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de se railler d'elle alors, et, après avoir fait peau neuve comme le serpent, de s'offrir aux regards sous un tout autre aspect.

Son premier essai dramatique fut le Götz de Berlichingen, où il personnifie d'une manière puissante les feudataires à leur dernière époque: il y offre aux regards, sans règle ni proportion, mais variés comme la nature, barons, clergé, minnesingers, bohémiens, peuple, tribunaux secrets, toute la société germanique.

Nous ne mentionnerons pas les divers essais qu'il fit sur des sujets grecs, italiens, étrangers, où il sut toujours se transporter dans la société qu'il peignait. Faust, son œuvre dramatique la plus célèbre, embrasse l'univers, de Dieu au crapaud, du paradis au sabbat, du palais des rois au laboratoire de l'alchimiste. Avide de science et de jouissances, Faust pactise avec le démon Méphistophélès, afin de pouvoir s'en rassasier. Cet esprit railleur, tout matière et tout sens, ne s'élevant jamais au-dessus des intérêts positifs, ne prise que le plaisir : il a une moquerie pour toute vertu, un sourire pour toute souffrance, un sarcasme pour tout sentiment. Il lui expose les doctrines, mais en faisant apparaître le néant; il lui offre l'amour, mais en précipitant dans un abîme d'opprobre et de misère une jeune fille naïve; et il s'écrie, lorsqu'il l'y voit s'engloutir: Elle n'est pas la première.

Ainsi l'homme de cœur est entraîné par l'homme de tête; et tout met en relief Méphistophélès, le mal incarné. Marguerite, qui n'est que pur amour, se trouve entraînée inévitablement au péché, à l'infanticide, à l'échafaud. Après la mort de sa maîtresse, Faust se jette dans le grand monde; il y voit les turpitudes de la politique, les délires de la science, la folie des croyances, et tout se résout enfin en une unité impersonnelle.

C'est donc ce même problème de l'existence du mal qui se présentait à Job; mais, tandis que l'Arabe le résolut à l'aide d'une providence consolante, Goethe ne trouve, dans un siècle de critique hardie et incrédule, que raillerie, orgueil, désespoir; et il affirme que le mal est infini, éternel, irréparable.

Ce drame compliqué et inextricable, où chacun peut trouver ce qu'il veut (1), agit sur le caractère allemand, en suscitant une

(1) Göthe écrivait à Eckermann: « La renommée et la popularité s'acquièrent moins souvent par des mérites vrais que par des défauts. Mon Faust plut spécialement par le vague et l'obscurité; il offrit l'attrait d'un problème insoluble. L'atmosphère sombre de la première partie fut singulièrement goûtée par

foule de sceptiques qui, raillant le savoir et sans foi dans l'amour, reniaient l'idéalité pour se donner un air de bon ton et d'incrédulité.

Göthe ne s'en inquiétait pas. Le front calme et les mains ardentes, il façonne ses personnages indépendamment de sa propre individualité, sans cœur, en se vantant même d'insensibilité, ne songeant qu'à la forme et à l'effet, ne pensant qu'à reproduire comme un miroir les images dont il est frappé. Tantôt vous le prendriez pour un Grec ou pour un émule de Properce; tantôt il vous transporte en Orient, l'instant d'après au berceau du christianisme ou au milieu des minnesingers; et toujours avec une simplicité naïve, des figures hardies, une souplesse d'expression ou gracieuse ou sublime, à son gré.

Ajoutez à ces productions une infinité d'articles, de traductions, de travaux capitaux sur l'optique et sur la botanique, des lettres innombrables; ce qui lui valut une vénération sans bornes, mais non sans contradiction. Le beau n'est, a-t-il dit (1), que le résultat d'une heureuse exposition; et telle parut être sa devise. C'est un coloriste sans égal; mais, quant au fond, il est indifférent entre la patrie et l'étranger, entre Brahma, Jupiter et le Christ; toute religion, toute philosophie lui est bonne; peu lui importe le gouvernement anglais ou celui de la Turquie, Bayle ou Bossuet tout ce qui est lui est bon; c'est sagesse que de laisser dire et de laisser faire, c'est un bonheur que de regarder du rivage tranquille celui qui est agité par la tempête. Dans cet égoïsme raffiné, il voit les opinions s'élever et tomber, sans s'en inquiéter; il voit sa patrie et le monde bouleversés, sans y prendre intérêt : il a besoin de conserver ses eaux limpides, pour qu'elles réfléchissent les rives. Il combattit, il est vrai, le cynisme voltairien, mais pour précipiter les esprits dans l'indifférence. Il applaudit à quelques génies naissants, mais parce qu'il en attendait des louanges en retour, prêt à foudroyer quiconque aurait porté atteinte à sa

les lecteurs. Ne cherchez pas trop à comprendre la pensée qui me dicta cet ouvrage. Ce Faust est une bizarrerie singulière; chaque scène de la première partie forme un ensemble complet, un cadre isolé, un monde à part. Gil Blas, Don Juan, et même l'Odyssée, sont conçus d'après le même principe. La première partie émane d'une situation à la fois passionnée et douloureuse, intéressante par conséquent; la seconde révèle un monde plus vaste, plus élevé, plus pur, moins passionné. Celui qui n'a pas un peu vécu et beaucoup observé ne comprendra pas ce que signifie la fin de Faust. » Gespräche mit Göthe. (1) Kunst und Alterthum, 116, f. 181.

divinité. Du reste, il ne guida pas son siècle, comme il aurait pu le faire, homme de génie qu'il était ; mais il se laissa entraîner par le courant. Il ne favorisa point les élans de sa patrie contre l'étranger, ni ses efforts vers la liberté; aussi faut-il le ranger parmi ceux qu'on admire sans les aimer, que la puissance caresse sans les craindre, et que la multitude respecte sans les bénir.

CHAPITRE XXIII.

PHILOSOPHIE.

Le principal mérite de l'Allemagne est d'avoir fait dans la philosophie le plus grand pas de l'ère moderne, et déterminé tous ceux qui ont suivi. Avant d'en rendre compte, recherchons où en était cette science des sciences, qui observe et juge toutes les autres.

La philosophie de Locke, quelque pauvre qu'elle soit, aura le mérite d'être devenue populaire, d'autres diront vulgaire, à cause de l'extrême confiance avec laquelle elle explique les faits de l'esprit, en franchissant sans scrupule tout ce qui la gêne. Comment l'idée de substance naît-elle? A peine Locke aperçut-il ce problème, qu'il nia l'existence de cette idée, parce qu'il ne pouvait la déduire des sens, ni par suite l'adapter à son axiome, que les sensations nous donnent immédiatement les idées des corps en dehors de nous.

Le vulgaire accepta aveuglément ses assertions; mais d'Alembert, qui pourtant le proclamait le Newton (1) de la métaphysique, s'aperçut que deux choses restaient à expliquer.

Les sensations étant des modifications intérieures de l'esprit, comment se fait-il qu'elles apparaissent au dehors? Comment se fait-il que les odeurs, les sons, le chaud, le froid, qui sont dans l'esprit, nous semblent être dans les corps? Comment pensonsnous ce qui est en dehors de nous?

Les sens nous offrent en outre diverses sensations indépendantes: or, de quelle manière l'esprit les rapporte-t-il à un sujet unique?

(1) Newton écrivait à Locke, le 16 septembre 1693, qu'il renversait, à son avis, les bases de toute morale par le principe qu'il posait dans son premier livre, et qu'il le regardait comme un partisan de Hobbes. Voyez la lettre publiée par Dugald Stewart, dans le discours préliminaire de l'Encyclopédie britannique.

Condillac.

1715-1780.

Lorsque je manie une boule de neige, je sens le froid, la résistance, la pesanteur: comment ces trois qualités sensibles se réunissent-elles dans l'idée sensible d'un globe de neige?

On s'étonne qu'après des questions d'une telle importance, d'Alembert niât aussi l'idée de substance, et confondit les sensations extérieures avec les jugements qui s'y mêlent.

L'abbé de Condillac prétendit expliquer les difficultés soulevées par d'Alembert; mais il ne les comprit même pas, parce qu'il prenait pour point de départ la matière de la connaissance, et non la forme. De même que Locke procède de Bacon, Condillac procède de Locke; et on lui attribue le mérite de l'avoir rendu intelligible, lorsqu'on pourrait se demander si lui-même le comprit. En effet, il nous le présente comme sensualiste pur; tandis que Locke, s'il croit la sensation nécessaire, n'exclut pas néanmoins les autres opérations de l'esprit. Il est vrai qu'il ne les expliquait pas, et qu'il se proposait seulement de combattre Descartes, qui supposait des idées antérieures aux jugements. Or, la très-petite part que Locke avait laissée à la réflexion, Condillac la supprima, en ne faisant de l'attention qu'une sensation avortée. Tout se réduit donc aux sens, et l'âme a une manière d'être passive; l'homme est placé avec les animaux dans la même échelle, et la psychologie devient une branche de la zoologie. Les facultés de l'homme ne sont que le développement varié d'une première sensation. L'attention est la perception de l'objet présenté par les sens; si elle est double, elle s'appelle comparaison; si l'objet de l'attention est éloigné, c'est la mémoire. Sentir la différence et la ressemblance de deux objets, c'est le jugement; une suite de jugements constitue la réflexion; déduire un jugement d'un autre qui le renferme, c'est raisonner, c'est-à-dire qu'on ne peut raisonner sans sensation; et l'ensemble de toutes ces facultés se nomme entendement. Si les sensations sont considérées comme agréables ou désagréables, nous aurons la genèse des facultés relatives à la volonté, qui est le désir rendu fixe au moyen de l'espoir. La réunion de toutes les facultés relatives à l'intelligence ou à la volonté constitue la pensée, qui, en conséquence, est engendrée par la sensation.

Cette unité parut une merveille. Il sembla que c'était chose immense que d'éliminer le sujet, et de réduire les facultés même les plus actives de l'âme à un seul principe passif. Dans un temps où l'on prêchait l'expérience, on se plut à cette supposition d'une sta

tue animée, à laquelle le philosophe donne à son gré un sens après l'autre. L'odorat, la vue, l'ouïe, le goût, ne suffisent pas pour assurer la statue qu'il existe quelque chose en dehors d'elle, attendu qu'ils ne lui causent que des modifications internes. Les sensations de froid et de chaud n'en font pas davantage; mais lorsque la statue se meut, elle trouve une résistance à son toucher, et s'aperçoit de quelque chose qui n'est pas elle; or, ce sentiment de solidité est le pont à l'aide duquel l'intelligence passe hors d'elle-même.

On appelait cela analyse dans le langage du temps, et il ne se levait personne pour dire à Condillac : « Mais cette supposition est absurde; car l'essence de l'homme est d'être muni de tous ses sens, et la vie intellectuelle entraîne non pas l'exercice d'une faculté après l'autre, mais l'exercice simultané de plusieurs facultés. Or, comment donnez-vous à l'ensemble la faculté de juger, si elle est entièrement intérieure, et ne se réfère à aucun point de notre corps ou de l'espace en dehors de nous ? Comment nous parlez-vous d'observations, vous qui procédez toujours par hypothèses, comme celle de la statue, comme celle de deux enfants abandonnés dans un désert? >>

Pauvre raisonneur, Condillac s'en tient à la surface: il ignore tout à fait l'idée de cause; il croit à la sensation, mais il ne se demande pas comment elle est sentie; il attribue tous les progrès à l'habileté avec laquelle nous nous sommes servis du langage, mais il ne s'enquiert pas d'où cette habileté nous est venue.

L'enchaînement des idées n'est, selon lui, qu'une habitude; lorsqu'une sensation se réveille, les autres la suivent, réunies entre elles par la force de l'habitude. Mais les sensations et les habitudes n'élèvent pas l'homme au-dessus des brutes; l'impression n'entraîne pas les généralités, les comparaisons, le jugement. Eh bien! tout cela est fourni par la parole; c'est à elle que nous devons l'habitude d'associer les idées, au moyen desquelles de savantes combinaisons sortent de la mémoire : par la parole l'homme acquiert les merveilles de l'intelligence et de la civilisation; par elle les sensations pensent.

Ce puissant stimulant de la pensée est aussi néanmoins la cause des erreurs, quand l'homme s'égare dans les généralités du langage, et prend pour la réalité les abstractions qu'elles ont créées. Il faut donc rapprocher le plus possible la parole de la sensation,

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