Imatges de pàgina
PDF
EPUB

indifférence immorale dans ses jugements, brille au premier rang parmi ceux qui font de l'histoire un exercice d'éloquence, une étude dans l'art de mettre en relief un personnage ou un événement, en rejetant dans l'ombre la foule qui n'a pas de nom.

Un jugement aussi sévère nous est inspiré par la conviction qu'une telle manière d'envisager l'histoire ne satisfait plus aux besoins de notre époque. L'Italie elle-même (le seul pays qui en offre encore des exemples éclatants), l'Italie invoque d'autres formes qui, n'étouffant pas le vrai sous le beau, contribuent à donner une vigueur nouvelle aux esprits, à la civilisation, à l'économie sociale. Il faudrait avoir, trois siècles durant, tenu les yeux clos sur les pas que l'humanité a faits dans sa voie, pour n'avoir pas vu d'autres idées grandir immensément à côté de celle de la force. On laisse désormais aux Chinois les récits dans lesquels tout ce que fait la nation est attribué au roi seul. On ne croit plus maintenant les changements dans les lois imposés par un législateur, les institutions créées par un décret, les révolutions produites par une conjuration. Il faut qu'il soit tenu compte de l'humble bonheur du plus grand nombre, à qui nuit plus une loi inopportune, un tribut corrupteur qu'une atrocité instantanée. On n'hésite pas à croire que celui qui adapte la boussole aux voyages sur mer, ou applique au mouvement un agent nouveau, ou importe le chameau dans l'Afrique méridionale, est plus digne de mention que les œuvres de la force, soit qu'elle se révèle brutalement sous les noms d'Attila, de Gengis-Kan ou de Tamerlan, soit qu'elle se déguise sous ceux plus classiques de Sésostris, de Cambyse, et de Napoléon.

Inutile encore de chercher dans les chroniques et dans les annales l'accord du vrai, du bien et du beau. Les travaux si recommandables des PP. de Saint-Maur, des Bollandistes, des du Cange, des Baluze, des Montfaucon, des Canciani, des Leibnitz, des Muratori, et ceux que nos contemporains poursuivent avec une noble patience, sont des matériaux appelant l'étincelle de vie de qui saura la leur communiquer. Je crois pouvoir ranger dans la même classe les histoires en tableaux synoptiques, invention de notre époque, celles, par exemple, de le Sage et de Longchamps; œuvre laborieuse pour qui l'entreprend, utile à consulter, et aidant l'attention par le secours des sens, mais où l'aridité de l'exposition, l'indifférence entre le certain, le probable et le faux, l'exclusion

Annales, inc

moires, chroniques.

de tout lien, excepté celui du temps, élément si accidentel, ne sauraient se représenter à nous que comme une trame composée de fils calculés seulement quant à la longueur, et attendant le tissage pour offrir un dessin et servir à un usage quelconque.

Le rôle des chroniques est rempli aujourd'hui par les gazettes. Nos neveux auront à dépenser plus de fatigues pour démêler la vérité dans leurs révélations, que nous avec les chroniqueurs du moyen âge. Ceux-ci, grossiers, mais non pas vendus, trompés, non trompeurs, jugent mal les faits, mais ne renient par leur sentiment intime, et ne font pas pompe de couardise.

De bonnes chroniques des temps modernes sont les Mémoires. La Retraite des dix mille, les Commentaires si originaux de César, les Anecdotes de Procope, ne permettent pas de dire que les anciens ne les connussent pas. Mais ils ont acquis chez les modernes une tout autre importance, surtout chez les Français, qui semblent là sur leur terrain. Qu'ils vous fassent, avec le sire de Joinville, observer dans les croisades un mélange de rudesse septentrionale, de sentiments évangéliques, de légèreté française, ces chevaliers allant conquérir des couronnes qu'ils ne porteront pas; qu'avec le Loyal serviteur ils vous racontent les prouesses de Bayard sans peur et sans reproche; qu'avec Froissart ils ne s'occupent que de tournois ou de passes d'armes ; qu'avec le cardinal de Richelieu enfin ils discutent la raison politique des événements, tout y est dramatique : les erreurs, les vanteries, les mensonges même y abondent, mais sans anachronismes de mœurs et de caractères : tout, jusqu'à la langue et au style, vous aide à vous retracer l'époque, mieux que les histoires proprement dites. Benvenuto Cellini, et les vies des artistes et littérateurs, nous ont conservé par lambeaux la véritable histoire d'Italie; c'est là que la postérité apprend à connaître le peuple dont ils sont sortis. On sent le dévergondage de la Fronde dans le spirituel caquetage du cardinal de Retz. Henri IV se montre à nu dans ceux de sa femme, de la princesse de Condé, et dans les Économies royales de Sully. Si Voltaire n'a pu faire du Siècle de Louis XIV qu'un livre de parti, madame de Motteville et la duchesse de Montpensier percent à jour le château et les boudoirs. SaintSimon nous montre avec causticité l'ensemble et les détails, les pompes et les misères du grand siècle. Mesdames de Maintenon et de Sévigné réduisent à ses proportions naturelles ce Louis,

que ses contemporains trouvèrent supérieur à tous, jusque dans sa stature, tant il connaissait à fond son métier de roi. La révolution française, la cour et les camps de Napoléon, seront à leur tour bien mieux révélés par ces confidences partielles que par les historiens qui se hasarderaient sérieusement à fouler un terrain encore brûlant. Car c'est dans les mémoires qu'apparaissent et le peuple et les joies et les douleurs de la classe la plus négligée, que s'épanchent les secrets de l'âme et de l'intelligence, que l'on sent enfin cette vie active qui, dans la plupart des historiens, ressemble aux secousses du galvanisme.

Mais dans le siècle passé, l'histoire prit une autre direction sous la plume de ceux qui, s'arrogeant le nom de philosophes, proclamaient l'émancipation du genre humain. L'école philosophique ne pouvait toutefois se dire nouvelle, puisque déjà Machiavel avait cherché à ramener son récit à une théorie sociale, et que fra Paolo Sarpi exploita les faits pour attaquer la Rome papale en faveur de Venise et de l'autorité laïque; tentative qui ne rehaussa pas l'histoire, mais qui agrandit le pamphlet; car son récit ressemble à ces dossiers présentés par les avocats à l'appui de leurs assertions. Le cardinal Pallavicino descendit en lice contre lui, se servit des mêmes armes, plus l'ennui d'une réfutation, mal racheté par le charme du style et la puissance de la vérité.

Mais quand l'histoire fut conviée à se liguer avec les autres sciences, pour anathématiser tout ce qui jusqu'alors avait été révéré, elle substitua aux faits, éternel langage de Dieu, les opinions, langage éphémère des hommes. Sublime conception, sans doute, que celle de réunir arts, sciences, morale, littérature, pour exprimer la même idée sociale, pour révéler ainsi l'unité des lois du monde et tout coordonner pour le bien-être présent: mais leurs intentions fussent-elles loyales, l'état de la société d'alors égarait ceux qui l'avaient conçue. Deux siècles se heurtaient l'un contre l'autre ; la noblesse, le clergé, la monarchie, le peuple, au lieu de s'équilibrer l'un par l'autre, s'embarrassaient réciproquement, et se faisaient une sourde violence; présage certain, pour les esprits d'élite, d'un imminent conflit. Mécontents donc de la société présente, ils en maudissaient les éléments, sans songer qu'ils avaient marché de conserve avant de se déclarer ennemis, et les considéraient, depuis l'origine, non comme des forces morales, mais comme des rivaux importuns. De là cette haine fanatique contre les coutumes

Histoire philosophique

et les institutions antérieures, haine qui se manifestait tantôt dans un bon mot, tantôt dans les énormes volumes de l'Encyclopédie. La censure empêchait-elle de combattre à visage découvert les nobles, les prêtres, les trônes encore debout, on s'en prenait aux seigneurs féodaux dans leurs niches de pierre, aux pontifes sanctifiés. Les croisades n'étaient plus que du fanatisme; saint Louis un homme de bien, jouet de ses illusions; Charlemagne un clerc armé; Grégoire VII et Innocent III, deux intrigants mêlant le royaume du ciel à ceux de la terre; et l'on allait jusqu'à applaudir le triple sacrilége, religieux, moral et patriotique, contre la Pucelle, libératrice de la France; sacrilége commis par celui qui chantait la petite fossette de madame de Pompadour, par celui qui sollicitait l'appui de la duchesse de Créqui-Lesdiguières pour faire ériger en marquisat sa terre de Ferney, comme une gloire et un bonheur de sa triste vie.

Ce qui venait encore en aide aux philosophes dans leur guerre de plaisanteries et de sarcasmes, c'était la vogue où était alors l'idéologie. Grâce à elle, les questions de fait étaient arrachées au domaine de la réalité, à force d'abstractions, de combinaisons et d'alternatives, jeu bizarre auquel on donnait le nom d'analyse. Voulait-on battre en brèche la noblesse d'alors, frivole, amaigrie, viciée jusqu'aux os? On ne s'enquérait pas de quelle manière, en se posant jadis entre les monarques et le peuple, elle avait contribué aux franchises et à la civilisation du plus grand nombre, mais on disait : « Les hommes naissent égaux, toute inégalité dans la société est donc injuste. » On disait de même : « La religion doit être un rapport entre Dieu et l'homme, donc c'est chose libre et individuelle; donc point de culte, point de sacerdoce, de tout le cortège de l'imposture. » C'est ainsi que le clergé devenait une phalange de fanatiques, hostile à toute instruction; la noblesse «< une bande d'assassins, le faucon au poing, intitulés comtes, marquis et barons. » Les formules abstraites de rébellion, de droit héréditaire, de conspirations réprimées, de légitimité, de coups d'État, étaient substituées aux faits précis : les mots de roi, de liberté, d'esclaves devaient exprimer la même chose à Londres et à Persépolis, pour les contemporains de Périclès et pour ceux de Washington. Dans les invasions des Lombards, des Saxons, des Normands, il n'y avait rien à voir de plus qu'un changement de dynastie; qu'une révolte dans la ligue Lom

ni

barde; que des concessions royales dans la grande charte et dans l'affranchissement des communes. C'est ainsi qu'à grand renfort d'abstractions, on privait l'histoire des secours que doivent lui prêter l'examen et l'expérience; qu'on la rendait ignorante du passé, abusée sur le présent, stérile pour l'avenir.

[ocr errors]

On conçoit que, tant qu'elles sont en jeu et menacées dans leur action, les passions peuvent nuire à l'impartialité; mais quant aux événements depuis longtemps consommés, il semblerait qu'il ne s'agit que de rechercher et d'exposer loyalement la vérité. Mais non: l'esprit de système et le préjugé faisaient descendre l'historien du poste élevé d'où il distribue l'infamie et la gloire, pour le mêler à de petites escarmouches, et lui suggérer des sophismes encore plus subtils que ceux dont auraient pu s'étayer les intérêts engagés dans la lutte. Pour recueillir ce qu'on appelait l'esprit des faits, on dénaturait les intentions, en créant des rapports arbitraires entre un premier fait et le caractère de ceux qui lui succédaient. L'historien, poëte dans l'antiquité, devint un avocat qui avait raison en proportion de ce qu'il savait mieux parler ou se taire ; car on ne récusait pas les faits, on les rapportait seulement à sa guise. En effet, exagérez certaines particularités; supprimez-en d'autres par des subterfuges habiles; faites briller ici une lumière, tandis que là vous renforcez l'ombre; admettez comme incontestables certaines traditions qui vont à votre propos, en même temps que vous déchaînez la critique contre celles qui vous gênent; déguisez le vide des faits par l'appareil des systèmes; tournez une vertu en ridicule, tandis que vous couvrez un crime de la sauvegarde d'un bon mot, il ne vous sera pas difficile de représenter Julien l'Apostat comme un héros et Grégoire VII comme un furieux; d'élever au ciel Dioclétien, qui renonce à l'empire du monde, et pour le même acte d'accuser de lâcheté Pierre Célestin.

Qu'il me soit permis de m'arrêter quelque peu sur cette école, car le mal qu'elle causa ne fut pas restreint à la seule littérature. Bien qu'elle soit déchue dans les pays les plus éclairés, je la vois encore inspirer dans quelques autres, tantôt des redites de société, tantôt des écrits auxquels, pour être applaudis comme des actes d'énergie, suffit le courage inconsidéré de traiter légèrement les choses les plus graves, de tourner en dérision les opprimés, et de lancer le sarcasme contre la religion, la liberté et les convictions profondes. Or, une assurance dogmatique dans les décisions,

T. J.

*

« AnteriorContinua »