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ciété que l'on puisse appeler de ce nom qui ne soit ou n'ait été composée d'un certain nombre de riches et d'un plus grand nombre de pauvres, d'un certain nombre d'hommes libres et d'un plus grand nombre de serfs ou d'esclaves. Cette triste vérité serait trop affligeante si l'inégalité des conditions était la seule mesure des biens et des maux dont cette vie peut être susceptible; mais l'indigent, forcé de travailler pour vivre, n'est-il pas souvent mille fois plus heureux que le riche, destiné à jouir au sein de l'oisiveté du fruit des peines et des sueurs de ceux qui l'entourent?

Les travaux à supporter pour fournir à la subsistance ainsi qu'à la défense commune étant de nature à occuper le plus grand nombre de bras, il paraît sans doute impossible de ne pas en borner le salaire à un prix modique, tel cependant qu'il puisse garantir sûrement, quiconque voudra travailler, non-seulement des suites les plus prochaines de la misère, mais encore de trop justes appréhensions pour l'avenir (1).

Quelle est donc la meilleure condition possible de la classe la plus nombreuse de la société ? Une indigence qui, pour l'intérêt commun, l'oblige au travail, mais avec toute la liberté nécessaire pour résister, sous la protection des lois, à l'ascen

(1) « Le vrai moyen, dit M. du Bucq, d'affermir la prospérité » d'un grand Empire, c'est d'encourager la population par l'agricul» ture, l'agriculture par les manufactures, les manufactures par les » colonies, les colonies par le commerce... » Ce peu de mots ne renfermc-t-il pas la substance d'un grand traité d'administration ?

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dant des riches, si leur injuste avarice osait vouloir en abuser. C'est sous ce rapport que la plus extrême pauvreté sera toujours préférable à l'esclavage même le plus doux; car il n'est pas plus difficile de faire de bonnes lois en faveur des pauvres qu'en faveur des esclaves, et l'on a tout lieu de présumer que l'exécution des unes sera beaucoup plus assurée que celle des autres.

Nous sommes forcés de répéter ici ce que personne ne peut ignorer, mais ce que peut-être jamais on n'a énoncé avec assez de franchise, parce que c'est une vérité dure, et que le sentiment se plaît à repousser, quelque démontrée qu'elle soit par l'expérience; ce n'est qu'avec les bras du pauvre que peuvent s'exécuter tous les grands travaux qui rendent une Nation heureuse et florissante. Pour avoir beaucoup de pauvres, il faut bien qu'il y ait quelques riches. Ce qui console, c'est qu'en établissant de justes rapports entre le grand nombre des pauvres et le petit nombre des riches, les pauvres sont moins pauvres, comme nous l'avons déjà dit, et les riches tout-à-la-fois plus riches et moins malheureux de l'être, car leur richesse peut s'échanger alors contre des jouissances plus douces et plus réelles que la possession exclusive de quelque trésor que ce puisse être.

Les lois qui protégent la liberté personnelle sont également favorables aux pauvres comme aux riches. Elles laissent au travail, à l'industrie, aux talens la faculté de s'enrichir; elles prêtent

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à l'indigence des forces nécessaires pour se défendre contre les entreprises de la richesse, contre les vexations de l'avarice et de la cupidité. Quelque grande que soit l'inégalité des conditions relativement à la richesse, aux honneurs, cette inégalité ne deviendra jamais oppressive s'il existe un titre commun à tous, celui d'être également libres ou plutôt également soumis à la Loi. Ce principe important semble avoir été méconnu dans la plupart de nos constitutions; on ne saurait assez en presser toutes les conséquences. II ne suffit pas sans doute que la Loi déclare sous ce rapport tous les hommes égaux; il faut qu'elle leur assure les moyens de l'être; il faut donc que le plus faible et le plus pauvre puisse obtenir justice et protection tout aussi facilement que le plus riche et le plus puissant: et je le demande, quelle est la constitution au monde où l'on trouve cet avantage bien établi par le droit et par le fait ? Je doute qu'on en trouvé un exemple plus digne d'être cité que l'aristocratie de Berne; mais l'éloge appartient encore plus à la conduite personnelle des magistrats de cette République qu'à la sagesse de sa législation.

Est-il donc si difficile d'établir l'égalité de droit, qui peut seule réprimer les désordres et les abus qu'entraîne après elle cette inégalité des conditions, que nous avons reconnue d'ailleurs être aussi avantageuse qu'elle est nécessaire et naturelle? Non, il paraît également juste et simple de déclarer que tous les hommes soumis à la même

loi doivent en obtenir la même protection, par consequent ne subir que les mêmes peines, et contribuer aux charges publiques dans la même proportion, c'est-à-dire en raison composée de leurs facultés et des besoins de l'État. La plus grande difficulté que présente, ce me semble, l'exécution d'un ordre si raisonnable, c'est le moyen de rapprocher tellement le Pouvoir de la Loi de tous ceux qui ont à l'implorer, que le plus faible et le plus pauvre puisse l'atteindre aussi facilement que le plus riche et le plus puissant.

C'est vers cette partie essentielle de la réforme, ou plutôt l'entière régénération de notre jurisprudence, que doivent se diriger les efforts de tous les bons esprits.

Que servent, en effet, les meilleures lois, si elles ne servent qu'à l'usage de ceux qui ont assez de pouvoir, de richesse ou d'esprit pour se les rendre favorables ou s'en passer?

Si la facilité d'acquérir de grandes propriétés ouvre tous les jours de nouvelles sources à la richesse, et par-là même à la prospérité publique, on voit cependant l'influence des grandes fortunes avoir des suites funestes aux droits et aux jouissances des autres citoyens, corrompre les mœurs, etc. Je ne sais s'il existe quelque moyen plus heureux de balancer l'ascendant des richesses que celui de l'ambition et de la vanité. Dans tout pays où l'intérêt de la puissance publique doit favoriser le progrès du commerce et de l'industrie, de l'avarice et de la cupidité, il

convient donc plus qu'on ne ne pense de maintenir aussi la faveur des priviléges et des distinctions honorifiques. Moralistes austères, l'amour de l'argent, celui des honneurs ne sont sans doute à vos yeux que des poisons; mais après avoir reconnu que nos constitutions politiques ne peuvent s'en passer, il doit vous en coûter moins de sentir que le mélange de ces poisons est le seul moyen de les rendre l'un et l'autre moins dangereux.

L'égalité commune y gagnera très-infailliblement, si l'on sait bien que les richesses ne sont pas tout; que les honneurs, qui ressemblent toujours plus ou moins à la considération, sont en effet plus désirables; que la reconnaissance et l'admiration qu'inspirent de grands talens ont quelque chose de plus flatteur encore pour l'amour-propre: que tous ces avantages enfin, fussentils réunis, ne sont rien sans cette estime qu'on ne doit qu'à la vertu, qu'on ne rend aux qualités même les plus éminentes que lorsqu'elles sont employées à l'utilité publique.

On peut considérer l'amour de l'argent, l'ambition, la mollesse ou le goût des plaisirs comme de grandes puissances qu'il est impossible de détruire, mais dont il faut toujours entretenir la concurrence et les rivalités pour assurer la paix et le bonheur du genre humain. C'est sur leur heureuse mésintelligence que reposa bien souvent l'auguste empire de la gloire et de la vertu.

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