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Les grandes puissances qui avaient imposé à l'Europe la paix d'Utrecht ne s'étaient pas mises en peine des intérêts et des sentiments du plus grand nombre; aussi ceux qu'elles avaient sacrifiés se plaignaient-ils. La succession protestante, assurée en Angleterre, blessait la foi de tous les catholiques et la loyauté du légitimiste. La barrière de fortifications élevée entre la France et les Pays-Bas, entretenue aux frais de l'Autriche, était tout à la fois une charge gratuite pour cette puissance et un embarras pour toutes trois. Si la séparation perpétuelle des deux couronnes de France et d'Espagne venait en aide à la politique, elle avait cependant contraint les peuples à changer l'ordre de succession. Le partage de l'hérédité espagnole entre la France et l'Autriche ne profitait en rien aux neutres, en même temps qu'il déplaisait aux deux États intéressés. Charles VI, chef de la maison d'Autriche, considérait comme lui ayant été ravies les couronnes qui paraient le front de Philippe V, et il en gardait rancune à la France ainsi qu'aux puissances maritimes. Dès lors l'objet principal de la guerre de succession n'était pas décidé, car les deux prétendants au trône d'Espagne ne se reconnaissaient pas l'un l'autre.

A la mort de Louis XIV, l'Espagne cessa de se montrer le satellite de la France. Philippe V, affranchi dans sa politique, ne pou- Philippe V. vait se résigner à voir sa monarchie démembrée, et le commerce du pays sacrifié à l'intérêt des Anglais, aux mains desquels restait Gibraltar, comme un rocher où sa chaîne était rivée. Il éprouvait aussi quelques scrupules sur la validité du testament de Charles II; et en même temps qu'il se considérait comme un roi peu légitime en deçà des Pyrénées, il ne pouvait détourner sa pensée du trône de France, auquel il avait renoncé malgré lui. Aussi

Chronologisches handbuch, 1740 à 1809, par WEDEkind.

Hist. of principal states of Europa from the peace of Utrecht, par JOHN RUSSEL.

Hist. des révolutions politiques et littéraires de l'Europe dans le dixseptième siècle, par SCHLOSSER.

Hist. de l'Europe et des colonies européennes depuis la guerre de sept ans jusqu'à la révolution de juillet, par LANGLET.

Hist. universelle des hommes de lettres anglais.

Gesch. der mehrwürdigsten Bündnisse und Frieden-Schlüsse, etc.; par Voss.

Biographie universelle, pour les articles écrits sur cette époque par ceux qui connurent les personnages historiques.

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tenait-il ses regards fixés sur le berceau de son neveu, dont l'enfance était faible et maladive; mais il comprenait qu'il trouverait un obstacle à lui succéder dans le duc d'Orléans, régent du royaume et héritier présomptif de la couronne. Haïssant donc ce prince autant que le lui permettaient son caractère faible et sa dévotion, il s'ingéniait à lui arracher la régence; mais il sentait qu'il ne pouvait y réussir qu'avec l'appui de l'Angleterre. Or, la voyant occupée à soutenir l'œuvre qu'elle avait entreprise, il cherchait du moins à l'inquiéter en favorisant les prétentions du chevalier de SaintGeorge, comme on appelait le fils de Jacques II, le roi détrôné.

La paix européenne paraissait donc compromise par le petitfils de celui qui l'avait si gravement troublée dans le siècle précédent. Il est certain que Philippe V ne manquait pas de courage; et il répondait, lorsqu'on s'enquérait du poste qu'il convenait au roi d'occuper dans une bataille : Le premier, là comme ailleurs. Il déclara qu'il ne voulait pas vivre, comme les princes autrichiens ses prédécesseurs, renfermé dans son palais; et il aurait pu tirer un grand parti des Castillans, dont le courage s'était retrempé dans les vicissitudes passées, et qui se seraient volontiers posés de nouveau en dominateurs. Ce n'étaient que des velléités momentanées; car, du reste, Philippe, dépourvu de ce courage intérieur nécessaire aux grandes résolutions, s'en rapportait à quelque favori du soin des affaires publiques et des siennes propres, pour retomber dans sa nonchalance.

Il éprouva un profond chagrin de la perte de sa femme, l'aimable et intrépide Louise, qui avait su le maintenir en bonne intelligence avec la cour de France et avec son aïeul, et à laquelle il fut refusé de jouir en paix d'un trône qu'elle avait contribué à conquérir. Il se livra alors tout entier à la princesse des Ursins, qui n'avait ni jeunesse ni beauté. Des sens ardents et une conscience timorée lui auraient fait épouser cette femme sur le retour de l'âge, si elle-même n'eût préféré lui donner une compagne dont l'âge fût plus en rapport avec le sien, et dont le caractère ne pût pas toutefois mettre en péril la puissance qu'elle exerçait. Mais elle s'abusa grandement en fixant son choix sur Élisabeth Farnèse de Parme, qui devait susciter autant de guerres et de négociations qu'on en avait vu naître, en d'autres temps, pour les franchises populaires ou pour les libertés religieuses.

Ce choix lui avait été suggéré par Jules Albéroni, qui, né à

Plaisance, avait passé par tous les rangs de la société. Savant, cuisinier, négociant, interprète, bouffon, employé dans des manéges difficiles, il fut en toute circonstance extrêmement habile à faire son chemin (1). Campistron, qui, s'étant trouvé volé dans un voyage qu'il faisait en Italie, avait été accuilli par Albéroni, le proposa à Vendôme pour secrétaire, au moment où le duc en cherchait un pour l'accompagner dans son expédition en Italie. D'autres racontent que l'évêque de San-Domingo, ayant à conférer à Parme avec Vendôme et ne sachant pas le français, prit avec Jui Albéroni; et que celui-ci ayant trouvé le cynique général sur sa chaise percée, où il passait une bonne partie de la matinée, au lieu de se montrer blessé de cette inconvenance, ne trouva rien de mieux à faire que de l'imiter; ce qui charma le général français, et lui valut d'entrer à son service. En Espagne, il sut se faire bien venir de la princesse des Ursins : ayant été nommé comte et envoyé de la cour de Parme, il s'assura la reconnaissance de cette maison, en déterminant le mariage de Philippe V avec Élisabeth (2), et sa faveur grandit auprès de la nouvelle reine. Le premier acte d'Élisabeth fut de renvoyer la princesse des Ursins, qui était venue au-devant d'elle. On la mit dans un carrosse, avec la toilette d'apparat qu'elle portait ; et il lui fallut ainsi traverser, à la fin de décembre, entourée de gardes, une partie de l'Espagne. Philippe ne montra, du reste, ni pitié ni mécontentement de cette résolution absolue (3).

« La fierté spartiate, l'opiniâtreté anglaise, la finesse italienne,

(1) Dubos et Saint-Simon font sa caricature; de même que Poggiali ( Mémoires historiques de Plaisance), Ortiz (Histoire d'Espagne), Coxe (l'Espagne sous les Bourbons, II, 27-28), Bignani (Éloge du cardinal Albéroni (1833), font son panégyrique. Il est bien apprécié par John Russel, History of principal states of Europe from the peace of Utrecht, II, 112. Mais les documents publiés par Albéroni lui-même, à Gênes d'abord, puis à Rome, sont surtout à consulter.

(2) Albéroni rapporte lui-même, dans les notes sur sa vie, avoir dit à la princesse des Ursins qu'Élisabeth « était une bonne Lombarde, pétrie de beurre et de fromage; qu'elle en ferait tout ce qu'elle voudrait; qu'elle viendrait en Espagne aux conditions qu'il plairait à la princesse de lui prescrire.

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(3) «< Dans les auberges d'Espagne (dit Saint-Simon, qui décrit d'une manière pittoresque la disgrâce et le voyage de madame des Ursins) il n'y a rien absolument pour les gens, et l'on vous indique seulement où se vend ce dont on a besoin pour les premières nécessités. La viande le plus souvent est vivante; le vin épais, mauvais, aigre; le pain se colle au mur; souvent l'eau ne vaut rien ;

et la vivacité française, formaient, dit Frédéric II, le caractère d'Élisabeth, femme singulière, qui marchait audacieusement à l'accomplissement de ses desseins. Rien ne la surprenait, rien ne pouvait l'arrêter. » Elle savait réprimer sa fureur de domination, et se résigner à la solitude avec un mari mélancolique, sans perdre de sa gaieté. Elle le rendit père d'un fils; et, n'ayant pas l'espoir de voir monter cet enfant sur le trône, précédé qu'il était par trois frères du premier lit, elle voulut lui préparer un riche apanage. Pour atteindre ce but de toute sa vie, elle isola le roi, qui, sombre,. dévot sans être religieux, timide et obstiné, d'un esprit lent et ayant besoin d'être dirigé, désireux pourtant de faire du bruit et de peser dans la balance politique, accordait tout à sa femme, sou unique compagne. Or, la reine, d'un caractère ambitieux, mais ne connaissant ni la politique ni les affaires, élevée dans la retraite et menant sur le trône une vie encore plus retirée, haïssant les Espagnols et en étant haïe, n'avait de confiance que dans les Italiens, et principalement dans Albéroni.

Cet étranger, qu'elle avait fait cardinal, se contenta d'avoir la puissance d'un ministre, comme confident du roi et de la reine, sans en ambitionner le titre. Il se concilia la nation en punissant ceux qui avaient augmenté les charges publiques; puis il entra dans de vastes projets en vue d'abattre le principe moderne, et de rendre à l'Espagne son ancienne grandeur.

Le trésor était épuisé, le peuple découragé ; il n'y avait ni armée, ni marine, ni alliances puissantes; la seule richesse consistait dans les produits du sol, que les Pyrénées défendaient heureusement. Les routes (il nous l'apprend lui-même dans son Testament politique) étaient interrompues, comme au temps où chaque province formait un royaume distinct. C'est à peine si les bêtes de somme pouvaient traverser la Castille; il n'y avait point de bateaux sur les fleuves magnifiques de la Péninsule, et les marchandises remontaient à dos de mulet le long de la Guadiana, de l'Ebre et du Tage, sans que l'on songeât à les rendre navigables, ou qu'on voulût permettre aux Hollandais d'entreprendre les travaux nécessaires. « Les débris des grandes voies romaines, disait Albéroni, n’ins

il n'y a de lits que pour les muletiers; tellement qu'il faut tout emporter avec soi. » Albéroni écrit au majordome du duc de Parme : « Le coup que la reine vient de faire est digne de Ximénès, de Richelieu, de Mazarin. Croiriez-vous qu'avec ce seul remède beaucoup de maux réputés incurables ont été guéris? »

pirent point une noble émulation. On a, pour ainsi dire, entendu le bruit des travaux à l'aide desquels la France a réuni deux mers par un canal de soixante lieues, et il n'en est résulté qu'une stérile admiration. » Et il comparait avec vérité l'Espagne à la bouche où tout passe et où rien ne reste, le pays recevant de ses colonies des richesses considérables, et les consommant sans rien reproduire.

Albéroni travaillait dix-huit heures par jour, sans s'effrayer des menus détails d'économie. Il commença par rétablir les finances et l'industrie; il fonda une manufacture royale de draps à Guadalaxara, y appelant de Hollande, en une seule fois, cinq mille familles avec leurs ustensiles, et de l'Angleterre des teinturiers. Les laines indigènes purent ainsi être travaillées dans le pays, et l'armée être habillée avec des étoffes nationales. On fabriqua à Madrid du linge de table et des toiles de Hollande : quatre cents religieuses apprirent à filer comme dans ce pays, et les enfants trouvés durent être élevés à ce genre de travaux. Des fabriques de cristaux furent aussi ouvertes, l'agriculture prospéra, et les solitudes espagnoles furent repeuplées. Albéroni diminua les dépenses en rendant l'administration économe, et en limitant les innombrables emplois de la maison civile et militaire du roi. Il protégea le commerce des colonies, obligea le clergé à contribuer aux charges publiques, malgré la défense du pape, et envoya en exil les prêtres les plus opiniâtres à soutenir leurs priviléges. Il fit des emprunts, taxa les riches, vendit des offices, recruta les contrebandiers et les miquelets de l'Aragon; et bientôt l'Espagne eut une armée de soixante-cinq mille hommes, une marine, de nombreux canons, et dans Barcelone une des meilleures citadelles.

Il préparait ainsi l'exécution de projets si vastes, que le succès seul aurait pu les sauver du reproche de témérité. Il ne songeait à rien moins en effet qu'à placer son roi sur le trône de France, et à investir don Carlos, fils de Philippe et d'Élisabeth Farnèse, des duchés de Parme et de Plaisance, en y joignant la Toscane; à rendre l'Italie indépendante, en en chassant les Autrichiens. Il cherchait en conséquence à exciter contre eux Victor-Amédée, tandis qu'ils étaient occupés contre les Turcs. Ils auraient été chassés de Naples par une flotte espagnole reçue par ce souverain dans les ports de Sicile, et secondée par les mécontents du royaume; alors la Sardaigne aurait été réunie à la Sicile, Naples et les ports toscans à l'Espagne; Comacchio restitué au pape, le duché de Mantoue par

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