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nait les autels refusés au Christ; les républiques ligurienne, cisalpine, parthénopéenne, faisaient oublier l'Italie. Puis on vit se succéder le tribunat et le consulat, jusqu'à ce qu'apparut celui qui profita de ces exhumations pour demander aux nouveaux fils de Brutus le consulat à vie comme César, et la puissance impériale comme Auguste. Génie habile, il ne négligea pas d'alimenter cet esprit classique, et, tandis que les chants des nouveaux Pindares résonnaient en l'honneur d'Achille et de Bérécynthe, mère de tant de demi-dieux, les aigles ressuscitées guidaient au massacre des barbares les légions, contentes de mourir, pourvu que se renouvelassent les triomphes du Capitole (1).

Mais les extravagances poussées au comble profitent à la vérité, que la Providence fait germer sur le tronc même de l'erreur. Les discussions de cette science de doute et de négation éveillèrent

(1) Les esprits les plus vulgaires eux-mêmes n'ont pu méconnaître la tendance académique de la révolution avec ses Brutus et ses Timoléon, avec son arbre de liberté, ses dénominations archaïques de dignités, son panthéon, et le reste. Les harangues aux assemblées fourmillent de citations et d'allusions classiques. On avait gravé sur les sabres de la garde nationale un vers tant soit peu altéré de Lucain :

Ignorantne datos ne quisquam serviat enses?

Les souvenirs classiques servaient à justifier jusqu'à l'esclavage. En effet, quand on eut recouvré Saint-Domingue et qu'on y eut rétabli la traite des nègres, Bruix, conseiller d'État, s'écriait : «La liberté de Rome s'environnait d'esclaves; plus douce parmi nous, elle les relègue au loin. » Magnanime philanthropie à laquelle suffit de ne pas voir les souffrances! Et SaintJust dans ses fragments Sur les institutions républicaines, dit : « Un peuple agricole peut seul être vertueux et libre. Un métier à tisser convient mal au vrai citoyen; la main libre n'est faite que pour la terre ou les armes. >> Voilà le fondement de la société moderne sapé au nom des anciens. M. de Tracy, sous la restauration, raconta à la tribune qu'en 1792, je ne sais quel individu écrivait à l'un de ses amis : « Je suis chargé de préparer un projet de constitution, envoie-moi donc les lois de Numa et de Lycurgue. » La très-inique loi de présuccession aux biens des émigrés se justifiait au moyen de la proposition tribunitienne par laquelle les Romains se déclarèrent héritiers de Ptolémée encore vivant. Chez les Romains même on trouvait parfois des principes trop libéraux, et quand on représenta le Brutus de Voltaire, ces vers,

Arrêter un Romain sur de simples soupçons,

C'est agir en tyrans, nous qui les punissons,

furent modifiés ainsi par la censure républicaine :

Arrêter un Romain sur un simple soupçon,
Ne peut être permis qu'en révolution.

le goût des études fortes. Mais les esprits loyaux ne s'y furent pas plutôt plongés que là où ils croyaient trouver préjugés, tyrannie, abrutissement, ils découvrirent l'humanité en progrès, le culte rationnel, les droits protégés : le moyen âge excita l'étonnement par sa littérature robuste et naïve, non moins originale que ses beauxarts. On s'aperçut que notre société ne dérive pas directement de celle des Grecs et des Romains, mais qu'il faut rechercher ses éléments dans cette époque justement appelée moyenne, parce qu'elle signale le crépuscule entre le couchant d'une civilisation fondée sur la conquête, sur l'esclavage, sur l'égoïsme, et l'aurore d'une civilisation nouvelle, basée sur l'industrie, sur l'individualité, sur le catholicisme (1). Les détracteurs de ce dernier parurent frivoles, menteurs ou ignorants, et la question, devenue historique, aida de splendides révélations la cause de la vérité et de la vertu. Alors les politiques virent qu'ils ne pouvaient se passer de revenir sur ses institutions, s'ils voulaient connaître la voie dans laquelle ils avaient à pousser les générations; les artistes reconnurent que le beau pouvait emprunter d'autres formes que celles de l'idéal antique; les savants rendirent justice à un temps qui dota l'Europe de l'algèbre, des chiffres arabes, de la boussole, de la poudre à canon, de l'imprimerie, et dans le cours duquel les esclaves se changèrent en serfs, les serfs en colons, et ceux-ci en peuple.

Et nous, nés du peuple, ce sont d'autres sympathies que nous apportons dans l'étude de l'histoire : nous avons moins d'admiration pour les événements éclatants que pour ceux qui sont utiles nous portons notre intérêt sur les opprimés; nous les voyons creuser les temples-grottes de l'Inde et élever les pyramides de l'Égypte; payer de leurs sueurs les édifices de Périclès, et de leur sang la victoire de Salamine; combattre durant des siècles contre les patriciens, pour participer dans Rome aux droits de l'humanité, et les acquérir lorsque périssait le nom de liberté ; embrasser les autels et implorer la bénédiction des prêtres au milieu des hurlements des barbares; s'exalter dans les croisades, et s'organiser lentement en communes; exprimer enfin leurs vœux au

(1) Le principal mérite dans cette recherche consciencieuse appartient aux Allemands, déjà poussés dans cette voie par Leibnitz, le premier aussi qui s'avisa d'étudier l'histoire dans les langues.

milieu des disputes théologiques, et faire entendre avec persistance le cri de l'émancipation.

Philosophie de

• En méditant sur chaque pas fait par l'humanité, notre esprit croit y apercevoir l'unité et l'accord; il pense pouvoir donner l'ex- l'histoire. plication des faits par les idées qu'ils représentent, et découvrir le sphinx immobile au milieu des sables mouvants du désert. Rapprochant alors du passé les choses présentes comme les effets de la cause, comme la fin des moyens, il transporte dans l'ordre éternel les lois qui gouvernent le monde moral. De là prend naissance la philosophie de l'histoire, science ignorée des anciens. Ils avaient trop peu de ruines avant eux; et de même que le premier observateur de l'homme ne pouvait acquérir de notions précises sur la vie et sur la mort, il ne leur était pas donné de connaître si tous les empires avaient leur enfance, leur jeunesse, leur vieillesse et leur décrépitude. Ajoutons que, confiants dans le présent, et chacun se faisant centre et circonférence, ils ne recherchaient rien au delà de la loi nationale et contemporaine. C'est l'égoïsme en effet qui peint avec Hérodote, médite avec Thucydide, raconte avec César, compile avec Diodore: l'histoire expose les événements développés dans une politique plus ou moins étroite, dans l'intérêt d'une ville, d'un empire, d'une ambition, sans jamais s'occuper de l'humanité; elle considère les Grecs et les Romains comme des peuples privilégiés, les autres comme des barbares ou des esclaves.

Le christianisme releva l'histoire et la rendit universelle, du moment où, proclamant l'unité de Dieu, il proclama celle du genre humain : en nous apprenant à invoquer notre Père, il nous enseigna à nous regarder tous comme des frères. Alors seulement put naître l'idée d'un accord entre tous les temps et toutes les nations, ainsi que l'observation philosophique et religieuse des progrès perpétuels et indéfinis de l'humanité vers le grand œuvre de la régénération et le règne de Dieu. Saint Augustin, Eusèbe, Sulpice-Sévère, et quelques autres au déclin de l'empire romain, envisagèrent l'histoire sous ce point de vue. Le moyen âge, plus occupé de préparer l'avenir que de méditer sur le passé, laissa leur voix se perdre dans l'oubli, jusqu'à ce que Bossuet s'inspirât d'elle dans son sublime Discours, qui réunit l'observation des modernes à l'exposition des anciens, et dans lequel une érudition vigoureuse se pare d'un style inimitable.

Contemplant le monde des hauteurs du Sinaï, en même temps qu'il intime aux puissants des vérités dures et inaccoutumées, puisées au livre infaillible, et qu'il va proclamant la vanité de toutes les choses humaines, il contemple le convoi funèbre de peuples et de rois qui passent de la vie à la mort, dirigés par le doigt du Seigneur, comme si les nations n'étaient destinées qu'à faire cortége au Messie, attendu ou donné.

Si l'idée de placer tous les peuples sous la conduite de Dieu est due à Bossuet, c'est à Vico que l'on doit celle de la Providence, celle d'une loi sage se manifestant au milieu des erreurs et des iniquités. Partant d'une théorie métaphysique sur la justice, dont il trouve les principes dans la nature spirituelle de l'homme et suit les applications dans le droit historique, il croit que les faits se développent dans des rapports plus ou moins directs avec une loi à laquelle est subordonné le monde des nations. Après avoir éclairé l'histoire de la législation romaine, en généralisant l'hypothèse, dans la Science nouvelle, il indique comment les hommes s'élèvent de l'état de nature à l'association civile, comment les aristocraties se plient aux gouvernements humains, ainsi qu'il les appelle, pour retomber ensuite dans la brutalité originaire; car les âges d'idolâtrie, de barbarie, de législation, autrement, de dieux, de héros et de citoyens, tracent un cercle fatal dans lequel les nations courent et recourent inévitablement. Vico devança son siècle; grâce à une admirable force d'intuition, il interrogea sur les temps primitifs les fables et les traditions poétiques, les récits détachés, les traces conservées par le langage; mais en recherchant les principes du monde des nations dans la nature de notre esprit et dans la force de notre intelligence, il subordonne l'érudition à la méditation; il ne sait pas biaiser avec la difficulté, et il force l'histoire à parler selon son système; il restreint les faits aux proportions de ses caractères poétiques et de son idéal romain. Tous les efforts donc qui poussent le monde vers le mieux ne pourront, hélas ! réussir qu'au pire et à la destruction; de sorte que l'humanité serait contrainte de recommencer toujours cette tâche fatale et inconsolée. Il ne suppose pas même, comme Machiavel, que le génie de l'homme puisse, en ramenant les institutions à leur origine, empêcher cet éternel trajet de la vie à la mort. Bien plus: après que Giordano Bruno eut, en 1584, soutenu la pluralité des mondes; que Galilée, Descartes, Newton,

Huyghens, eurent révélé l'ordre des cieux, Vico appelle absurde l'existence de plusieurs mondes, et soutient que, quand ils existeraient, ils devraient subir la même loi providentielle que le nôtre.

A ne vouloir même lui reprocher d'avoir négligé tout le monde oriental, on ne saurait lui pardonner d'avoir laissé sans explication, dans le nôtre, des événements capitaux, la destruction de l'idolâtrie, de l'esclavage, des castes, la prééminence donnée aux droits de l'homme sur ceux du citoyen. Vint ensuite la société américaine avec une civilisation sans dieux, ni héros, ni feudataires, se constituant à force d'industrie et de concurrence. Elle donna un démenti à Vico, pour qui tout progrès se réduisait à une résurrection de la Grèce et de Rome; et par elle s'accrut la confiance que l'homme n'est pas destiné à traverser les superstitions et les atrocités pour arriver à l'intelligence et à la justice. Vico, si supérieur à son siècle, dont il ne fut ni compris ni même écouté, reprit crédit dans le nôtre, mais ce fut quand le progrès eut franchi le cercle qu'il lui avait tracé; en sorte qu'il ne lui reste plus rien à prédire. Son œuvre demeure cependant parmi le petit nombre de livres originaux qui émeuvent jusqu'au fond de l'âme et donnent l'impulsion à la pensée. Toutes les théories modernes s'y rattachent; car, avant Beaufort, il relégua au rang des mythes l'histoire des premiers temps de Rome; avant Wolf, il se douta que l'Iliade était l'ouvrage d'un peuple, et la dernière expression érudite après des siècles de poésie inspirée; avant Creuzer et Görres, il découvrit des idées et des symboles dans les images des dieux et des héros, et appela l'attention sur le caractère austère et religieux du berceau des nations; avant que Niebuhr y parvînt par l'érudition, il trouva par l'inspiration du génie le véritable mot de la lutte entre les patriciens et les plébéiens, celui des familles et des curies (gentes et curia); avant Gans et Montesquieu, il démontra l'intime relation du droit avec les mœurs, et comment les gouvernements se plient à la nature des gouvernés.

Mais si Montesquieu, génie emprisonné dans son siècle, avait connu la Science nouvelle, déjà publiée lorsqu'il parcourait l'Italie, peut-être aurait-il rallié à un principe supérieur les observations de détail avec lesquelles il traça aussi une histoire de l'humanité, en attribuant les institutions et la manière d'être des peuples aux législateurs, aux philosophes, aux intrigants et, faute

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