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cueillie avec un enthousiasme patriotique. Quoiqu'il soutînt le goût national, il se laissait gagner par l'autorité française; et, dans quatorze volumes de compositions du Théâtre espagnol, publiés par lui (1785) en opposition aux gallicistes, il n'osa insérer que des comédies de cape et d'épée, et un seul Auto. Il ne nomme même pas Lope de Véga, quoiqu'il reproduise beaucoup de pièces de Caldéron, et qu'il se plaise dans ses préfaces à maltraiter les auteurs étrangers qui lui avaient été défavorables, notamment Quadrio, Bettinelli, Tiraboschi, dont les jugements avaient été moins ménagés. Don Juan-Joseph Lopez de Sedano recueillit (Parnaso spagnolo, 1768), avec une égale timidité, les productions lyriques. Mais dans ce genre il y en eut bien peu dont le nom ait retenti au dehors. Nous citerons Iriarte, auteur de fables gracieuses; Jean Melendez Valdes, chantre d'amours et de pastorales, que ses chansons populaires mirent en crédit; et Moratin, qui écrivit des comédies élégantes et sensées.

La plus heureuse imitation de Don Quichotte est due au jésuite de Isla, qui, dans la Vie de frère Gerundio de Campazas (1), tourna en ridicule le style soigné et les mauvais prédicateurs. Gerundio avait appris des capucins, que son père traitait généreusement, un grand nombre de textes détachés qu'il ne comprenait pas, maintes propositions théologiques qu'il entendait mal, mais qui, grâce aux applaudissements des bons capucins, lui avaient fait une réputation dans sa patrie. Son père l'envoya donc aux écoles, et là l'auteur contrefit l'enseignement pédantesque, les graves disputes pour l'orthographe, l'ignorance magistrale de l'humaniste qui cite à tort et à travers des passages latins, et émerveille les écoliers par des titres de livres extravagants, par le pathos ampoulé des dédicaces. Il y en a une entre autres d'un Allemand, adressée << aux trois seuls souverains héréditaires sur la terre et dans le ciel, Jésus-Christ, Frédéric-Auguste, prince électoral de Saxe, et Maurice-Guillaume de Saxe-Zeitz. »

Gerundio est amené à se faire moine par un prédicateur qui l'enveloppe dans les artifices de son éloquence, et par un laïque qui lui expose les plaisirs des novices, et les jouissances plus grandes encore que procurent, une fois qu'on est monté en chaire, les

(1) Historia del famoso predicador fray Gerundio de Campazas, alias Zotes, escrita por el lic. d. Francisco Lobon de Salasar, 1758-1770. Deux vol. in-4°.

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dons dévots, sans compter la confiance féminine. Frère Blaise, prédicateur le plus renommé du couvent, savait se concilier les femmes, soit par l'art avec lequel il arrangeait son toupet et sa robe, soit par de douces paroles, soit par des propositions inattendues qui excitaient la curiosité (1).

Gerundio se forme sur ces modèles : il grandit en renommée; et l'auteur nous régale de quelques-uns de ses sermons, mélange bizarre de sacré et de profane, sans connexion ni sentiment.

Cette satire, exagérée comme le sont toutes les satires, et qui attira sur le jésuite la colère de tous les ordres monastiques, cette satire nous montre toutefois à quelle corruption était arrivée l'éloquence, après qu'on eut porté dans la chaire, son seul asile, les rêveries de l'école, les prétentions mesquines du style châtié, une folle étude d'harmonie, une érudition affectée, un enchevêtrement laborieux de la période, la recherche de l'étrange et de l'inattendu.

L'Espagnol José de Samoza décrit ainsi, en 1760, la manière de vivre à Madrid, qui était celle d'une grande partie de l'Europe : <«< Tout gentilhomme, en sortant du lit, attendait le barbier, dont l'opération était beaucoup plus longue qu'aujourd'hui, et dont personne ne s'acquittait par lui-même. Puis le perruquier se mettait à peigner, pommader, édifier et poudrer la tête; ce qui était fort long. Alors seulement on passait au grand travail de se vêtir, ce que les plus lestes ne terminaient pas en moins de trois quarts d'heure, tant il y avait de pièces à ajuster, d'agrafes à mettre, depuis celles qui soutenaient le col jusqu'à celles qui serraient les chausses. Cette architecture terminée, notre homme ceignait son épée, et priait Dieu qu'il fit beau, attendu qu'il allait affronter l'intempérie de l'air de pied ferme et la tête découverte, quelque temps qu'il fit.

« Allait-il à pied? il lui fallait la plus grande précaution pour préserver de la boue ses bas de soie blanche et ses souliers à la Mahonnaise. J'ai connu un jeune officier qui se fit une grande

(1) Ainsi il débute une fois en ces termes : Je nie que Dieu soit une seule essence en trois personnes. Tous restent stupéfaits, et il continue en ces termes: C'est ainsi que parlent l'ébionite, le marcionite, l'arien, le manichéen; mais, etc. Une autre fois il monte en chaire, et s'écrie: A votre santé, chevaliers! Tout le monde part d'un éclat de rire; ce qui ne l'empêche pas de continuer ainsi : Il n'y a pas de quoi rire, chevaliers; car Jésus-Christ, par son incarnation, a pourvu à votre santé, à la mienne, et à celle de tous.

réputation pour avoir traversé Madrid en hiver sans se crotter. C'était un talent de quelque importance dans un temps où tous devaient aller pédestrement, ce que ne font aujourd'hui que les négociants et les gens d'affaires. Alors les moins dépendants même étaient astreints à certaines convenances, réglées par un cérémonial inexorable, qui ne laissait pas un seul jour de repos. On célébrait trois pâques, à Noël, à l'Epiphanie et à la Résurrection. Il y avait le jour de la fête du saint, il y avait le bout de l'an. Manquer à l'un de ces devoirs suffisait pour que deux familles devinssent ennemies. Le moindre voyage exigeait une visite générale de congé, que chacun rendait le lendemain; il en était de même au retour. Quand venait la fête d'un saint dont le nom était un peu répandu, l'étranger qui entrait dans une ville aurait cru qu'il y éclatait un incendie ou une sédition, tant la foule courait empressée, se heurtant, se bouleversant, criant par les rues. Les pauvres artisans mouraient accablés de fatigue à servir tant de pratiques qu'il fallait peigner, chausser, habiller, dans ces grandes circonstances. Telle était la société dans les jours solennels.

« On dînait à une heure; on mangeait plus qu'à présent, et il fallait plus d'habileté pour savoir manger que pour gagner de quoi manger. On s'adaptait sur les manchettes certains entonnoirs de carton, attendu qu'il était convenu que les mains devaient rester oisives tant qu'elles étaient protégées par cet ornement. D'autres machines avaient été inventées pour garantir des taches le bord de l'habit et le col de la chemise; mais aucune n'était si compliquée et si singulière que celle dont on se servait pour faire la méridienne, usage général de notre climat. J'ai vu le célèbre Jovellanos dormir le nez sur l'oreiller, mais sans le toucher autrement qu'avec le front, pour ne pas se défriser.

« Il n'était permis qu'aux personnes qui n'avaient point de visites à faire le soir de délivrer leur chevelure de cette gêne en l'enveloppant d'une résille. Ceux-ci sortaient couverts d'une cape écarlate; mais ils n'étaient pas pour cela plus à l'aise dans leur promenade, attendu que les bas de soie et les escarpins ne leur permettaient pas de s'écarter du chemin royal. Cependant la condition des hommes était meilleure que celle des femmes, car ils pouvaient du moins appuyer le pied par terre; tandis que, perchées sur de hauts talons en bois, elles étaient contraintes à une marche chancelante et dangereuse, comme des poulets qui grat

tent la terre. Étranglées impitoyablement par un corps de baleine, quel exercice pouvaient-elles faire? et comment n'auraient-elles pas été renversées au moindre choc? Ce corset était une chose tellement inamovible, que certaines mères allaitaient leur enfant à travers une espèce de trappe ouverte dans l'étoffe baleinée; de sorte que les pauvres petites créatures, pressant leurs lèvres altérées contre cette muraille inflexible, cherchaient inutilement la chaleur du sein maternel.

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Chaque jour le cavalier subissait trois métamorphoses: la cape et le bonnet le matin, l'uniforme militaire à midi, l'habit galant l'après-dînée, pour assister aux combats de taureaux. La gravité espagnole conservait le silence et le décorum pour les soirées. Rien de plus grave et de plus pathétique que ce qu'on appelait un rafraîchissement ou une collation. Les dames, placées sur une estrade, formaient un front de bataille formidable, ne donnant d'autre signe de sensibilité et de vie que le mouvement régulier et monotone des éventails. Venait ensuite une ligne parallèle de señores, par ordre de dignité, de rang et de mérite. Vous auriez dit d'une réunion de personnages assemblés, non pour s'amuser, mais bien pour écouter la terrible justice de la vallée de Josaphat. Point de musique, point de danse, point de causerie gracieuse et intéressante; seulement des joueurs de cartes plantés au milieu de la salle avaient le droit de hurler et de s'en dire de toutes les couleurs, en marquant leurs triomphes à grands coups de poing sur le tapis vert.

« Cette importante affaire terminée, chaque famille se retirait. Il fallait autant de temps pour défaire cet habillement compliqué qu'on en avait mis à l'ajuster. Tandis qu'on désarmait la tête de madame, qui déposait un énorme bonnet et une perruque gigantesque, le front de l'époux se dégarnissait aussi d'une batterie de frisures dont il était hérissé. Combien n'ai-je pas vu, étant petit garçon, de ces déshabillés du soir! La forme et le volume des auteurs de mes jours s'évanouissaient sous mes yeux aussi affligés que surpris, et finissaient par s'anéantir au point de me rendre leur physionomie et leur stature méconnaissables.

« La dernière des occupations ostensibles de chaque jour, pour nos pères, était de monter leurs montres. Ce n'était pas un petit exercice, attendu que chaque gentilhomme avait deux montres, et deux boîtes par montre. Tout était double dans ces bienheureux temps: on portait deux montres, deux mouchoirs, deux tabatières.

« C'étaient des usages aussi innocents que possible, mais tout de formalité. Tout était formule pour le propriétaire, pour le marchand, l'artisan, le riche, le noble, le roturier. La formule dominait l'éducation de l'enfant, la matricule des professeurs, le choix d'une carrière. Vous preniez un uniforme, vous vous embarquiez pour l'Amérique, et vous reveniez sans savoir qu'il y eût des antipodes; le tout selon la formule, par respect pour la même idole. La plupart des fils de famille venaient à la cour, c'est-à-dire à Madrid, où ils passaient leur vie à faire le métier de solliciteurs, à étudier l'Almanach royal, jusqu'à ce que leurs cheveux eussent blanchi. Mais de toutes les professions, la plus formaliste dans ses mœurs, dans ses idées, dans ses habitudes, disparut devant la civilisation comme le nénuphar et les agarics devant la culture. Je veux parler des abbés, qui inspirèrent tant de satires et de chansons, objets de curiosité, d'admiration, d'amusement pour le beau sexe, qui les considérait avec autant d'attention et d'étonnement que les jeunes botanistes en ont pour cette plante singulière qu'on appelle mandragore. »

On ne nous reprochera pas d'entrer dans des détails frivoles, si l'on réfléchit que l'existence de nos pères se passait à des futilités du même genre. Parini, qui a traité le même sujet, est plus élégant; mais ses tableaux n'ont pas plus de finesse.

CHAPITRE XXV.

PORTUGAL.

Après la guerre pour la succession espagnole, qui valut au Portugal la colonie du Saint-Sacrement, Jean V resta trente-cinq ans en paix; car il se trouva assez éloigné pour n'avoir point à se mêler des querelles misérables pour lesquelles les rois ensanglantaient l'Europe. Seulement l'Espagne ayant arrêté quelques malfaiteurs dans l'hôtel de l'ambassadeur portugais à Madrid, et ayant refusé d'accorder satisfaction, il lui déclara la guerre; ce qui mit en péril non-seulement les frontières, mais encore les colonies; et l'arrangement entre les deux puissances fut très-difficile.

Le faste de Jean V, imitateur malheureux de Louis XIV, ne profitait qu'aux Français et aux Anglais, dont le pays dépendait pour les choses même les plus nécessaires. Il en résultait que le

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