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1775.

suites: la vérité est que les médecins ne trouvèrent dans son corps aucune trace de poison. Le bon sens faisait d'ailleurs qu'on se demandait pourquoi, s'ils en avaient les moyens et la volonté, ils ne l'avaient pas fait avant que le coup décisif leur eût été porté; ou pourquoi ils n'avaient pas frappé plutôt les forts qui lui avaient fait une violence, que le faible qui l'avait subie. Mais, dans des temps de passion, le bon sens n'est pas écouté.

Pie VI, qui succéda à Clément XIV, n'osa mettre le père Ricci en liberté, par égard pour les princes. Il fut en conséquence retenu dans le château Saint-Ange, sans qu'il apparût de ses actes ni de sa correspondance la preuve qu'il se considérait encore comme investi du généralat que lui avait enlevé la bulle pontificale. Un évêché lui ayant été offert, à la condition d'apposer sa signature à un écrit qu'on lui présentait, il le refusa. Au moment de mourir, il déclara par écrit que, sur le point de comparaître à ce tribunal dont la justice est seule infaillible, il attestait, comme convaincu de la vérité et comme parfaitement informé en sa qualité de supérieur de l'ordre, que la compagnie de Jésus n'avait donné aucun motif à son abolition, ni lui la plus légère cause à son emprisonnement; que du reste il pardonnait sincèrement à ses ennemis, remerciant Dieu qui le rappelait de cette vallée de misère, et désirant que sa mort pût adoucir les peines de ceux qui souffraient pour la même cause.

Il répéta cette protestation en recevant le viatique, supplia toutes les personnes présentes de la rendre publique, et rendit le dernier soupir. Pie VI lui fit faire des obsèques solennelles, et ordonna qu'il fût enseveli près de ses prédécesseurs. L'évêque de Comacchio, qui prononça son oraison funèbre, le proclama martyr.

Ainsi périt cette compagnie, qui n'eut ni enfance ni vieillesse. Le pontife avait ajouté à la bulle de suppression la défense d'insulter les jésuites pour leur abolition; comme si la prohibition d'un pape eût importé à leurs ennemis. En effet, on vit éclater l'ivresse de la joie Pasquin se donna carrière; les poëtes firent assaut de vers et de félicitations louangeuses; il y eut à Lisbonne un Te Deum, des illuminations, et l'ordre fut donné de poursuivre tout jésuite qui serait rencontré, comme aussi toute personne qui dirait du mal du bref pontifical.

Les princes crurent enfin pouvoir dormir en paix. Ils n'acceptèrent pourtant une bulle si opiniâtrément sollicitée qu'avec des

réserves contre tout ce qui leur paraissait attaquer leur autorité ou celle des évêques. Le pape ayant surtout recommandé que les biens de la compagnie fussent employés à des œuvres pies, ils déclarèrent qu'ils pouvaient en disposer à leur gré. C'est ainsi que la faiblesse encourageait à de nouvelles insultes.

Les philosophes, qui avaient provoqué le coup, s'en firent un prétexte pour insulter la religion comme persécutrice. Catherine II, loin de détruire les jésuites dans ses États de Pologne, demanda au pape de les confirmer, et leur accorda les attributions épiscopales dont les missionnaires sont habituellement investis; elle écrivait au pontife, sur un ton de philosophe : « La crainte convient « mal au caractère de Votre Sainteté, et sa dignité ne peut s'ac«corder avec la politique mondaine lorsqu'elle se trouve opposée - « à la religion. Si je protége ces pauvres religieux persécutés, ce « n'est pas caprice, mais raison et justice, dans l'espoir de l'utilité « qu'en retireront mes peuples. Cette société d'hommes pacifiques << et innocents vivra dans mon empire, parce que je trouve que, de « toutes les corporations, c'est la plus propre à instruire la jeunesse << et les gens incultes, en leur inspirant des sentiments d'humanité, de « soumission, et les vrais principes de la religion chrétienne. Je n'ai « à redouter ni cabales ni manéges de prêtres ; et sous mes lois « on ne persécute personne que pour des raisons évidentes. Je n'ai « jamais pu voir les preuves des méfaits dont cet ordre a été accusé; « et j'ose dire que Votre Sainteté elle-même ne les a pas vues. »> Elle finissait en demandant au pape de conserver les jésuites en Russie, sauf à elle de s'occuper à satisfaire les cours hostiles à l'ordre, qui du reste ne voudraient pas lui faire la guerre pour cela (4 juin 1783).

Frédéric II défendit la publication de la bulle, en déclarant que, s'étant engagé à ne rien changer dans la Silésie concernant la religion catholique, il devait conserver, dans les jésuites, les meilleurs prêtres et les meilleurs instituteurs qu'il connût. Les philosophes, ses amis, insistaient, avec toute la persévérance des persécuteurs, pour qu'il les détruisît; mais il répétait que les lois savent punir le coupable là où il est, sans confondre les innocents et les criminels; que la tolérance, dût-on l'en accuser, était le défaut le moins à déplorer dans un souverain (1). Ennuyé néanmoins de leurs objec

(1) Voy. sa correspondance à ce sujet avec d'Alembert, dans le tome XVII des

tions, il ordonna, de guerre lasse, que les jésuites renonçassent à leur habit et à leur nom, en continuant toutefois à se livrer à l'instruction publique comme prêtres de l'institut royal des écoles. Ils furent ensuite expulsés par son successeur.

Les gouvernements ne réfléchirent pas qu'une société déchue de son influence politique, et de celle qu'elle exerçait sur l'opinion publique, ne devait plus inspirer de crainte. Ils ne pensèrent pas que la destruction; d'un ordre qui dirigeait l'éducation et les consciences ne pouvait s'opérer sans un bouleversement moral (1). Les biens qui suffisaient à des gens vivant en commun devenaient insuffisants pour salarier l'enseignement séculier; il en résulta que les finances s'obérèrent, au lieu de refleurir. Les princes avaient prouvé qu'ils ne reconnaissaient plus aucun frein à leurs volontés: en conséquence, les peuples, qui commençaient à dem ander des libertés, sentirent qu'ils ne pouvaient les obtenir que par des voies illégales et violentes. La peur de paraître injuste rend beaucoup de gens injustes; or, c'est là le sentiment qui a dicté jusqu'ici les jugements portés sur ce fait. On peut désormais décider s'il fut le résultat d'une pensée généreuse ou ignoble. Quant à la question de savoir s'il fut un bien ou un mal, on ne pourra prononcer qu'après avoir vérifié si la révolution fut elle-même ou un mal ou un bien (2).

CHAPITRE XI.

TURQUIE ET PERSE.]

Il nous est arrivé déjà, dans ces complications de la politique, de mentionner une puissance dont le siècle passé a vu la décadence, et dont le nôtre verra peut-être la destruction.

Lors de la paix de Passarowitz, le sultan Achmet III avait perdu le banat de Temeswar, Belgrade avec une grande partie de

œuvres de ce dernier, et principalement ses lettres des 7 janvier, 11 mars, 15 mai 1774:

(1) Cependant un ennemi des jésuites écrivait d'un ton de reproches, en 1815: « Les hommes qu'on accuse d'avoir donné le mouvement ou préparé les voies à la révolution n'avaient-ils pas été, pour la plupart, élevés dans les colléges tenus par les jésuites? » DE PRADT, Congrès de Vienne.

(2) Quand nous avons écrit pour la première fois ce chapitre et le dix-neu vième du livre XV, la peur des jésuites n'était pas encore ressuscitée.

la Servie et quelques portions de la Valachie; mais il avait acquis la Morée avec les îles environnantes; Cérigo était la seule qui restât aux Vénitiens; et par suite ses sujets lui reprochaient d'avoir abaissé l'empire. Ses guerres avec la Russie ne furent pas non plus heureuses; mais Pierre le Grand, bien que victorieux, regrettait d'avoir été forcé, lors de la paix de Falczi, de consentir à la cession d'Azov; et, pour recouvrer cette place, il garnissait le Don de bâtiments, lorsque, la mort venant à le surprendre, il laissa à ses successeurs le soin de continuer ses entreprises du côté de l'Orient. Cependant, les deux puissances ennemies semblaient d'accord pour profiter des troubles de la Perse.

La Perse embrasse quatre populations différentes. Jamais les tribus natives, qui mènent une vie nomade dans les montagnes entre le golfe Persique et l'Arménie, c'est-à-dire dans le Kerman, le Fars, l'Irak et le Kourdistan, n'ont été domptées; elles sont cependant tenues en respect par les tribus turques, de même que par les tribus des Tartares et des Turcomans, deux autres races par lesquelles le pays a été successivement conquis. Enfin, les tribus arabes habitent le pays ouvert, où elles trafiquent sur le golfe, et elles ne sont dépendantes que de nom.

Les Persans, soumis à un gouvernement despotique, sont divisés en quatre classes: les guerriers, qui ont la prépondérance par la loi mahométane; les gens de loi, les marchands, et les artisans. Occupés tranquillement au travail, ils réparent les maux que fait éprou ver au pays le gouvernement efféminé et tyrannique de maîtres élevés dans le harem, et qui ne connaissent que l'ivresse des voluptés et de la barbarie. Au milieu de cette généalogie abrutie et sanguinaire on vit surgir tout à coup Schah-Abbas le Grand, qui se couvrit de gloire dans les quarante années de son règne. A sa mort, la gloire de l'Iran resta quelque temps éclipsée : les nationaux ne sont pas dans l'usage de retracer un siècle de décadence; les écrivains européens n'en parlent que comme d'un temps de tyrannie et de faiblesse. La dernière volonté de Schah-Abbas appela au trône son petit-fils Sam-Mirza, qui s'intitula Schah-Sophi, et auquel on rendit hommage en le faisant s'asseoir sur autant de tapis qu'il avait régné de princes de sa maison. Élevé dans le harem, il cachait, sous un air de douceur, une âme féroce; et non-seulement il extermina ses parents par peur, mais encore beaucoup d'autres qu'il fit périr de sang-froid. Il avait fait crever les yeux à son

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propre fils Abbas; mais, comme il s'en affligeait au moment de Abbas II. mourir, un eunuque qui avait osé désobéir le lui ramena sain et sauf, et il le proclama son successeur.

1642.

Soliman. 1666.

Hussein. 1694.

De bons ministres dirigèrent l'enfance de ce prince; ils cherchèrent à réformer le luxe et les mœurs de la cour, ainsi qu'à y supprimer l'usage du vin, auquel Abbas le Grand s'était abandonné. Mais peut-être la sévérité de ses instituteurs fit-elle haïr à Abbas des entraves gênantes; et, dès qu'il le put, il se livra à la débauche et à la cruauté. Il vécut en paix jusqu'à l'âge de trente-quatre ans, tolérant les différentes sectes; mais, redoutable pour ceux qui l'approchaient, il en fit périr un grand nombre, et abrégea sa propre existence.

Son fils Sophi prit le nom de Soliman, pour détourner les augures sinistres qui accompagnèrent son premier couronnement. On raconte de lui des atrocités à peine croyables au milieu du despotisme oriental. Ainsi, il fit brûler toutes les femmes de son harem, pour les punir d'avoir, par dévotion, refusé de s'enivrer, et tua l'ennuque qui en avait sauvé quelques-unes comme plus chères au schah, pour lui épargner un repentir tardif. Tandis qu'il se gorgeait de vin et qu'il obligeait ses ministres à l'imiter, les Usbeks dévastaient chaque année le Khorassan, et les Tartares les bords de la mer Caspienne. Ali-Kouli-Kolan les réprima; mais, grand guerrier, il était d'un caractère si turbulent, qu'on le tenait renfermé jusqu'au moment où il était nécessaire. Aussi se comparait-il au lion du Schah: On m'enchaîne quand je ne sers pas, on me lâche au besoin. Pendant une partie de chasse qu'on lui avait permise par indulgence, Kouli-Kolan, venant à apprendre la mort de Soliman, s'élança sur son gardien et le tua, en disant : C'est afin que vous appreniez à ne pas laisser se promener un homme que le roi vous a donné en garde. Puis il se rendit à la cour, en se vantant de ce trait de fidélité.

Avant de mourir, Soliman avait dit: Si vous aspirez au repos, élevez au trône Hussein-Mirza; si vous désirez la gloire, couronnez Abbas-Mirza. Les eunuques, afin de dominer, préférèrent Hussein, prince faible et fanatique, qui ne conférait les emplois qu'à des mollahs et à de pieux sinds; leurs colléges devinrent des repaires d'assassins. L'un d'eux gouvernait la Perse à son gré, faisant même jeter tout le vin et les eaux odorantes qui se trouvaient à la cour, briser les vases que ces liqueurs avaient souillés;

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