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1783.

Sahim-Guéraï avait été élevé au poste de khan de la Crimée pour être le jouet de la Russie, dont l'ambassadeur était un espion chargé de le discréditer près des siens. Ces peuples détestaient les usages russes; or, il persuada à Guéraï de demander le cordon de Sainte-Anne et le grade de lieutenant dans les gardes. Il lui inspira le goût des profusions, du luxe, de la débauche, des parades militaires, et la fantaisie d'avoir une marine; lui occasionnant ainsi des dépenses qui devaient l'obliger à mettre des impôts faits pour exciter le mécontentement. Les mouzzas (nobles), encouragés par l'ambassadeur, se soulevèrent; le khan s'enfuit en implorant le secours de la Russie, qui, n'attendant que cette occasion, entra dans le pays sans autre effusion de sang que celui qui coula abondamment sur l'échafaud. Le khan ainsi vengé fut conspué, et finit par être livré aux Turcs, qui le mirent à mort.

Catherine, qui venait de stipuler l'indépendance de la Crimée, notifia à l'Europe que, par amour pour le bon ordre et la tranquillité, elle avait dû occuper ce pays; et qu'elle le réunissait à son empire, pour en maintenir la paix et le bonheur. Ainsi se trouvait vengée la longue humiliation que les Tartares avaient fait subir à la Russie. Souvarov en fit, dit-on, égorger trente mille, par l'ordre de Paul Potemkin, nouveau favori de la czarine, homme sans instruction, incapable de sentiments généreux et de vues élevées. Ce parvenu, qui reçut le surnom de Taurique, fut chargé d'organiser la Tauride à la russe, et d'opérer la fusion des deux pays. Il s'en acquitta avec une telle férocité, que la plupart des babitants émigrèrent ; et tandis que le khan s'était maintes fois montré à la tête de cinquante mille hommes, on ne comptait dans le pays, deux ans après la réunion, que dix-sept mille habitants mâles.

Potemkin, pour qui la fortune avait tout fait, voulut offrir à sa souveraine et maîtresse un spectacle de magnificence et de mensonge dont on parlât à cette époque, non moins que des événements militaires. Il réunit sur le Borysthène une armée plus nombreuse qu'il n'était nécessaire pour une cérémonie; et, mettant en œuvre tout le talent des peintres de décors, il étala aux regards l'apparence menteuse d'un pays florissant. Les rives du fleuve étaient couvertes de villes; mais c'étaient des villes peintes sur toile on voyait des cathédrales en construction, des navires qu'on lançait, des villages qu'on bâtissait. Les Tartares étaient poussés de loin à coups de nerfs de bœuf sur les rivages, afin

qu'ils parussent peuplés; et des troupeaux, amenés de quatre cents lieues à la ronde, y paissaient l'herbe qu'ils foulaient pour la première fois. Cette représentation coûta plus que n'eussent fait des établissements utiles. Parmi les peuples barbares que traversait le cortége royal, les uns cachaient les femmes pour les soustraire au libertinage des étrangers, les autres s'empressaient de venir les leur offrir. On ne voyait là qu'un spectacle.

Catherine se laissait abuser, pour abuser l'Europe sur les forces de son empire et sur sa propre activité les rois même vinrent se joindre à son cortége; Joseph II l'accompagna jusqu'à Cherson, ville qu'elle avait bâtie, et dont une des portes portait cette inscription Route de Constantinople. Le roi de Pologne dépensa trois millions en trois jours qu'il y resta (1). Potemkin parvint à son but, qui était d'empêcher qu'on n'ajoutât foi aux plaintes qui s'éle

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(1) Ségur a décrit minutieusement ces fêtes et ces entretiens. Nous rapporte rons quelques fragments des lettres du prince de Ligne à une dame française : Il me semble encore rêver quand, au fond d'un carrosse à six places, qui est un véritable char de triomphe orné de chiffres en brillants, je me trouve assis entre deux personnages sur les épaules desquels la chaleur m'endort parfois, et que j'entends dire en m'éveillant, par l'un de mes deux camarades: J'ai trente millions de sujets, dit-on, en ne comptant que les máles. — Et moi vingtdeux, répond l'autre, en comptant tout. J'ai besoin, ajoute l'un, de six cent mille soldats au moins, du Kamtchatka jusqu'à Riga. — Avec la moitié, répond l'autre, j'ai ce qui m'est nécessaire.

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« Tous ceux qui possédaient des terres en Crimée, comme les Morza, ou ceux à qui l'impératrice en fit cadeau, comme moi, lui jurèrent fidélité. L'empereur est venu à moi; et, me prenant par le ruban de la Toison d'or, il me dit: Vous étes le premier de l'ordre qui ait prété serment avec des seigneurs à longue barbe. A quoi je répondis: Il vaut mieux, pour votre majesté et pour moi, que je sois avec les gentilshommes tartares qu'avec les gentilshommes flamands.

« Nous passâmes en revue, dans la voiture, tous les États et tous les grands personnages. Dieu sait comme nous les arrangeâmes! Plutôt que de signer la séparation de treize provinces, comme mon frère George, dit Catherine à demi-voix, je me serais laissé tirer un coup de pistolet. — El plutôt que de donner ma démission comme mon frère et beau-frère (Louis XVI), reprit Joseph, en convoquant et réunissant la nation pour parler d'abus, je ne sais ce que je n'aurais pas fait.

« Leurs majestés impériales se tâtaient par moments sur ce pauvre diable de Turc, et jetaient quelques propositions en se regardant. Moi, comme amateur de la belle antiquité et d'un peu de nouveauté, je parlais de ressusciter la Grèce; Catherine, de faire renaître les Lycurgue et les Solon; je parlais d'Alcibiade: mais Joseph, qui était plus pour l'avenir que pour le passé, pour le positif plus que pour les chimères, disait: Que diable faire de Constantinople?

vaient de toutes parts contre son administration; et les pacifiques triomphes de l'industrie et de la civilisation furent célébrés dans le monde entier.

La Crimée fournissait à la Turquie, non-seulement des soldats, mais encore des grains; aussi demandait-on à grands cris que le sultan s'occupât de la recouvrer: mais Abdoul-Hamid, se sentant hors d'état de résister à la Russie et à l'Autriche réunies, dut se résigner à cette usurpation nouvelle. Il réprima par les supplices les hospodars insurgés, fit dévaster les côtes de la Morée, que les Russes avaient soulevées, et renouvela les concessions faites aux principautés de Moldavie et de Valachie, en y ajoutant de nouveaux priviléges; et des garanties contre tout acte arbitraire de la part des officiers de l'empire et des hospodars. Le tribut pour la Valachie fut fixé à six cent dix-neuf bourses, à cent trente-cinq pour la Moldavie (1); de plus, le prince de Valachie devait offrir, aux fêtes du baïram et du rikiabid, un don de cent trente mille piastres en argent et en denrées ; celui de Moldavie, un présent de cent quinze mille.

Cependant Abdoul-Hamid, s'étant aperçu que la Russie méditait sa ruine, se prépara à résister, et demanda à la France des ingénieurs et des artilleurs (2). L'armée fut réorganisée, et la flotte créée avec une promptitude merveilleuse. Le divan, déployant une énergie qu'on n'aurait pas attendue de lui après tant de condescendances, demanda que le consul russe en Moldavie, instigateur de révoltes, fût éloigné; que les troupes fussent retirées de la Géorgie, et les bâtiments russes qui passeraient le détroit soumis à la visite enfin, cédant aux sollicitations de l'Angleterre et de la Prusse, ainsi qu'aux intrigues du grand vizir Codjia JoussoufPacha, il se décida à déclarer la guerre pour recouvrer la Crimée. Le ministre russe fut mis aux Sept-Tours, et un nouveau khan des Tartares fut proclamé.

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(1) La bourse est évaluée à cinq cents piastres d'un florin et sept carantani. (2) On lit dans deux dépêches du bailli Augustin Garzoni, du 10 novembre 1785 « La France, qui a toujours pris intérêt à l'existence de cet empire, s'aperçut que le principal boulevard de la Crimée lui étant enlevé, son destin devait être considéré comme très-vacillant. En concevant donc des alarmes, elle envoya à cette cour un nombre considérable d'officiers tous à sa solde, de tout geure et de toute profession, pour introduire l'ordre, la discipline et la science parmi les Turcs, et pour les mettre en état de résister aux attaques de leurs ennemis. >>

Ce fut un sujet de joie pour Catherine, que Potemkin avait enivrée d'idées de conquête, et qui croyait, avec toute l'Europe, que rien n'était plus facile que de porter le dernier coup à cet empire vermoulu. Telle était aussi la croyance ambitieuse de Joseph II; mais Marie-Thérèse connaissait mieux la vérité des choses, et elle ne pouvait oublier qu'au moment où elle avait l'Europe entière pour ennemie, la Porte seule ne s'était pas laissée entraîner par les instances de la France et de la Prusse à se déclarer contre elle. Dès que Joseph II lui eut succédé, il rechercha l'alliance de la Russie, à défaut de celle de la France; et à cet effet il acheta Potemkin, en lui conférant le titre de prince de l'Empire; puis il lui prodigua les caresses lors de son voyage à Saint-Pétersbourg. L'alliance entre les deux cours fut donc resserrée, et l'on se promit de ne pas se contrarier dans les agrandissements qu'on projetait, la Russie du côté de la Turquie, l'Autriche du côté de la Bavière. Catherine conseillait même à Joseph II de s'emparer de l'Italie et de Rome, pour se poser en véritable empereur d'Occident, tandis qu'elle renouvellerait l'empire d'Orient (1).

En conséquence, bien que la France remontrât à ce monarque le danger de s'allier avec une puissance dont il avait à redouter les agrandissements, Joseph déclara qu'il fournirait cent mille soldats à Catherine pour soutenir ses prétentions contre la Porte. Lascy dirigea sur les frontières de la Hongrie la plus belle armée que l'Autriche eût encore mise sur pied. Potemkin s'avança par la Crimée, et Romanzov entra dans l'Ukraine; mais, jaloux l'un de l'autre, ils ne firent rien de décisif.

L'Autriche n'avait pas le moindre grief contre la Porte, à l'exception des pirateries des Barbaresques, que le Grand Seigneur ne pouvait réprimer, malgré tous ses efforts. Cependant Joseph II avait tenté par deux fois dé surprendre Belgrade; ce qui lui attira d'autant plus le blâme qu'il n'avait pas réussi. Ayant ensuite déclaré la guerre, il voulut la diriger lui-même avec son neveu François, qui fut après lui le dernier empereur d'Allemagne. Mais la fortune ne respecta point les Césars; et lorsqu'il comptait déjà sur des acquisitions nouvelles, Joseph II vit ses États héréditaires eux-mêmes envahis, la Transylvanie et le Banat occupés, et les siens défaits à Slatina. La peste et les pluies le sauvèrent de plus

(1) Nous tenons ce fait de Joseph lui-même. Voyez Doммs, Denkwurds meiner Zeit, tome 1, p. 420.

1788.

grands revers; puis, lorsque la maladie força Joseph à se retirer, le vieux Laudon prit le commandement général, sans être gêné par les entraves du voisinage royal. Il reconnut que Lascy s'était toujours laissé battre par suite de son système de cordon défensif, qui lui faisait opposer aux Turcs de longues lignes trop faibles, d'où il résultait qu'elles étaient toujours enfoncées, en dépit de la discipline, par le choc irrégulier et par les attaques partielles que produit l'ordre oblique. En conséquence, il resserra ses troupes par masses disposées de distance en distance, toujours prêtes à recevoir le choc de l'ennemi et à se porter sur les points faibles. Hardi et impétueux, il sut, en opérant par mouvements de troupes, au lieu de tirer parti des positions, rétablir les affaires, bien qu'il eût des vues étroites, et qu'il fût obligé de conduire la guerre d'après les traditions autrichiennes : il parvint de plus à s'emparer de Belgrade.

Pendant ce temps les Russes prenaient d'assaut Otchakov, où il Souvarov. périt quarante mille hommes : à leur tête était Souvarov, caractère étrange, qui, connaissant le naturel des soldats russes, cachait beaucoup d'instruction sous des formes originales et extravagantes, en affectant l'enthousiasme de la religion et de la servilité. Il accoutuma ainsi les siens à ne croire rien impossible. Comme Cromwell, il se prétendait éclairé par des visions d'en baut, parlait un langage emphatique, obscur, et s'agenouillait devant les popes en leur demandant leur bénédiction. Au milieu de l'hiver, il montait en chemise sur un cheval cosaque; on le voyait sortir tout nu de sa tente et pousser un cri de coq, pour réveiller l'armée, à la diane. En visitant les hôpitaux, il ordonnait du sel et de la rhubarbe pour ceux qu'il croyait réellement malades, et faisait administrer des coups de bâton aux autres, attendu que les soldats de Souvarov ne devaient pas tomber malades. Puis il employait tout son esprit à faire étalage d'obéissance. Ainsi il écrivait à l'impératrice: Louange à Dieu, gloire à Catherine! Ismaïlov est à vos pieds; Souvarov y est entré.

Sélim III. 1789.

1790.

Sélim III ayant succédé à son oncle, qui l'avait toujours considéré comme un fils, demanda la paix, sans l'obtenir. Il mit donc sur pied deux cent cinquante mille hommes, fit alliance avec la Prusse, qui s'était alors détachée des Moscovites, et par suite avec la Pologne, avec la Suède, et de plus avec l'Angleterre et la Hollande; la Prusse s'engageait même à déclarer la

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