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pris à l'état de brute. Il était donc au pouvoir des gouvernements de modifier à leur gré l'humanité par les lois et par l'éducation; mais cette conclusion ne conduisait-elle pas à la nécessité de la tyrannie, comme il était arrivé à Hobbes lorsqu'il tendait à la liberté ?

En étudiant ces ouvrages pleins de frivolité avec un appareil de science, on est étonné de voir tous leurs auteurs parler d'analyse et d'expérience, et risquer en même temps les hypothèses les plus dénuées de fondement. Ils abolirent les idées innées, et y substituèrent la nature, non moins intelligente qu'elles. Personne ne vit jamais l'Atlantide, personne n'attesta que le berceau de l'homme ait été au nord ; ce sont là pourtant les axiomes ou les expédients des philosophes. Personne ne vit l'homme à l'état sauvage, personne ne l'a vu sans idées, personne sans langage, personne avec un seul sens, auquel les autres soient venus s'ajouter successivement : c'est pourtant de ces faits que partent les systèmes qui font le plus de bruit (1).

Or, le langage était précisément, comme il sera toujours, le grand écueil de la philosophie athée, qui s'y fatigue en vain. La Mettrie en attribue l'invention à quelque génie inconnu sorti du milieu de l'humanité brutale, comme il peut en surgir un parmi les singes et les chiens. Condillac exalte comme dignes des autels les inventeurs d'une ressource aussi précieuse. Pour Maupertuis, il y voit le résultat d'un pacte social entre les hommes, qui, s'étant réunis dans cette ignorance primordiale, firent de telles prouesses d'analyse, que pas une académie moderne ne saurait y parvenir.

Nous laissons de côté une foule d'écrivains et de livres fort commodes pour les mauvaises consciences; car il semblait qu'il y eût une espèce de concert général pour traiter légèrement les plus grands problèmes de la philosophie, de la politique, de l'économie et de la religion. L'un déchiquetait la science en faveur de la multitude; l'autre étudiait la nature du commerce et de l'industrie; celui-là recherchait l'origine des choses et des idées, l'organisation du monde, celle de l'homme et leur fin; les hypothèses arrivaient en foule, et chacune d'elles arrachait une pierre de l'ancien édifice; la chimie, la physiologie; l'anatomie, faisaient la guerre à Dieu.

(1) Un des néophytes les plus ardents disait« Les philosophes perdent un temps précieux à élever des systèmes qui nous en imposent, jusqu'à ce que les prétendus faits qui leur servaient de base aient été démentis. » RAYNAL, Hist. philos., t. III.

Diderot. 1713-1784.

En conséquence, la métaphysique se réduit alors à la sensation, le culte au déisme des païens incrédules, le langage à une algèbre, la poésie à un syllogisme, la morale au tempérament, la législation à un calcul de latitudes, l'histoire à une duperie, le style à une salve d'épigrammes.

Mais, afin d'en venir à une bataille rangée, il fallait réunir les forces éparpillées des combattants, et les mener d'accord à l'attaque. La proposition que fit un libraire de traduire le dictionnaire anglais de Chambers en offrit l'occasion. Cet ouvrage donna bientôt naissance à un travail nouveau, qui fut l'Encyclopédie méthodique, application du système de l'association, où le nombre dut suppléer au talent. Diderot et d'Alembert se mirent à la tête de l'entreprise. Diderot, né dans une humble condition, avait été élevé par les jésuites; marié de bonne heure, il dut d'abord à cette circonstance d'être préservé des vices. Mais bientôt il délaissa la mère de ses enfants, et se mit, pour vivre et pour faire figure, à écrire des productions éphémères, préfaces, annonces, sermons, encycliques, comédies, satires, dans tous les genres, en un mot. Afin de se mettre en réputation, il se déclara athée, et dirigea une attaque des plus hardies contre la religion, dans ses Pensées philosophiques (1746). Plein de feu, mais sans aliment pour le soutenir; plein d'esprit, mais incapable d'une application soutenue, tout fermente chez lui, rien n'y arrive à maturité. Critique large et ingénieux, quoiqu'il s'abandonne parfois à des élans lyriques et à une manière prétentieuse, il combattit le goût faux et conventionnel de son temps, en rappelant les écrivains à la vérité du costume, à la réalité des sentiments, et à l'observation de la nature. Mais il se fourvoya étrangement dans la pratique, et il ne montra dans ses drames larmoyants, genre dont on l'a prétendu à tort l'inventeur, que l'exagération des passions. Il mêla dans ses romans, où il imita les Anglais, une familiarité de discours expressive, le sentimental et l'obscène, et à un tel degré, qu'il faut pour les lire avoir perdu ⚫ toute pudeur. Logicien insidieux, peintre attrayant, il causa beaucoup de mal, en ne cessant de prêcher une morale perverse, par sa licence doctrinale et déclamatoire.

Dans son Essai sur le mérite, imitation anglaise, il demande ce que c'est que la vertu morate, et quelle influence la religion exerce sur la probité. Dans cet ouvrage, comme dans tous les autres, il tend à rapprocher l'homme d'un état de nature, où la vertu est établie par

un penchant bienveillant, soutenue par la raison; ce qui suppose un accord primitif entre le sentiment et la raison, que la société aurait altéré. Dans la Lettre sur les aveugles, il introduit ce Sanderson, élève de Newton, qui, bien qu'aveugle, professa l'optique; et il lui fait nier Dieu, parce qu'il ne le voit pas. Ainsi, un des plus merveilleux triomphes de l'esprit humain, l'éducation des aveugles, ne lui inspire qu'une objection, et encore cette objection est-elle sans aucune force; car tout homme qui voit clair pourrait dire qu'il ne touche pas Dieu. Il poursuit en disant que la matière, en s'assemblant, forma une infinité d'êtres parmi lesquels les moins imparfaits survécurent; que les idées de vertu et de vice naquirent également du hasard, de manière que l'aveugle n'a pas le sentiment de la pudeur. Telles sont les thèses qu'il développe constamment dans ses ouvrages.

Il comprit le grand mouvement qui s'opérait alors, et le progrès qui s'ensuivrait, non partiellement, comme les autres l'entendaient, ou dans les lettres, ou dans les arts, ou dans la politique, ou dans la religion, mais dans toutes choses à la fois; et il se fit l'or-· gane, le directeur, nous dirions presque la caricature de l'insurrection philosophique. Cette école ne publia rien qu'il n'y mît la main : il laissa son nom à la postérité, mais aucun ouvrage digne d'elle; et il offre l'exemple d'une célébrité acquise à force de travail, sans qu'il possédât l'étincelle intérieure (1).

1717-1783.

D'Alembert avait bien autrement de mérite, et la modération D'Alembert. était dans sa nature. Né d'un amour clandestin de la célèbre marquise de Tencin, sa mère l'avait abandonné : elle voulut le reconnaître, lorsqu'il fut devenu illustre; mais il s'y refusa avec un juste dédain; et plein de reconnaissance pour la pauvre vitrière qui l'avait ramassé sur le pavé de la rue, il continua à vivre auprès d'elle. Ayant succédé à Fontenelle en qualité de secrétaire de l'Académie, ses éloges accrurent sa réputation, bien qu'ils ne soient pas aussi spirituels que ceux de son prédécesseur, et qu'on n'y trouve ni aisance ni élévation de style. Doué du génie des mathématiques, il chercha à les appliquer d'une manière utile, et à tirer parti de la théorie des infiniment petits. Il n'avait que vingt-six ans lorsqu'il publia son Traité de dynamique, où il posa le premier ce théo

(1) L'éloge le plus chaleureux de Diderot se trouve dans l'Encyclopédie nouvelle. Nous croyons faire preuve de bonne foi en citant ceux qui écrivent dans un sens opposé au nôtre.

L'Encyclopédie.

rème fécond, que dans le mouvement il y a, à chaque instant, égalité entre les changements de celui-ci et les forces qui l'ont produit; ce qui permit de résoudre une quantité de problèmes tant de pure géométrie que d'astronomie.

D'Alembert aurait pu, avec tant de savoir et un esprit aussi droit, prendre place parmi les hommes de génie, s'il ne se fût mêlé de se faire le chef du parti philosophique. Circonspect dans ses entretiens privés, sobre d'érudition, d'un caractère timide, hésitant sur tout ce qui n'était pas mathématiques, il prenait avec le public un langage hardi, et débitait avec assurance les utopies dogmatiques imposées par la mode. Dans son Essai sur les gens de lettres, il retrace les turpitudes auxquelles s'abaissaient ceux qui recherchaient la familiarité des grands, et s'élève contre les niaiseries des épîtres dédicatoires. Il s'efforce, dans ses Éléments de philosophie, d'établir le raisonnement et la morale au moyen de démonstrations géométriques : « On ne doit pas, dit-il, considérer comme légitime l'usage de son superflu, tant qu'il manque à un autre le nécessaire; et la portion légitime de la fortune d'un homme est celle qui s'est formée non avec le nécessaire des autres, mais avec leur superflu. » C'est fort bien; mais le mathématicien aurait dû dire ce que c'est que le superflu.

Dans cet ouvrage il réduisit en système le matérialisme, qu'il avait déjà soutenu dans ses Lettres ; et il ne dissimula pas, dans la Défense de l'abbé de Prades, qui avait comparé, dans une thèse publique, les miracles de Jésus-Christ à ceux d'Esculape, que combattre la religion, c'était à ses yeux une chose sainte.

Afin de remédier à l'inconvénient qui serait résulté pour l'Encyclopédie de la diversité des collaborateurs, on en confia la direction à d'Alembert et à Diderot, qui refondaient les articles pour soumettre cette compilation à une pensée philosophique : c'était de montrer à l'esprit humain ses conquêtes et de compléter son émancipation en traitant de chacune des sciences. Dans le but de donner une méthode à l'Encyclopédie, d'Alembert rédigea le discours préliminaire, qui est le meilleur morceau de cette œuvre médiocre; et, comme pour enorgueillir l'homme qui marche en conquérant avec ses propres forces, il y traça le tableau des connaissances humaines. Il en emprunta l'idée à Bacon, dont il reproduisit en conséquence les défauts sous le rapport de la disposition et de la généalogie. Si même il l'emporte sur lui en con

naissances positives, et pour le dessein de montrer le progrès général dans les progrès partiels, il lui cède en imagination (1); il n'a pas non plus au même degré cette chaleur qui paraît indispensable à la persuasion, qui ne laisse pas seulement raisonner et discuter, mais qui fait admirer. A la suite de Locke, il établit que l'homme ne tire ses connaissances que des sens; mais il détruit ensuite ce principe, en exceptant une loi morale intérieure (2): souvent même il insiste sur les vérités morales, qu'il ne croit pas moins certaines que les vérités géométriques.

Si ensuite vous l'interrogez sur l'origine des sciences, il vous montrera les hommes se distribuant la tâche d'inventer, comme les encyclopédistes celle d'exposer.

Après avoir, dans la première partie, considéré l'Encyclopédie comme une exposition de l'ordre et de l'enchainement des connaissances, d'Alembert l'envisage comme un dictionnaire des principes généraux et des particularités les plus essentielles de chaque science et de chaque art. Il passe alors en revue les grandes conquêtes de ce demi-siècle, et jamais l'on n'avait vu un tableau philosophique d'une telle vigueur, et pourtant d'une intelligence si générale, noble sans déclamation, docte sans étalage de science. Il bronche toutefois dès le premier pas, en ne prenant son point de départ que de la renaissance des lettres; et, après avoir décrit sous les plus sombres couleurs l'ignorance du moyen âge: Il fallut, dit-il, pour rendre la lumière au genre humain, une de ces révolutions qui donnent à la terre un aspect nouveau. L'empire grec est détruit; sa ruine fait refluer en Europe le peu

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(1) Bacon dira: « La chronologie et la géographie sont les deux yeux de l'histoire; » et d'Alembert : « La chronologie et la géographie sont les deux rejetons et les deux soutiens de l'histoire. >>

(2) « Rien n'est plus incontestable que l'existence de nos sensations. Ainsi, pour prouver qu'elles sont le principe de toutes nos connaissances, il suffit de démontrer qu'elles peuvent l'être : car, en bonne philosophie, toute déduction qui a pour base des faits ou des vérités reconnues, est préférable à celle qui n'est appuyée que sur des hypothèses même ingénieuses. » Le premier axiome incontestable était réfuté par Hume la vérité qui sert de conclusion porte en elle-même la condamnation de tous les philosophes de cette époque, et surtout de celui qui la proclame, et qui ajoute : « Pour former les notions intellectuelles, nous n'avons besoin que de réfléchir sur nos sensations... La première chose que nos sensations nous apprennent..., c'est notre existence. » Voilà deux hypothèses qui s'opposent à ce qu'il appelle « l'esprit philosophique » de son temps, « qui veut tout voir et ne rien supposer. »

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