité première, c'est-à-dire l'étendue, par suite des mêmes arguments employés contre les autres. Comme nous ne connaissons les corps que par l'étendue, le monde matériel est uniquement un phénomène, et il ne nous est donné de percevoir que des idées. Tous ces ordres d'idées sont simplement des signes conventionnels, des mots d'une langue dans laquelle nous parle Dieu, qui est la seule cause efficiente. C'est ainsi que Berkeley, partant de la sensation arrivait au même point que Malebranche, partant de la pensée; et comme il n'admet que des idées, son système fut appelé idéalisme; mais il vaudrait mieux le nommer idéisme.

En voulant détruire la matière pour ne conserver que l'idée, Berkeley fournit au matérialisme les armes les plus fortes. Helvétius prit de lui que la supériorité de l'homme sur la brute tenait uniquement à la meilleure conformation de la main; Hume lui emprunta tous les arguments de son scepticisme; Condillac s'en fit le plagiaire dans son Traité des sensations.

Voilà donc quelles furent les conséquences des doctrines de Locke; le sens commun s'effrayait en les voyant, et, se mit à examiner l'erreur et à chercher un remède.

L'école écossaise, dérivée aussi de Berkeley, affligée de ce vide et se donnant néanmoins pour fervente admiratrice de Locke, rechercha quelle barrière il avait franchie pour tomber dans cet abîme de doutes dont le vulgaire seul pouvait s'arranger, et où la philosophie s'était isolée de la politique et de la religion. Shaftesbury fut le premier qui proclama un sentiment moral comme la source du système des actions. A sa suite, Hutcheson commença la réaction contre le scepticisme, mais en croyant qu'il suffisait de reconnaître dans l'homme un instinct moral « indépendant et de l'utilité et du bien-être personnel, des sentiments et des passions, de la vérité et de la raison spéculative, ainsi que de l'idée que nous nous formons de la Divinité. » C'est à cette cause obscure qu'il rapportait la moralité des actions; mais quelle base lui donner? comment croire que cet instinct ne naisse pas de nos dogmes, de nos actes antérieurs, de l'éducation? Il expliquait le fait par le fait, comme une science qui a honte d'elle-même, et qui cherche quelque base dans le présent, dans le phénomène actuel et tangible, dans l'expérience.

L'Écossais Thomas Reid, esprit solide, attaqua autant le scepticisme que l'idéisme par la doctrine du sens commun, et à l'aide de principes primitifs indépendants de l'éducation. Bacon avait dit que la science consiste dans l'observation des faits et dans l'induction, qui, en rapprochant les choses semblables, met en lumière les idées générales. C'est là ce qu'entreprit l'école écossaise, en étendant cette règle à la philosophie. La philosophie ne doit pas prétendre à expliquer les causes et les substances, attendu que nous ne pouvons connaître de la réalité que les faits ou les phénomènes que nous observons, et que nous devons nous contenter de bien décrire. Parmi les faits, les uns tombent sous les sens, d'autres sont l'objet des sens intimes; les premiers regardent la physique, et les seconds la philosophie. Des deux propositions contradictoires de Locke, Toutes les connaissances dérivent des sens, et Il y a une connaissance a priori, Hume avait nié la dernière en reniant le sens commun. Reid s'en tient à celui-ci, et en déduit que tout ne vient pas des sens; qu'il se trouve dans l'esprit humain quelques vérités fondamentales, indépendantes de l'expérience, d'après lesquelles, non-seulement le vulgaire, mais les philosophes eux-mêmes raisonnent et sont contraints de raisonner s'ils veulent être entendus, et pour que l'on puisse discuter

Reid.

1710-1796.

Stewart. 1753-1828.

avec eux. Dès qu'un homme les conçoit, il ne peut faire autrement que d'y adhérer; la faculté de les connaître est innée et commune à tous les hommes, pourvu que l'esprit soit parvenu à la maturité et dégagé de préjugés. Leur ensemble constitue le sens commun. L'un de ces axiomes fondamentaux est la véracité du témoignage des sens; l'autre, qu'il n'y a point d'effets sans cause efficiente.

En appliquant le principe général, Reid trouve que nous acquérons l'idée des corps au moyen de l'impression qu'ils font sur nos organes, de la sensation qui en résulte dans notre âme, de la perception de l'existence et des qualités sensibles des corps. Comme la sensation ne peut être cause de la perception de l'existence du corps, il faut bien admettre dans l'esprit une activité innée qui le porte à juger, au moyen des sensations, l'existence du monde extérieur. Il entreprenait donc de fortifier les principes du sens commun contre la philosophie; qui prétendait l'anéantir. Mais, en faisant que la sensation n'ait rien de semblable à la perception, il enlève la certitude à la connaissance, et retombe dans l'idéisme qu'il voulait combattre. Il croit, en opposition à Locke, que la sensation est précédée par le jugement, à l'aide duquel on en reconnaît l'existence réelle, et que la première opération de l'esprit est la synthèse, et non l'analyse. Mais s'il abattait ainsi les partisans de Locke, il ne voyait pas que le jugement même présuppose une idée simple, générale, puisqu'on ne peut juger qu'une chose existe sans avoir une idée de son existence.

Thomas Brown, combattant aussi Hume, ne croit pas que la perception immédiate de Reid suffise pour prouver le monde extérieur; et il propose à sa place la suggestion des idées comme cause de tous les phénomènes intellectuels et moraux.

Dugald Stewart, en suivant toujours la méthode expérimentale de l'école écossaise, affirme que toutes les idées ne dérivent pas de la sensation, et que l'homme peut se former des idées générales par l'imposition des noms aux choses. Il fut en conséquence le chef des nominaux modernes. Reid avait nié tout intermédiaire entre l'objet perçu et l'esprit qui perçoit; mais si l'objet perçu par un individu existe réellement, les idées générales n'ont d'existence que dans l'esprit : il manquait donc à Reid un moyen de les expliquer. Stewart crut plus à propos de les nier, et d'affirmer qu'elles ne sont que des noms. Il ne s'aperçut pas que les noms ne peuvent expliquer l'acte par lequel l'esprit

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