encore de lui des discours qu'on exagéroit peutêtre, mais qui prouvent qu'il avoit pour sa femme la plus compléte indifférence'. Cependant il se persuada, ou plutôt il se laissa persuader un jour, qu'il en devoit être jaloux: et voici à quelle occasion. Il étoit fort lié avec un ancien capitaine de dragons, retiré à Château-Thierry, nommé Poignant; homme franc, loyal, mais fort peu galant. Tout le temps que Poignant n'étoit pas au cabaret, il le passoit chez La Fontaine, et par conséquent auprès de sa femme, lorsqu'il n'étoit pas chez lui. Quelqu'un s'avise de demander à La Fontaine pourquoi il souffre que Poignant aille le voir tous les jours: « Et pour<< quoi, dit La Fontaine, n'y viendroit-il pas? c'est mon meilleur ami. Ce n'est pas ce que Le pu << dit le public; on prétend qu'il ne va chez toi que pour madame de La Fontaine.— blic a tort; mais que faut-il que je fasse à cela? « Il faut demander satisfaction, l'épée à la main, à celui qui nous déshonore. - Hé bien, « dit La Fontaine, je la demanderai. » Il va le lendemain, à quatre heures du matin, chez Poignant, et le trouve au lit. « Lève-toi, lui dit-il, « et sortons ensemble. » Son ami lui demande Tallemant des Réaux, Mémoires manuscrits. en quoi il a besoin de lui, et quelle affaire pressée l'a rendu si matineux. « Je t'en instruirai, répond La Fontaine, quand nous serons sor« tis. » Poignant, étonné, se léve, sort avec lui, le suit et lui demande où il le mène : « Tu vas « le savoir," répondit La Fontaine, qui lui dit enfin, lorsqu'il fut arrivé dans un lieu écarté, « Mon ami, il faut nous battre.» Poignant, encore plus surpris, l'interroge pour savoir en quoi il l'a offensé, et lui représente que la partie n'est pas égale. « Je suis un homme de guerre, lui dit-il, et toi, tu n'as jamais tiré l'épée. — N'im ༦ ་་ porte, dit La Fontaine, le public veut que je << me batte avec toi. » Poignant, après avoir résisté inutilement, tire son épée par complaisance, se rend aisément maître de celle de La Fontaine, et lui demande de quoi il s'agit. « Le public prétend, lui dit La Fontaine, que ce n'est pas « pour moi que tu viens tous les jours chez moi, mais pour ma femme. — Eh! mon ami, « je ne t'aurois jamais soupçonné d'une pareille inquiétude, et je te proteste que je ne mettrai plus les pieds chez toi. Au contraire, reprend La Fontaine en lui serrant la main, « j'ai fait ce que le public vouloit ; le public vouloit; maintenant, je veux que tu viennes chez moi tous les jours, << sans quoi je me battrai encore avec toi. » Les deux antagonistes s'en retournèrent, et déjeunèrent gaiement ensemble '. Si la femme de La Fontaine n'eut pas tous les défauts odieux qu'on lui a trop légèrement prêtés, il paroît certain qu'elle ne possédoit aucune des qualités aimables qui auroient pu inspirer de l'amour à son mari; on ne voit aucune trace de ce sentiment à son égard dans ce qui nous reste de lui. La Fontaine ne laisse, au contraire, jamais échapper l'occasion de faire la satire de l'état conjugal, et se montre trop vivement affecté des inconvénients qui résultent d'une union mal assortie, pour ne pas donner lieu de penser qu'il en avoit fait lui-même la triste expérience. Une preuve certaine que tous les torts n'étoient pas de son côté, et que ceux de sa femme, quoique d'une nature moins grave, étoient cependant reconnus par ses propres parents, c'est la liaison intime qui subsista toujours entre Jannart et lui. Jacques Jannart, conseiller du roi et substitut du procureur général au parlement de Paris, avoit épousé Marie Héricart, tante de la femme de La Fontaine. Par sa fortune, ses dignités, son crédit, son expérience dans les affaires, Jan Louis Racine, Mémoires sur la vie de J. de La Fontaine dans les OEuvres de Racine, édit. 1820, in-8°, p. CXLII, ou édit. 1808, in-8°, t. V, p. 158; d'Olivet, Histoire de l'académie, in-4, p. 302. nart étoit le personnage le plus important des deux familles avec lesquelles, par son mariage, il se trouvoit allié'. Nous avons eu sous les yeux plusieurs lettres de la main de La Fontaine qui prouvent que Jannart avoit un sincère attachement pour notre poëte. Celui-ci consultoit souvent ce magistrat éclairé, et le faisoit intervenir - dans toutes ses affaires. Il avoit pour lui autant d'amitié que de respect, et il le nommoit toujours son cher oncle. Il lui faisoit fréquemment des demandes d'argent auxquelles ce bon oncle ne se refusoit jamais. Une des lettres de notre poëte nous apprend qu'il étoit bien avec sa belle-mère, et qu'en gendre désintéressé il n'avoit pas balancé à acquitter de ses deniers d'anciennes dettes qu'elle avoit contractées2. Dans d'autres lettres il se livre à des détails d'affaires et à des calculs qui devoient coûter beaucoup à sa paresse; mais il s'y montre si peu habile qu'il s'excuse de ne pouvoir finir un compte, parcequ'il n'a pas pu trouver à Château-Thierry de tables d'intérêts calculées d'avance3. La manière dont il recommande à Jannart une certaine madame de Pont-de-Bourg prouve entre eux la plus grande La Fontaine, Lettres à divers, lettres 1 à 7, t. VI, p. 469; Montmerqué, Mémoires de Coulanges, p. 497; Walck., 1" édit., p. 346, note 21. La Fontaine, Lettres à divers, 2, t. VI, p. 475. 3 Ibid., 6, t. VI, p. 481. intimité. « Je suis prié, lui dit-il, de vous en écrire de si bonne part qu'il a fallu malgré moi vous être importun, si c'est vous être impor- La Fontaine, Lettres à divers, lettre v, t. VI, p. 479. 2 pas. |