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CHAPITRE XIX.

L'INDE.

Avant la conquête européenne, les musulmans et les naturels, les uns dominateurs, les autres soumis, vivaient dans l'Inde sans se mêler. L'islamisme n'avait trouvé d'accès que dans la partie septentrionale, grâce aux débris qu'y avaient laissés les armées des dynasties tartares, de même qu'au grand nombre de Persans et d'Arabes appelés à la solde des princes conquérants. Il s'y forma ainsi un total de dix millions environ de mahométans, ou un dixième de la population. Distincts des naturels, ils habitaient les capitales, les villes de commerce et les places fortes, jamais la campagne ni l'intérieur du pays, où l'Indien conservait sa religion panthéiste, ses castes, ses prescriptions infinies, et la haine des étrangers.

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Chacune des grandes divisions de l'empire était gouvernée par un soubab, représentant l'empereur, et auquel les instructions d'Akbar traçaient son devoir en ces termes : « Qu'il fasse mar<< cher la prière avant tout; qu'il ne songe qu'à faire du bien aux hommes, et qu'il ne les traite pas trop durement; qu'il s'habitue à « la prudence ; qu'il ne s'ouvre de son secret qu'à un très-petit nom«bre le magistrat ardent pour la justice doit se multiplier sous << son administration, ne pas infliger le supplice de l'attente à qui demande réparation d'une offense; il doit savoir que son office

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« est celui d'un tuteur; que le plus solide fondement de son pouvoir est l'affection du peuple : lorsqu'il l'a obtenue, il peut dormir tran« quille. Qu'il tienne sous le joug de la raison la faveur et la disgrâce; qu'il s'efforce d'empêcher la désobéissance par de bons

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avis; quand il n'y réussit pas, qu'il punisse les rebelles par des

reproches et des menaces; qu'il les fasse saisir, incarcérer, battre, ⚫ mutiler de quelque membre; mais qu'il ne leur enlève la vie que << dans des cas extrêmes et après de mûres délibérations. »>

Après le soubab venaient les fousdars, qui l'accompagnaient dans toutes les expéditions militaires faites entre les limites de sa juridiction, et qui s'honoraient du titre de nababs ou lieutenants que leur donnèrent les Européens, et qui plus tard devint synonyme

de soubab ou vice-roi musulman, tandis que le nom de radjah était conservé aux vice-rois indiens. Ces charges étaient révocables, et les despotes se plaisaient à les changer souvent, afin que les titulaires ne pussent acquérir trop de pouvoir. Mais la centralisation s'étant relâchée, les nababs s'enhardirent jusqu'à se rendre indépendants, et à transmettre l'autorité à leurs héritiers. Nous ne donnerons pas ici la série des officiers subalternes. Tandis que les décisions judiciaires pour les musulmans étaient rendues par le cadi, aux termes du Koran, les Indiens s'en rapportaient à des arbitres, choisis le plus souvent parmi les brahmines. Dans plusieurs contrées, les princes indigènes se maintinrent en payant tribut, quelques-uns même sur des territoires très-étendus, comme les rois de Mysore et de Tanjore; et il ne fut pas apporté de changement au gouvernement intérieur.

La conquête ne détruisit pas non plus un élément intégrant de l'ancienne constitution, le village. On donne ce nom à un espace de quelques milliers d'acres, dont les habitants forment une commune présidée par un potaïl, qui veille aux affaires générales et au bon ordre; il a pour collègues un karnoum, qui enregistre les dépenses de culture et les produits; un tallier pour informer sur les délits, et d'autres officiers pour les autres soins nécessaires. Ces villages existaient de temps immémorial, sans avoir presque subi ni altération de limites, ni déplacement de familles, et sans que les changements politiques eussent bouleversé leur économie intérieure; petites républiques immuables, sous les vastes monarchies si variables de l'Orient. Dans la plupart se perpétue une sorte de communauté de biens et de travaux, d'où il résulte que chacun profite de l'assistance de tous. L'impôt prélevé, le restant est réparti à proportion du terrain que chacun a cultivé; et les uns vont au marché, les autres s'adonnent à quelques industries dans les différents métiers. Dans certains villages, les terres changent chaque année de maîtres.

L'impôt était réparti et levé de diverses manières, en estimant la moisson lorsqu'elle était encore sur pied. Un dewan prenait la ferme générale des terres d'une province; le zemendar avait en sous-bail les divers districts qu'il distribuait entre les cultivatears (ryols) ou entre les villages; il devenait ainsi percepteur des impôts, et se trouvait revêtu, en conséquence, de certains pouvoirs, même du commandement des troupes de son district. Il

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avait, en un mot, l'apparence d'un prince, avec juridiction civile et criminelle.

On pourrait donc assimiler cet état de choses à la féodalité, sauf que nos feudataires avaient réellement la propriété des terres et percevaient les taxes à leur profit, tandis que dans l'Inde l'empereur était considéré comme l'unique propriétaire. Il est vrai que le ryot jouissait pleinement des droits de propriété, puisqu'il n'en était dépouillé que lorsqu'il manquait à ses obligations, et qu'il pouvait la transmettre à d'autres.

Au haut de l'échelle, le Grand Mogol, successeur de Tamerlan, était le dépositaire en titre d'une autorité illimitée. Les provinces étaient administrées en son nom par les soubabs, qui souvent s'en rendirent seigneurs. A côté d'eux existaient beaucoup de princes indigènes, d'une domination ancienne. Au-dessous de cette hiérarchie aristocratique et administrative, venait le village. Ainsi se trouvaient réunis le despotisme au sommet, l'aristocratie et la féodalité au milieu, le municipe et la république à la base.

Mogol.

A Baber ou Babour (1), qui avait commencé l'empire du Grand Le Grand Mogol à Agra, succéda Houmaïoum, puis Akbar le Grand (1555-1605), sixième descendant de Timour. Ce prince entreprit d'a. chever la conquête musulmane de l'Inde en domptant les Afghans, qui, au commencement de son règne, occupèrent Agra, Delhi, et presque toutes ses possessions. La défaite qu'il leur fit éprouver à Paniput fut le fondement de sa grandeur. Bientôt il leur eut enlevé leurs forteresses inexpugnables, et il les refoula de poste en poste. Il conquit le Guz rate, envahit le Bengale, le Cachemire et le Sind. Il employa quatre ans à la conquête du Décan, et put enfin prendre le titre d'empereur (1602). Il fut le véritable fondateur de l'empire mogol; malheureusement, des guerres non interrompues l'empêchèrent de donner à ces vastes contrées l'ordre et l'administration. Les quinze joubas ou principautés lui rendaient annuellement 9,074,388,125 roupies, c'est-à-dire, plus de quatre cents milliards.

Les institutions d'Akbar, que nous a conservées son ministre Aboul Fazl, nous font connaître en détail la magnificence de sa cour, ainsi que les règlements administratifs et judiciaires émanés de ce prince. Il attirait les savants, et faisait traduire les ouvrages

(1) Voy. tome XIV, p. 235 et 236.

1605-1627.

1659.

sanskrits et tures en persan ou en indien ; il aimait aussi la peinture, malgré les préceptes de sa religion. Ayant voulu entendre discuter devant lui les dogmes des différents cultes dominants dans son empire, il en conçut un scepticisme qui le porta à la tolérance; et il paraît qu'il s'était flatté de concilier la foi chrétienne, celle de Mahomet et celle de Brahma, de manière à n'en former qu'une seule plus générale. Il substitua la formule, Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu, et Akbar est son prophète, à celle qui avait été enseignée par Mahomet. Dans le calendrier réformé par ses ordres, le mois solaire remplaça les périodes lunaires.

Il eut pour successeur Sélim-Djéangir, ou conquérant de la terre, à qui l'on dut de bonnes mesures de police. Il fit ouvrir d'Agra à Lahore une route de 450 milles, toute plantée d'arbres, avec des puits, des caravanserais, et soumit au tribut les rois de Visapour et de Golconde.

Schah-Djihan, son fils et son successeur, transféra sa résidence à Delhi. Il partagea de son vivant l'empire entre quatre de ses Aurengzeb. fils, ce qui amena des guerres civiles. Enfin, Aureng-Zeb, qui se signala par ses victoires, ayant, sous le masque de la dévotion, fait périr ses frères et empoisonné son père, resta le maître de l'empire, dont il porta la grandeur à son comble; il s'intitula MohiEddin-Alemguir, c'est-à-dire, restaurateur de la religion et conquérant du monde. Son trésor consistait en gros lingots d'or et en pierreries, au nombre desquelles un diamant de deux cent quatrevingts carats, trouvé au sac de Golconde. On admirait principalement son tróne du paon, ainsi appelé de l'oiseau qui le surmonte, tout en or massif semé de pierres précieuses, avec un énorme rubis à la poitrine, d'où pend une perle de cinquante carats. Douze colonnes incrustées de perles soutiennent le baldaquin.

Aureng-Zeb restait rarement dans les villes, et habitait le plus souvent des camps mobiles: trois immenses palais de bois léger, dont les pièces se démontaient, étaient transportés par deux cents chameaux et cinquante éléphants, à un jour d'intervalle l'un de l'autre; il trouvait ainsi un palais à chaque endroit où il arrivait. A sa suite venaient des centaines de chameaux avec ses trésors, des chiens, des panthères dressées à atteindre la gazelle, des taureaux pour chasser le tigre; il serait fastidieux d'énumérer les milliers d'hommes et de bêtes employés pour l'eau, la cuisine, la garde-robe, les archives, les armes, la réparation des routes. Lorsqu'on était

arrivé dans quelque vaste espace, ce demi-million de voyageurs campait à l'entour du palais du Grand Mogol, vers lequel se dirigeaient en ligne droite les tentes, qui se trouvaient dressées en un clin d'œil et enlevées de même.

Zélé pour la religion musulmane, il réprima par de nombreux édits le relâchement qui s'était introduit sous Akbar, et persécuta les Indiens, dont il changeait les pagodes en mosquées. Il remit en vigueur l'édit d'Akbar qui dégrevait d'impôts celui qui avait amélioré ses propriétés, et allégea les charges des musulmans pour accroître celles des Indiens. Généreux envers ses amis, il fut implacable pour les vaincus; et son existence s'étant prolongée jusqu'à quatre-vingt-dix ans, il put étendre beaucoup ses conquêtes.

Le Décan, le plus ancien empire indépendant de Delhi, fut fondé par le musulman Hassan Bakou (1317), qui se révolta contre le sultan Mahomet IV; et sa descendance fut appelée la dynastie des Bamines. Lorsqu'elle s'éparpilla en 1526, on vit se former les cinq royaumes d'Amehdabad, de Bérar, d'Amehdnagour, de Visapour et de Golconde. S'étant ligués, ils soumirent le prince indien de Bisnagar ou Carnate, dont ils détruisirent la capitale, qui avait vingt-cinq milles de circonférence, et renfermait des édifices ma. gnifiques et des pagodes aux toits d'or. Ces royaumes succombèrent l'un après l'autre, et les deux derniers furent conquis par Aureng-Zeb.

L'empire mogol embrassait, à la mort de ce monarque, quarante provinces (1), s'étendant du 35° au 10° degré de latitude; et il en tirait dix mille millions de francs, bien que les produits valussent un quart du prix qu'ils auraient eu en Angleterre.

Mais aussitôt l'empire marcha vers son déclin. Les princes qui se disputaient le trône se renversèrent tour à tour; le luxe et la débauche ne le cédaient en rien à la cruauté qui faisait couler le sang fraternel. Pendant ce temps, les radjahs et les soubabs se rendaient

(1) C'est-à-dire Agra, Aoud, Behar, Bednore, Bengale, Kanara, Carnate, les Sircars, Cochin, Koïmbatour, Delhi, Dindigou, Allahabad, Goutich, Guzerate, Madoura, Malabar, Malwa, Moultan, Mysore, Orissa, Tinevelly, Travancor, qui aujourd'hui forment les possessions immédiates de l'Angleterre ; Berar, Serinagor, possessions médiates; Adjemir, Adoni, Concan, Conddapah, Dowlatabad, Candeisch, Visapour, qui aujourd'hui forment l'empire des Marhattes, dépendant des Anglais; Caboul, Cachemir, Candahar, Sind, qui forment l'Afghanistan; Assam et Boutan, encore indépendants; Lahore et Pendjab, appartenant aux seïkhs.

1706.

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